23. Aya
L'an 4031, Époque Harmonieuse, Au revoir mère.
Rien n'a changé.
Ni les routes, ni les arbres, ni les villageois, ni le silence de la forêt, ni le calme du village, ni l'odeur d'humidité qui plane dans l'air, ni les regards persistants qui nous suivent depuis notre arrivée.
J'ai toujours détesté ce coté-là du village d'ailleurs, celui de connaître tout ceux qui le fréquentent et de faire fuir les nouveaux venus. Dans un endroit aussi reculé, difficile d'être bienveillant avec les touristes, surtout ceux qui se cachent derrière leurs vêtements.
Comme moi et Siskann qui essayons de circuler le plus discrètement possible.
Heureusement, nous avons opté pour une tenue camouflante ; une veste sombre dont la capuche est rabattue sur nos têtes, avec comme accessoire une paire de lunette noire. Nous n'avons pas les iris les plus discrets de la planète, et ce n'est pas mon village qui aura la bonté de ne pas nous dénoncer à la première occasion.
La nuit est tombée. À part quelques hommes errants, une grande partie des villageois est déjà au lit. Ce qui nous permet de traverser les ruelles sans encombre et rejoindre le plus bel arbre du village : le mien.
Lui non plus n'a pas changé.
Il est toujours aussi grand et large, sécurisant ma petite maison de bois accrochée à son tronc. Les volets sont fermés, mère doit déjà dormir. J'aurais aimé passer la nuit près d'elle, lui raconter mes péripéties et lui présenter Siskann.
Elle ne l'avait pas très bien accueilli la première fois, mais depuis ce jour-là, depuis ma résurrection, tant de choses se sont passées que j'aurais toutes les raisons du monde de lui faire aimer mon nouvel ami. Elle ne le connaît pas vraiment, après tout. Je suis sûr qu'elle comprendra ma décision, maintenant. Qu'elle le comprendra.
Je n'ai jamais présenté de garçon à mère, tout simplement parce que je n'en ai jamais fréquenté. Mon insociabilité et mon alter ont toujours été mes boucliers contre les nouvelles rencontres.
Bien que j'ai eu ma période de pleine recherche d'un prince charmant, elle n'a pas duré longtemps. Moins d'une semaine, je crois. Juste le temps de me rendre compte que je n'avais pas assez confiance en moi pour me présenter à quelqu'un et que fouiller son esprit était bien intéressant que l'embrasser. En fait, je ne voulais pas partager la vie que je menais très bien seule.
Que dire à son prince charmant quand on sait que son atout principal est de briser le psychisme des autres ? Pas très séduisant, je trouve.
Je ne pouvais pas faire comme mère et tomber amoureuse d'un homme à point de vouloir lui dérober sa mémoire, lui dicter ses décisions et importuner ses profonds désirs. Ça a causé le divorce de mes parents, je devrais en prendre exemple.
Je crois que ma famille n'est pas faite pour être en couple. Quel est donc notre devoir autre que fonder une famille ?
Puis Siskann n'est pas mon petit-ami, mère le verra comme un ami. Oui, un simple collègue de travail. Je n'ai pas à m'inquiéter de sa réaction sur le pourquoi je fréquente un homme aussi beau que lui et pourquoi nous sommes aussi complice. Surtout que la réponse n'est pas très originale : il était et sera toujours dans ma tête. Et puis je le connais autant par cœur qu'il me connaît, c'est ainsi qu'il est devenu la personne la plus chère à mes yeux.
Après mère, bien sûr.
- Aya ? On rentre ?
Je cligne plusieurs fois des yeux pour revenir à la réalité et aperçois mon ami au pied de l'escalier de la maison. Il attend que je le rejoigne pour pouvoir monter. Dans une grande inspiration, je fais le premier pas sur cet escalier et le gravis avec tension. Je retourne chez moi, là où tout a commencé. Là où Siskann est apparu pour la première fois dans mon esprit.
En parlant de ce dernier, il dépose sa main sur mon épaule pour m'apaiser. Ce qui fonctionne légèrement et me permet de poursuivre mon ascension jusqu'à la porte d'entrée.
De l'extérieur, tout semble vide et abandonné. Les volets ont l'air d'avoir été fermé depuis plusieurs jours, tout comme les fleurs fanées qui se déversent sur les rebords des fenêtres. Je n'y prête pas attention et lance un ridicule jet d'éclair sur la poignée pour la faire exploser et pouvoir entrer. Ça fait bien longtemps que j'ai perdu les clés de la maison, je n'avais pas d'autres choix. Mère trouvera une autre serrure.
En entrant dans la maison, l'absence de lumière m'intimide et j'attrape le bras de Siskann avant de m'engouffrer dans cette terrifiante pénombre.
Mon ami allume alors l'ensemble des bougies grâce à un petit filet électrique qui s'est faufilé à travers les pièces. Tout semble plus chaleureux tout d'un coup, je peux presque m'y sentir de nouveau chez moi.
Comme prévu, mère doit être déjà au lit.
Je fais donc signe à Siskann de m'attendre dans le salon le temps que je monte dans sa chambre. Il acquiesce peu serein, comme si quelque chose le tourmentait, mais ne dit rien.
Il me caresse rapidement les cheveux avant de se diriger vers la bibliothèque du salon — comme si c'était surprenant, il me ressemble tellement que c'est le premier endroit qui l'intéresse lorsqu'il entre quelque part.
De mon coté, j'accours à l'étage pour rejoindre la femme que j'aime le plus au monde. Je retire au passage ma veste que je lance sur le sol tout comme mes lunettes, je n'ai plus besoin de me cacher, ici je suis chez moi.
À l'instant où j'ouvre avec fracas la porte, espérant réveiller mère avec le simple bruit qui a bien failli faire trembler les murs, je me retrouve tétanisée.
Mère est là, oui. Mais pas dans son lit.
Accrochée au mur, les membres découpés de son corps comme une poupée en stade de création, mère est bien là, devant moi. Elle fait office de tableau de décoration dont le sang, séché sur le bois du mur depuis plusieurs jours, laisse d'affreuses rivières jusqu'au sol.
Mère est là, oui. Mais morte.
Elle est là, mais ne me voit pas, ne m'entend pas, ne bouge pas, et ne respire pas non plus. Il ne reste que son cadavre agrafé sur le mur au-dessus de son lit, démantelé comme un puzzle. Son regard autrefois d'un gris effroyable est vidé, il ne reste plus rien de ce qu'elle représentait à mes yeux.
Mon regard se lève doucement vers un petit rond rouge clignotant vers le plafond. Une caméra. Une caméra de surveillance minuscule est accrochée à l'angle de la chambre et est complètement dirigée vers moi. Ils m'attendaient, c'était un piège. Et mère servait d'appât.
Tout est ma faute, elle est morte à cause de moi. La torture est si dur à avaler que je m'effondre à genou et tremble comme un séisme prêt à fendre le monde en deux.
Mais je ne voudrais que ça, à cet instant. Je voudrais réduire cette maison en pièce, ce village en cendre et ce monde en un cimetière géant. Je voudrais faire payer mes voisins de ne pas être intervenu, les Protecteurs de ne pas l'avoir protégé, le Royaume de ne pas avoir pu l'éviter. Tout le monde à sa part de faute, alors que mère ne faisait que sauver ses clients, dans un village au milieu de nul part, un monstre s'est fait un malin plaisir à lui infliger une mort aussi atroce.
Mais je sais que ce n'est pas à mère qu'ils en voulaient, ce n'était pas elle la cible principale, c'était moi. Ils ont tué la mère pour avoir la fille, comme une traque terrifiante. Et qui pourrait m'en vouloir à part les Yurii ? Ils veulent Siskann, mais pour lui mettre la main dessus il me faut moi, et pour m'avoir il faut m'appâter. Mère a servi d'appât.
Mes larmes s'écoulent et me brouillent la vue, mes ongles s'enfoncent férocement dans le sol et un énième sanglot vient interrompre ma respiration.
À quoi bon faire tout ce chemin pour voir nos espoirs s'éteindre ? Je voulais être comme mère, je voulais réussir comme elle, je voulais lui montrer que je n'étais plus l'enfant anxieuse qu'elle connaissait si bien. Mais à quoi bon avoir évolué si je ne peux plus rien lui montrer ? Je me suis battue toute ma vie pour espérer un jour avoir la fierté d'être sa fille, mais tout ceci n'a plus aucun sens.
Sans même vraiment m'en rendre compte, je peux apercevoir Siskann devant moi qui m'enlace. Il me serre contre lui et me parle mais plus rien ne compte à présent. Vivre n'a plus de sens. Pour qui dois-je me battre ? Pour moi ? Non, je vivais pour mère, certainement pas pour moi.
Mon corps refuse de fonctionner, je suis si vide. Aucune pensée. Aucune émotion. Aucune envie. Juste le vide. Et mes larmes qui tracent des tranchées glaciales sur mon visage.
Siskann me secoue les épaules et me hurle des mots que je ne comprends pas, je refuse de les entendre.
Je veux seulement me libérer de ce poids qui me pèse depuis plusieurs minutes. Quelque chose qui m'empêche d'exprimer la souffrance que je ressens à cet instant. Une boule étouffante qui se forme dans mon cœur. Comme s'il y avait une chaîne d'acier enroulée autour de ce dernier et que je tentais de la cisailler. Je dois briser cette chaîne. C'est le seul moyen que j'ai de réagir à ce que je viens de comprendre.
C'est-à-dire, réagir face à la mort de mère.
Une explosion électrique violette se libère de moi, elle se déchaine dans la pièce et projette Siskann contre le mur. Les meubles s'effritent et les tableaux s'écroulent au sol. Les fenêtres éclatent sous la pression, laissant jaillir mes éclairs à l'extérieur.
Il n'a suffi que de quelques secondes pour que les murs se brisent en miettes et fasse disparaître ma maison. Il ne reste plus rien, seulement moi, ce minuscule bout de plancher sous moi et ma tristesse.
Le tronc de l'arbre sur lequel mon chez-moi était, tremblent jusqu'à ses racines. Mes éclairs frappent le village tout entier à une vitesse ahurissante, leur puissance détruit tout sur leur passage et les premiers cris des habitants se font entendre. La seule chose qu'il me reste est ce mètre carré du plancher de ma maison sur lequel je suis agenouillée. Le dernier souvenir de mère.
Siskann ne tarde pas à me rejoindre et s'accroupis devant moi en prenant son visage entre mes mains.
Toutefois, mon regard le fuit, mes yeux sont perdus dans le vide que la mort de mère à créé. Je ne contrôle plus rien, ni même les éclairs qui incendient le village comme le ferait un feu dans un champs asséché. Tout s'embrase, des flammes immenses naissent et ravagent tout sur leur chemin. Les villageois courent dans tous les sens en hurlant, les enfants pleurent, les personnes âgées s'assoient et attendent que la mort les saisissent.
Mère est morte, la plus belle des femmes a été tué. Alors pourquoi eux auraient-ils le droit de vivre ? La question reste sans réponse dans ma tête, et ça me suffi à laisser ce massacre se poursuivre.
Plus les minutes passent, plus la tempête violette s'accroît. Les éclairs atteignent le ciel et frappent sur les arbres alentours, le vent se déchaîne et emporte sur son passage tout les corps sans vie qui traînent dans les rues du village. Je peux même entendre le bruit de moteurs électriques au loin, cachés dans les nuages. Des renforts arrivent, des vaisseaux du Royaume sûrement, mais je ne m'en préoccupe pas. Ils goûteront à ma souffrance.
Soudain, tout se calme à l'instant où des lèvres chaudes se déposent sur les miennes.
Mes tremblement s'affaiblissent et mes éclairs avec, le vent semble même se dissiper tout comme les battements de mon cœur qui ralentissent. Durant quelques secondes, j'ai l'impression que le temps s'est arrêté, que tout ceci n'était qu'une illusion, que cette tyrannie n'était qu'un mauvais rêve.
Puis, alors que le baiser que je ressens s'accentue, je comprends que c'est celui de Siskann. Il est face à moi, agenouillé aussi, ses mains referment mon visage et m'oblige à accepter ce qu'il me donne. Et il me donne tout. L'une de ses mains se déplace jusqu'à mes cheveux qu'il caressent délicatement. Il m'embrasse avec délicatesse et m'empêche d'y échapper. Je ne peux que l'accepter, et je ne le refuserais pour rien au monde.
Mais chaque bonne chose a une fin. Siskann se retire tout en gardant son visage proche du mien. Il reprend sa respiration et lève les yeux vers moi.
- Je suis désolée, Aya... Il le fallait, pour te sauver, murmure-t-il.
Non besoin de lui répondre pour qu'il comprenne que ça a fonctionné. Le silence est retombé dans le village. Bien qu'il y est eu peu de survivants, la tempête s'est complètement dissipée et a laissé place à un calme apaisant. Était-ce une manière pour moi d'encaisser le deuil de mère ? Tout détruire pour mieux accepter la douleur, tuer pour venger nos pertes, rendre la monnaie d'échange sans pitié, faire aux autres ce qu'ils nous font... Est-ce de finir ainsi que nous sommes tous destinés ? Peu importe la réponse, je ne peux plus revenir en arrière.
- J'ai mal, Siskann...
Mon cœur brûle, il tape contre ma cage thoracique comme pour fuir. J'ai envie de l'arracher, de laisser mes peines et souffrances au sol, de faire payer au monde cette douleur qu'ils ont fait naître en moi.
Mes yeux observent soigneusement l'armée de vaisseau qui traversent les nuages sombres au-dessus de nous. Les deux mains tendues vers eux, j'inspire profondément. J'expire. Puis l'orage gronde. Mais pas n'importe lequel, et ce n'est pas le mien, ni celui de Siskann. Une pluie glacée et acide s'abat sur nous, mon camarade a tout juste le temps de former une protection invisible au-dessus de nos têtes pour nos protéger. Les petites goûtes meurtrières glissent autour de nous comme si un dôme invisible s'y trouvait.
- Pas maintenant, Aya, me confie Siskann à l'oreille, ses deux mains attrapant fermement mon visage. Mais bientôt, je te le promets.
Sur ses mots, il se tourne vers les vaisseaux, toujours la capuche sur la tête, et tend ses bras vers l'ennemi au ciel. J'abaisse les miens, voyant qu'il reprend aisément le relais.
Puis chaque engin volant s'arrête en plein vol, comme si le temps s'était figé de leur coté. Une vaste fumée noir aux éclairs violets se apparaît derrière-eux et prend de l'ampleur. Elle s'enroule sur elle-même jusqu'à former un tourbillon gigantesque dans le ciel et d'aspirer tous les vaisseaux. Je peux apercevoir de nombreux soldats sauter à temps des engins en parachute. D'autres s'échappent en volant jusqu'à nous grâce à leur pouvoir, à des ailes ou des réacteurs à leurs pieds. Et ils foncent droit vers nous, à toute vitesse.
Je me lève, me préparant à me battre, mais Siskann m'en empêche. Il m'attrape le bras et nous fait traverser tous les deux un portail jusqu'à notre maison de refuge. Voyant ma chambre et mon lit, je grogne de frustration.
- Pourquoi on les a pas tué ! Pourquoi on a fuit ?!
Siskann ne répond pas et retire sa veste calmement tout en me tournant le dos.
- Réponds-moi, insiste-je tout en me plaçant face à lui. Pourquoi mère est morte et pas eux ? Pourquoi elle a pu mourir et eux ne peuvent pas ? Pourquoi, Siskann...
Ma voix se brise, l'adrénaline redescendue je commence à y ressentir mes souffrances atroces. La mort de mère à creuser un gouffre dans mon cœur que je n'arriverai jamais à remplir. Je suis en soif de vengeance, je ne rêve que de ça depuis tout à l'heure. J'ai besoin de défendre la seule personne qui m'a toujours soutenu, j'ai besoin de lui prouver mon amour comme elle l'a toujours fait envers moi. J'ai besoin de mère. Mais elle n'est plus là, alors je suis perdue. Je n'ai même plus de raison de vivre.
Mon ami me regarde silencieux, s'abreuvant avec soin de toutes mes sombres pensées. Ma rage saccade ma respiration et j'ai l'impression d'être une bombe à retardement. J'ai envie d'abattre tout le monde, si ce n'est m'abattre moi-même au passage. Car sans mère, je ne vaux plus rien.
- Arrête, Aya... souffle-t-il tout en me regardant.
Les larmes coulent sur mes joues sans que je puisse les retenir.
- Comment tu as fait pour te relever après tout ce que tu as subis...?
Surpris par ma question, il me prend soudainement dans ses bras, déposant son menton sur le haut de mon crâne. Mes pleurs se poursuivent alors que les larmes mouillent son t-shirt. Lui a vécu bien pire, il a lui-même abattu sa propre famille. Pourtant il est debout devant moi, fort et courageux comme il l'a toujours été. J'aimerais tellement être comme lui.
- J'ai un devoir à accomplir, Aya. Et je me relèverai tant qu'il ne le sera pas, dit-il tout en embrassant mon front.
Je reste muette, appréciant son baiser délicat du mieux que je peux. Notre proximité est nouvelle pour moi et heureusement je n'ai pas la force de m'y opposer. Je préfère le laisser faire, accepter son réconfort et essayer d'atténuer mes douleurs.
- Si tu veux une chose dans ta vie, tu dois l'obtenir quoi qu'il en coûte, poursuit-il. Et aucun obstacle ne devra s'y opposer, même pas la mort.
Je lève mon visage vers lui, observant ses iris majestueusement violets. Nos lèvres sont si proches que je peux sentir son souffle sur ma peau, et ma concentration faibli. Puis un sourire naît sur son visage et mon regard se fige sur ce dernier. Siskann semble apprécier, il ne dit rien et attend patiemment ma réponse.
- Je veux la venger, murmure-je, levant les yeux vers les siens pour montrer ma détermination.
Son sourire s'agrandit et devient malicieux.
- Alors nous avons le même devoir, Aya...
Puis ses lèvres se pressent sur les miennes. Mélangeant nos envies, nos peines, nos passions, nos âmes et nos devoirs. Car aujourd'hui, je veux enfin la même chose que lui : Mettre fin à la Dynastie Yurii.
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