3.2 Aya

Mon réveil sonne mais ne me surprend pas, mes yeux étaient ouverts déjà depuis plusieurs minutes face au lever du soleil à ma fenêtre.

Après la conversation d'hier, je ne peux m'empêcher de me demander si cette histoire hissera à nouveau mon chant funèbre. Après tout, personne n'a jamais eu la chance de ressusciter et je ne la mérite pas plus qu'un autre.

Siskann m'a redonné la vie, et il me la reprendra lorsqu'il n'aura plus besoin de moi, sa gentillesse est trompeuse. C'est le simplet de la manipulation pour se servir de quelqu'un. Mais je n'ai pas les capacités pour le vaincre et me sortir de cette emprise. Du moins, pas encore. Son âme bien plus puissante que la mienne, il peut sûrement reprendre le dessus sur mes choix et désires à l'instant où il le veut, et ce sans que je m'en aperçoive.

Alors j'ai décidé de finir notre conversation aujourd'hui et tenter d'éclaircir ces détails trop fâcheux pour moi.

- Siskann ?

Quoi ?

Il répond vite.

Maintenant que je connais son prénom, il reste à l'affût de ce que je pourrais entreprendre. Il a beau connaître mon alter, il ne le maîtrisera sûrement jamais autant que moi, et encore moins comme mère, c'est un avantage que je dois prendre compte.

Je sors de mon lit et me dirige vers la salle de bain pour me préparer. Il n'y a aucun bruit dans la maison, mère doit sûrement déjà être au travail tandis que mes frères sûrement rentrés chez père.

Mon histoire à beau être palpitante, ce n'est pas un justificatif pour s'absenter de leur fonction. Mon école a d'ailleurs été contacté pour prévenir que je reviendrai, une élève morte un jour mais qui resurgit le lendemain pour reprendre le cours de sa vie. C'est désolant et terrifiant.

L'idée de revoir mes professeurs et ma classe après ce que je viens de vivre me donne la nausée, sans parler des soldats royaux qui ne tarderont pas à venir m'examiner dans les prochains jours pour éclaircir ce périple.

La porte de la salle de bain claque derrière moi, j'en profite pour me déshabiller et sauter dans la douche chaude que j'apprécie bien trop.

- Si nous devons cohabiter, établissons alors quelques règles veux-tu ?

Et que proposes-tu ?

Je masse mon corps avec le savon tout en restant sous l'eau chaude, je me sens si bien que je n'ose y sortir même pour me savonner. Mes cheveux bouclés dégoulinent sur tout mon dos, ils sont lourds et collés, un shampoing ne leurs ferait pas de mal.

Je profite de ce temps de pause pour mettre en route mes réflexions et trouver ce qui m'arrangerait le mieux. Je doute de pouvoir avoir le dernier mot avec lui mais je peux lui imposer certaines conditions qui changeraient radicalement sa position sur moi.

- D'abord, c'est mon corps. Et donc je suis la seule à en avoir le contrôle.

Si je ne devais demander qu'une chose ça serait celle-ci ; garder la maîtrise de mon propre corps.

J'ai autre chose à te proposer.

C'est ce que je redoutais, il va proposer une condition qui l'arrangera lui mais qui m'obligera aussi à accepter. Une chose qu'il souhaite mais dont j'ai besoin. Quelle idiote j'ai été de croire que je pouvais lui imposer mon jeu.

Nous nous partagerons le corps, et je te laisserai le libre-arbitre.

- Comment ça ?

Tout montre à penser que c'est à mon avantage, employer le « et » au lieu du « mais » pour réduire l'impact de sa condition et me faire croire qu'elle n'est pas si dangereuse que je ne l'imagine. Une phrase simple, courte, de quoi me mettre en confiance. Mais je n'oublierai jamais la phrase de mère : 

« S'il t'a redonné la vie, ce n'est que pour son propre intérêt. »

Alors inutile de réfléchir, je dois imposer mes choix quoi qu'il arrive.

Je ne pourrai prendre le contrôle de ton corps que lorsque tu m'y autoriseras, ça te vas ?

- C'est ridicule, je ne t'y autoriserai jamais.

Ne soit pas si bornée, ce moment arrivera bien plus vite que tu ne le penses.

- Alors marché conclu.

Je préfère écourter nos débats, il a la fâcheuse habitude de vouloir prendre le monopole des possibilités et me contraindre à le suivre.

La première condition est donc à mon avantage, du moins je crois — et j'espère. Il n'a pas l'air de s'être abaissé à ma volonté vu le ton arrogant qu'il prend depuis le début de cette conversation. Mais le principal étant que je reste maîtresse de mon corps, c'est ce que je souhaitais le plus avoir et je ne m'attendais pas à ce qu'il coopère aussi aisément. A-t-il encore quelque chose en tête ?

En tout cas, moi oui.

- Autre chose : Tu devras répondre à tous mes appels, et me laisser venir ici comme bon me semble, ordonne-je en pensant au subconscient qu'il aime s'accaparer.

Cet endroit est son refuge mais également son panneau de centre de contrôle, en patientant ici il a le monopole de mon esprit. Si mon intuition de télépathe m'alerte, je dois être apte à contrer ses actions. Me méfier de lui et rester maître de moi-même est donc la meilleure solution pour le moment.

Siskann semble avoir déjà son plan en tête et je vois bien que mes conditions ne l'affectent pas autant qu'elles devraient.

Je sors de la douche et m'enroule dans ma serviette le temps de coiffer mes longs et ondulés cheveux noirs.

L'idée d'utiliser l'eau chaude pour me détendre et mieux appréhender la discussion était merveilleuse, grâce à ça j'ai pu garder mon sang froid et répondre calmement tout en réfléchissant. Si mon anxiété avait refait surface, Siskann aurait aisément tourné les conditions à son avantage sans que je puisse m'en rendre compte.

Soit, faisons cela. Autre chose ?

Son calme me semble bien suspect, je lui demande presque d'être à mon service mais ça ne le fait pas plus bronché que ça. Quelque chose m'échappe, mais si je ne sais pas ce que s'est ça ne m'avancera à rien.

- Tu acceptes bien des choses, pourquoi ? lui demande-je alors, sur un ton suspicieux.

Il se marre. Sûrement de ma crédulité face à la situation. La petite fille que je suis et qui pense avoir plus d'un tour dans son sac fait sûrement marche arrière depuis le début, il le sait.

Tu te méfies de moi, tu as raison. Toutefois, tant que tu n'auras pas la force de te comprendre, alors tu ne l'auras pas non plus pour me comprendre. Cesse de t'acharner, tu finiras par y voir clair.

- Je ne comprends rien... Et comment suis-je morte ? Je ne sais même pas ce qui m'est arrivée...

Il soupire.

Dans un accident.

- Non, pas que. Je me souviens vaguement d'un homme aux yeux rouges ou...

C'était un accident, Aya, rien de plus. Et puis, après ta mort, ton esprit s'est enfoncé dans des cauchemars post-traumatiques.

Très bien, sujet sensible apparement, autant pour moi que pour lui. Au moins, je peux mettre de coté ces visions horribles que j'avais sur ce mystérieux homme aux yeux rouges.

Siskann répond de manière peu enjoué, il semble lassé de devoir interagir avec moi alors qu'il se trouve dans mon corps. Et que sans mon corps il n'est rien d'autre qu'un fantôme. Mais ce simple fantôme m'agace. Sa voix m'agace, l'entendre me rabâcher des conseils m'agace, toute cette histoire m'agace. Il joue avec moi alors que je tente de sauver la vie qu'on m'a offerte, ou plutôt qu'il m'a offerte.

En repensant à ça, une autre question m'échappe.

- Pourquoi m'as-tu donné cette deuxième chance ?

Je ne sais pas encore si je dois le remercier pour son geste mais ce n'est sûrement pas gratuit, il est loin de ressembler à un être généreux.

Enfin une question utile. Tu vois quand tu veux. Trop réfléchir te fait perdre du temps. À quoi bon étiqueter des conditions alors que tu n'es pas au courant de ce qui t'arrives ?

Je grogne tout en démêlant mes mèches de cheveux. Les noeuds m'agacent aussi, je les brosse avec fureur en voyant à quel point j'ai été idiote d'engager cette discussion. Il a raison, je pose des conditions qui deviendront sûrement inutiles lorsque je m'imprègnerai du contexte, outre son prénom je n'ai aucune information sur lui. Pourtant de son coté, il a l'air de me connaître déjà par cœur.

Quel beau début de course pour moi, je démarre avec une entorse !

Mon reflet dans le miroir reflète exactement ce que je ressens, sourcils froncés et yeux glaciales, ma rage s'amplifie à mesure que je me répète sa remarque.

Je réfléchis trop, je pense trop, j'hésite trop, tout est trop quand on a un don comme le mien, équilibrer notre énergie est déjà difficile mais nous devons y ajouter celles des autres. Même sans y faire attention, un regard que je croise et j'en ressens les émotions, un iris trop persévérant et j'y discerne ses désirs.

L'une des caractéristiques de mon don est qu'il est imprévisible. Une fois que je croise un regard, il en devient ma cible. Père a quitté mère pour ça, mes amis m'évitent pour les mêmes raisons, mes voisins me saluent de dos par peur de croiser le moindre de mes yeux... Malgré ces difficultés je pensais au moins m'avoir cerné moi, mais je viens d'être remise à ma place en l'espace d'une petite douche.

Siskann, je te hais.

Une sonnerie mélodieuse mais résonnante m'extrait de mes pensées, m'empêchant de poursuivre ma conversation avec Siskann et recevoir la réponse que j'attendais le plus. Je n'aurais peut-être pas l'occasion de lui redemander, sa gentillesse n'est pas toujours très éveillée, ou bien est-ce le destin qui a choisi de me faire esquiver la réponse à ma question, me sauvant d'une vérité encore bien pire qu'une ignorance.

Moi et mère croyons fortement au destin. Nous voyons l'équilibre du monde de nos propres yeux et avons du mal à penser que ce n'est que le fruit du hasard, surtout lorsque l'on voit la beauté de l'être-intérieur qui nous rend si riche.

Dans notre monde, tout est fait pour exister, disait mère. De la plus petite molécule au plus large soleil, leur présence équilibre notre tout.

Je m'habille rapidement et descends les escaliers dans de grands bonds jusqu'à l'entrée. J'entre-ouvre la porte, méfiante, et passe ma tête au travers pour observer celui qui se trouve au pied de mon arbre, près des escaliers. Son sourire me comble de joie dès que je l'aperçois.

- Grand-père Rubane ? m'exclame-je en écarquillant les yeux. Que fais-tu donc ici ?

S'il est venu pour enterrement, c'est un peu tard?

Monsieur Rubane est le père adoptif de mère, il l'a recueillis à son début d'adolescence alors qu'elle avait été abandonné par ses propres parents. Mère n'a jamais voulu m'en apprendre la raison, c'est l'un des secrets qui lui restera dans la gorge jusqu'à sa mort. En tout cas, c'est ainsi qu'elle s'est retrouvée sous la tutelle de ce gentil Rubane.

Grand-père est un bibliothécaire et il a beaucoup joué dans l'apprentissage et la compréhension de notre don. Je ne lui en serai jamais assez reconnaissante pour m'avoir guidé alors que je voulais me retirer mon pouvoir par un sorcier. Ce pouvoir ci destructeur autant pour moi que pour les autres, je me haïssais lorsque j'étais enfant et à cause de ce don maudit que je porte.

Alors que mère me disait de suivre ma voie, grand-père m'a appris à aimer ce que je détestais. Il m'a enseigné l'art de ne pas rejeter ce qu'on ne maîtrisait pas, un acquis qui m'a rendu bien plus forte.

Mère et moi avons dû passer des nuits entières à pleurer en se demandant si vivre avec ce pouvoir était une meilleure chose que mourir. Dès notre plus jeune âge, nous étions engouffrées dans les ténèbres de la télépathie. Nous plongions dans les esprits de tout ceux que nous croisions sans arriver à en sortir.

Souvent, les émotions des autres se déversaient sur nous et nous succombions à leur acharnement. Maîtriser nos propres émotions est une chose, mais maîtriser aussi ceux des autres étaient un cauchemar. Nous ne savions plus qui nous étions, ce que nous ressentions, si ça venait de nous ou de la personne que nous avions croisé quelques secondes avant, tout se mélangeait.

- Rentrez, je ne vais pas vous laissez à la porte, souffle-je comme si l'on m'avait forcé à l'accueillir.

Ce n'est pas que sa présence me dérange, habituellement j'aurais sauté de joie pour sa visite surprise, mais depuis mon réveil je préfère diminuer mes fréquentations, autant familiales que les autres.

Montrer à Siskann ceux qui comptent pour moi, le savoir attentif à mes conversations et capable d'user son pouvoir malgré moi me terrifie, je n'ai pas confiance en lui et je doute qu'il est également confiance en moi. Pour éviter que l'honnêteté se retourne contre moi, je préfère minimiser les interactions et ne montrer à Siskann que le stricte nécessaire.

Même si ce monstre à accès à ma mémoire entière, je garde espoir qu'il n'y est pas encore eu l'idée d'y fourrer son nez. Depuis son apparition, je perds beaucoup d'intimité, physiquement comme mentalement, j'aimerais garder au moins quelques souvenirs pour moi.

Grand-père monte les escaliers avec une énergie débordante et son sourire barbu monte jusqu'aux oreilles. Son regard s'illumine au fur et à mesure qu'il s'approche de moi.

- Que me vaut votre visite, grand-père ?

Il s'assoit à notre table à manger en ne me quittant pas du regard.

- Je suis venue voir l'enterrement de ma petite-fille, toutefois avec le retard de mon navire je suis arrivé ce matin, pour sa résurrection apparement, ironise-t-il en pensant me taquiner.

Je repense alors à mère qui s'étouffait dans ses larmes tout juste hier, mes frères qui hurlaient en me voyant revenir sur la plage, tout ces gens dans des états extrêmes comme si le ciel s'était abattu sur leur tête. Grand-père aussi à dû pleurer, même si son visage heureux face à moi n'en montre rien.

- Et bien, le destin à bien joué ses cartes on dirait, vous voilà fasse à une vivante et non une morte, quelle chance, rie-je à mon tour.

Il me suit dans mon rire et me fait rougir.

J'avais oublié ce bonheur de passer du temps avec ses proches, d'oublier les problèmes et ne penser qu'à la joie présente.

Mais comme toute chose à une fin.

Mon sourire s'efface soudainement en imaginant Siskann observer cette discussion. Il doit lire dans les yeux de grand-père aussi, essayer de trouver une faille, une faiblesse qui jouerait de son coté. Rien que d'y penser, je me frotte les yeux par réflexe comme si ça allait l'empêcher de participer à la scène. Si je suis là, Siskann aussi, je ne dois pas oublier qu'il me surpasse dans bien des domaines.

Grand-père remarque mon visage s'assombrir et prend rapidement la parole.

- Enfin bon, ta mère m'a tout expliqué et elle m'a demandé de veiller sur toi le temps de trouver une solution, m'avoue t-il. Et puis demain tu retournes à l'école, j'aimerais être présent si...

Il ne finit pas sa phrase, pas parce qu'il en a perdu les mots mais parce qu'il n'a pas envie de me faire envisager cette option.

Et si ça se passait mal ?

- Je retourne à l'école alors que j'ai un monstre dans ma tête qui peut reprendre le contrôle mon corps comme bon lui semble ?

Ma phrase est sortie d'une traite et sans que j'y réfléchisse, peut-être un peu trop direct, d'ailleurs. Mais je n'ai plus le temps à la réflexion, je dois agir. Je dois trouver une solution avant que tout ne dégénère.

-   Aya-

- Non, pas de Aya, le coupe-je. Ce n'est pas Aya le problème, c'est Sis...

Je ne finis pas ma phrase, je ne peux plus. Ma voix s'étrangle toute seule et je me tiens ma gorge pour essayer de retirer ses mains invisibles qui l'enroulent. Mais il n'y a rien. Je m'étouffe toute seule.

Grand-père se lèvent rapidement pour m'aider à tousser.

Arrêtes ça...

Tu parles trop.

Je me sauve la vie !

Alors, fais-moi confiance.

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