22. Siskann
L'an 4031, Époque Harmonieuse, Nous deux.
Petra.
Il me semblait ne plus me souvenir de cette femme. De son visage devenu si flou avec le temps, d'entendre sa voix que je croyais éteinte, de ses yeux dont je n'aurais jamais pu me passer auparavant. Mais aussi ses tenues virevoltantes qui l'obligeaient à tournoyer exagérément pour faire soulever ses volants, son humours osé et ses questions déplacées.
La femme que j'aimais finalement. Et que j'ai failli oublier.
Maintenant qu'elle me revient, ma gorge se noue, mes yeux se mouillent et je me surprend moi-même. Mon corps réagit sans que je puisse le consoler de cette peine qu'il s'était promis de se détacher. Les siècles sont passés et, inconsciemment, j'ai sûrement fini par me résoudre à devoir vivre sans elle et poursuivre le rêve qui l'animait tant.
Mais comment se fait-il que ces souvenirs soient réapparus en présence de Aya ? Est-ce elle, son esprit, qui m'a projeté dans les tréfonds de ma mémoire ?
Petra était parfaite, et ce n'était pas simplement par son physique. Les sentiments que j'éprouvais pour cette femme n'ont jamais eu d'égal, je l'admirais et la chérissait à point de vouloir me sacrifier pour son existence. Son pouvoir était si grand, son ambition, son optimisme, sa ténacité et son avidité dépassaient bien tout ce que j'avais pu voir auparavant.
Et c'est beaucoup de le dire, moi qui ai fréquenté le palais royal durant une bonne partie de ma vie, je n'avais jamais vu une personne aussi acharnée que Petra.
Personne ne l'égalait. Même moi.
Et pourtant c'est elle qui est morte. C'est elle qui m'a abandonné, qui m'a laissé entre les mains les clés pour accomplir notre devoir qu'on s'était promis d'aboutir ensemble.
J'étais tellement brisé par sa disparition, surtout en sachant ce que prévoyait les Yurii de faire d'elle, que mon passe-temps en tant qu'assassin s'est transformé en génocide humanitaire.
Je voulais annihiler le monde de la magie, les Yurii étaient loin d'être les seuls coupables. Tous les magiciens étaient devenus mes ennemis. Je ne pensais plus par moi-même, c'est ma haine qui avait les rênes et mon pouvoir se déchaînait sans limite. Tout ça pour une femme. Et c'est dingue les profondeurs que l'on peut atteindre par amour. Tomber toujours plus bas, comme si nous ne méritions plus de tenir debout.
Toutes mes peines que j'éprouvais depuis mon enfance, les injustices, les tortures infligées, tout ce que j'ai dû retenir caché au fond de moi, tout ce petit monde de rage et de destruction a fini par sortir.
Et lorsque cette haine est sortie, lorsque j'ai entamé la tuerie que le monde appelle « Grande Chute » , je savais que la marche-arrière était devenue impossible. Si Rika n'avait pas levé la main sur moi ce jour-là, s'il n'avait pas mis de coté sa pitié et son amour fraternel, le monde aurait sombré avec moi. Il devait me tuer pour sauver le monde. Et malgré tout ça, je reviens pour poursuivre ce massacre, n'apprenant toujours pas de mes erreurs. Car je ne peux pas être le seul punis.
Si je tombe, tout le monde tombe.
Je me réveille en sursaut, en même temps que Aya près de moi. Retirant doucement ma main de la sienne, je me frotte les cheveux comme pour retrouver mes esprits. Je transpire et mon cœur s'agite, je suis obligée de me lever du lit pour ouvrir la fenêtre. Le vent me fouette le visage et la neige entre dans la chambre mais au moins je peux respirer. Aya me suit discrètement et se place près de moi, dos à la fenêtre pour pouvoir m'observer. Je n'avais jamais fait attention à la ressemblance étonnante entre ses yeux et ceux de Petra. La même couleur, le même éclat, la même puissance.
- Ça va...? me demande-t-elle alors que rien ne va.
Je n'ai jamais vraiment su qu'elle était l'alter de Petra d'ailleurs. Elle refusait de me le confier, elle disait que ça ruinerait tous ses efforts et que c'était la principale raison de son existence : camoufler son pouvoir. Je n'ai jamais insister, par amour pour elle et par respect. Toute manière, avec moi à ses cotés elle n'avait pas vraiment besoin de savoir se défendre. Je le faisais pour elle.
- Non, ça ne va pas. Comment t'as fait pour voir ce que je ne voulais pas que tu vois ?
Au moment où nos mains se sont touchées, où l'esprit de Aya s'est introduit en moi, j'ai complètement perdu le contrôle de ma mémoire. Comme si Aya avait aussi son mot à dire dans ces souvenirs, qu'elle avait choisi de visualiser ceux-là et pas d'autres. Ça me semble inconcevable vu qu'elle n'a pas la main sur mon esprit, elle n'en est pas capable.
Pourtant le résultat est là, sa présence m'a boulversé et a éveillé trois souvenirs que j'avais soigneusement refoulé en moi. Elle a pu accéder à trois souvenirs que j'ai toujours voulu oublier. Les pires. Les seules fois où j'ai voulu briser ce monde cruel dans lequel je vivais. Pour toutes réponses, Aya hausse les épaules.
- J'aime bien Petra, elle est belle, dit-elle. Mais je déteste ta famille, tu es mieux sans. Puis moi aussi je n'aime pas trop mon père, tu sais. On est deux au moins. Je crois que les pères sont tous pareilles.
Elle arrive à m'arracher un sourire. Peu importe la situation, elle arrive toujours à retourner la situation de façon enfantine. Ce que je trouve tellement mignon et finalement réconfortant. Je préfère ça qu'un « désolée pour ça » ou pire « tu ne méritais pas ça ». Aya ne dirais jamais un truc pareille, elle est bien trop insensible pour ne serait-ce qu'avoir de l'empathie.
- Au moins on est sur la même longueur d'onde, souffle-je.
Ses mains se posent sur mes bras pour me maintenir face à elle. Sa peau froide contre la mienne brûlante forme un contraste impressionnant qui me fait frémir.
- C'est pour elle que tu t'en es pris au monde entier ? demande-t-elle subitement, le regard rivé au mien.
Impossible de fuir sa question, je ne peux pas lui donner l'occasion de douter de moi. Si je veux sa confiance, je dois laisser une place aux aveux. Même si lui confier mes faiblesses, mes douleurs et mes peines est difficile pour l'homme distant que je suis, il le faut. Aya doit savoir. Pour la garder près de moi, elle doit me connaître.
- Je n'en veux pas à tous, j'en veux aux Yurii. Mais ils sont la figure du monde, alors je détruirai tout ce qui les représentera.
Aya est imperturbable, son regard ne se détourne pas malgré toutes les horreurs que je lui confie. Elle a vécu les souvenirs en même temps que moi, elle m'a vu abattre ma famille, Urimii, Loana, son enfant et tellement d'autres. Pourtant son visage est impassible, seulement compréhensif et attentif à mes paroles.
- Petra était la seule personne qui me restait et qui me comprenait comme aucun de ma famille n'a su le faire. Et même elle, ils ont réussi à me la prendre, poursuive-je. Nous agissions ensembles dans l'ombre, nous traquions les Protecteurs Dynastiques et essayions d'approcher les Yurii. C'était elle qui me ramenait toujours sur pied quand je laissais la rage m'envahir, elle me rappelait que seuls les Yurii étaient coupables et qu'il fallait rallier le reste du monde à sa cause. Mais Petra était un peu trop ambitieuse pour ce monde néfaste dont rien ne réussit jamais. Les Yurii ont engagé des chasseurs de prime pour la tuer durant mon absence.
Dans un soupire trahissant mon mal-être, je conclue :
- Si j'en veux au monde entier, c'est parce qu'ils méritent tous de sombrer avec moi.
Elle déglutis, discrètement mais je le remarque. Ses mains resserrent mes bras inconsciemment et je laisse son corps régir instinctivement à mes paroles. Étant à moitié aussi dans sa tête, je peux sentir son esprit perturbé. Elle hésite, cherchant à savoir si elle doit me suivre ou fuir. Pourtant il est déjà trop tard pour elle, Aya est mienne et elle le restera peu importe sa décision.
- Comment comptes-tu anéantir les Yurii alors que tu n'en as pas été capable la première fois que tu les as affronté ?
Ah.
Un sourire s'étire gracieusement sur mon visage devant ses paroles, sans même faire attention au sens de sa question. Car j'en ai rien à faire, à dire vrai je suis excité à l'idée qu'elle me suive de son plein gré. Cette fille est finalement imprévisible, son état change de tout au tout, son esprit même à du mal à suivre la cadence. Je comprends pourquoi la plupart la redoute, elle est capable de tout. Si elle le veut, elle le fera. Et Aya est assez puissante pour réaliser tout ce qui lui passes par la tête. Exactement comme moi je l'étais. Inconsciemment, mon regard glisse sur ses lèvres légèrement entre-ouvertes.
- Siskann, dit-elle, remarquant mon aisance.
Je souris d'avantage et me reprend en reculant légèrement. Elle n'avait qu'à pas être aussi proche, et surtout me dire exactement ce que je veux entendre.
- Avec Petra, commence-je d'un ton redevenu sérieux, on a découvert que les Yurii s'appropriaient les alters d'autres magiciens. Et ça depuis des siècles. Ils tuent les plus forts d'entre-nous pour voler leur pouvoir et agrandir le leur. Ce sont des pilleurs, des escrocs depuis la nuit des temps, et personne ne s'en est jamais rendu compte.
Si y a bien une chose à retenir de mes recherches avec Petra, c'est cette annonce. Nous savons dorénavant que les Yurii sont aussi puissants grâce à tous les meurtres qu'ils ont prémédité pour voler les alters de leurs victimes, ce qui est un acte horrifiant. Le mensonge est d'ailleurs colossal, leur règne entier repose sur leur cruauté. Tuer un innocent pour voler son pouvoir par simple égoïsme est terrifiant.
- On ne sait pas encore comment ils se démènent pour y arriver, mais on sait déjà qu'ils sont pratiquement invincibles. Depuis le temps que leur lignée existe, ils ont eu largement le temps d'emmagasiner un tas d'alters... Va savoir combien ils en possèdent aujourd'hui.
La mâchoire de Aya se décroche et je compatis. N'importe qui aurait jeté l'éponge contre un adversaire de cette taille. Mais moi et Petra savions que dans chaque force se trouve une faiblesse encore plus profonde.
- Seule une collection d'armes est capable d'abattre un membre Yurii, et ce sont les Reliques, conclue-je.
Ces fameuses armes que je cherche depuis ma résurrection, elles ont été conçu pour tuer la famille royale en personne. Pourquoi ? Comment ? Aucune idée, mais nous savons que c'est possible. Petra utilisait régulièrement le sabre du jugement qu'elle avait elle-même trouvé, et j'ai pu tuer un Yurii rien qu'en le transperçant. Aucun de leur alter ne peut arrêter ces armes, elles sont faite pour être servies contre eux.
- C'est pour ça que t'as tué mon ami ? demande Aya.
Je lève le regard vers elle, plissant les yeux face à sa question hors-sujet.
- Hein ?
- Amar. Tu l'as tué pour avoir l'emplacement de ton sabre, pour ensuite pouvoir tuer les Yurii avec.
Pas si hors-sujet finalement. Mal à l'aise d'être coupable de ses propres douleurs, je me mords la lèvre inférieur.
- Je comprends mieux, ajoute-t-elle simplement.
J'ai évité de peu la crise de reproches pour avoir tué son ami d'école. Mais disons que sa mort nous aidera à anéantir les Yurii, c'était une mort honorable. Bien que j'aurais pu l'éviter, je ne supporte pas passer pas quatre chemin. Si je peux retirer ceux qui me dérange, alors pourquoi m'en empêcher.
- Mais... et Rika dans tout ça ?
Elle est forte pour poser les questions irritantes, elle est même indétronable là-dessus. Je reste un instant à la regarder, espérant qu'elle change de sujet mais elle est trop bornée pour ça. Et c'est dingue à quel point ses plus grands défauts peuvent autant m'exciter que m'enrager.
- Rika n'est plus de la partie depuis longtemps, me contente-je de répondre.
Mais ça ne lui suffit pas, évidement.
- Ça veut dire quoi ça ? Il vit au palais, il doit bien être au courant.
- S'il est au courant et qu'il reste fidèle aux Yurii, c'est qu'il tolère ce massacre injuste, rétorque-je.
Tout en croisant les bras, elle s'adosse à la fenêtre et plisse les yeux pour réfléchir. Ce débat risque de s'éterniser si je n'y mets pas un terme, et j'aimerais que certaines questions ne soient pas posées.
- Il est forcément au courant. Rika n'est pas bête... Tu penses qu'il a un plan en tête ? Quelque-chose de personnel.
Ce type de question par exemple, voilà ce que je voulais éviter. Aya est trop curieuse et lorsqu'elle est fasse à un problème, elle cherche à tout prix la réponse. Quitte à fouiller dans les esprits de chacun et briser tout ceux qui se dressent devant la solution attendue, elle ira jusqu'au bout.
- Peu importe ce qu'il veut, il ne l'aura jamais, tranche-je.
- Et si ce qu'il voulait était ce que tu voulais aussi ?
- On a jamais voulu la même chose, c'est pas aujourd'hui que ça changera.
- Non, je-
- Aya, tu ne connais pas mon frère.
Un sourire apparaît sur son visage alors que le mien s'assombrit. Elle m'insupporte tellement parfois.
- C'est bizarre, il m'a dit la même chose à propos de toi la dernière fois que je l'ai vu. Mais moi, je crois que c'est plutôt vous qui ne vous connaissez pas. Et tu feras beaucoup moins le malin quand tu apprendras que Rika est le pion principal de ton plan, ainsi que tu l'es dans le sien.
Ma mâchoire se serre et je passe ma main dans mes cheveux pour calmer mes nerfs. Cette conversation doit se terminer avant que je n'en veuille à nouveau au monde entier. Aya continue de sourire bêtement et observe attentivement ma colère intérieur, comme si me voir rager de ses paroles la satisfaisait.
Après tout, la voir dans cet état me plaît également.
- Mais tu as raison, ajoute-t-elle plus sérieusement. Il y a encore beaucoup d'informations manquantes dont nous sommes les seuls capables de trouver. Et je veux t'aider dans ton plan, Siskann.
En effet, les incohérences sont nombreuses. Comme par exemple la puissance des Yurii qui pourraient agenouiller le monde entier alors qu'ils se contente que d'un seul Royaume. Ou bien savoir d'où viennent leurs peurs de m'affronter alors que je n'aurais jamais le niveau pour les battre. Sans parler de la place de Rika dans cette affaire. Aya a raison au fond, il est sûrement au centre du conflit depuis le début mais sûrement pour son propre intérêt. Rika a toujours fonctionné ainsi, agir pour lui avant d'agir pour les autres. Pourtant c'est un Protecteur, et le Général qui plus est.
Mais quelque chose d'important doit se cacher derrière tout ça.
Les Yurii voulaient avoir notre héritage pour avoir des membres de leur lignée avec notre alter. Voilà pourquoi nous étions tous forcés de se fiancer avec leurs descendants. Peut-être qu'ils avaient également prévu de nous tuer pour voler notre pouvoir ensuite. Mon alter est le seul capable d'atteindre la puissance d'une bombe atomique, le seul pouvant mettre un terme à l'humanité si son utilisation est excessive et néfaste. Les Yurii ne pouvaient pas passer à coté de ça.
Eux qui refusaient de parler du passé je pense savoir pourquoi. Ils veulent unir tous les territoires et se placer au sommet, ils veulent être les dieux d'un peuple homogène et faible. Voilà pourquoi ils se sont chargés de voler les plus forts alters, car ils savent qu'au fond ceux qui sortent du lot ont le pouvoir de destruction. Chaque être puissant a le choix : Sauver ou détruire ce qui l'entoure. Lors de l'ancienne ère, les puissants gouverneurs ont choisis la destruction.
Mais aujourd'hui, les Yurii voulaient être les seuls à avoir ce choix. Bien que l'idée soit ambitieuse et juste, elle n'est en rien bienveillante. Les Yurii nous prive de nos libertés, de nos droits, et nous inculquent des devoirs de citoyen redevable.
Ce que je ne comprends pas c'est pourquoi Rika est encore là-bas. Que mijote-t-il aussi ? Et quel lien pouvons-nous avoir dans nos objectifs ?
- Et pourquoi ne pas se rallier à ton frère ? demande subitement Aya.
Oh je vais la tuer.
Elle ne sait pas tenir sa langue, surtout lorsqu'elle sait que certains sujets m'affectent plus que d'autres. Mais non, Aya ne se préoccupe que d'elle et de ses interminables interrogatoires. Pas une seconde elle se demande, parmi toutes les questions qu'elle a en tête, pourquoi je refuse de parler de mon frère. Pourtant je suis dans son esprit et j'en vois des questions défiler. Mais aucune sur mon potentiel avis sur les sujets qu'elle veut mettre sur table.
Aya a une question, Aya veut une réponse. Fin.
Je soupire bruyamment et m'assois sur son lit en la dévisageant.
- Pourquoi pas se rallier aux Yurii tant qu'on y est, grommelé-je.
- Je ne rigole pas, Siskann. Je suis sûr qu'il pourrait comprendre.
Elle s'approche de moi tout en monologuant :
- Puis deux Saba vaut mieux que un. Surtout qu'on a aucune Relique encore, et que t'as dit que c'était là seule solution pour vaincre les Yurii. Donc à ce stade, tout est encore possible. Comme rallier Rika à nous.
La prochaine fois qu'elle prononce les mots « rallier » et « Rika » dans la même phrase, je l'insulte.
- Et tu trouves que se fier à mon frère qui a toujours voulu ma mort est plus simple que retrouver les Reliques ? m'énerve-je.
Elle hausse les épaules, comme si la réponse était relative. Comme si le choix était là. Comme si rallier mon foutue frère à mon devoir était une option à prendre en compte. Cette fille est complètement folle, et plus que moi.
- Aya, change-je de sujet, il y a six Reliques. Et chacune d'elles sont assez coriaces pour contrer le pouvoir des Yurii. Petra connaissait l'emplacement de cinq d'entres-elles. Ça suffira amplement pour la suite.
Je me lève du lit pour partir, voulant absolument fuir ses prochaines questions. J'ai besoin de silence.
- Reposes-toi, conclue-je. Tyko se chargera de récupérer le sabre, ça sera plus simple. Ça nous fera au moins une Relique.
Mais Aya n'a l'air de vouloir conclure cette journée, elle repousse le silence dont je rêve pour ajouter :
- Je voulais te demander : Est-ce que tu penses que je pourrais revoir mère ?
Je m'attendais à n'importe quelle autre question que celle-ci, pourtant elle semble évidente. Aya n'a plus vu sa mère depuis presque un mois, nous avons fuit le Royaume de Sola bien trop rapidement et n'avons eu aucune de ses nouvelles. Je savais qu'elle me demanderait d'y retourner, et même si c'est fortement risqué je ne peux pas lui refuser. Peut-être que sa mère se ralliera également à nous, qui sait. Deux Aya, deux pouvoirs puissants, deux fois plus de chances de réussir.
- Très bien, changes-toi alors. Je t'attends en bas.
Sur ce, je sors de sa chambre et l'entends tout juste pousser un cri de joie avant de refermer la porte derrière-moi. Cette fille est épuisante, après avoir réduit en poussière la forêt elle a encore l'énergie pour voyager. En espérant que ce périple sera sans encombre. Je descends les escaliers et rejoins Tyko au salon. Il se tient debout face à la table à manger et aiguise ses lames dans un bruit aiguë qui me remémore nos anciennes opérations.
- Prêts ? lui demande-je en m'adossant à l'encadrement de la porte du salon.
Il regarde son reflet dans l'une de ses lames et la range à la ceinture qui enroule sa cuisse gauche.
- Toujours.
Après avoir fini de ranger toutes ses armes, il pivote vers moi pour ajouter quelque chose mais à peine ouvre-t-il la bouche, qu'une jeune demoiselle bien excitée dévale les escaliers et manque de tomber à la dernière marche.
Aya accourt vers le salon et arrive dans mon dos en freinant à la dernière minute. Pendant quelques secondes, j'ai bien cru qu'elle me percuterait. Je me préparais déjà à le lui faire regretter mais son freinage s'est avéré plus maîtrisé que je ne le pensais. Ça ne m'empêche pas de pousser un profond soupire devant toute cette énergie qui me donne déjà le tournis.
- Déjà ? je grommelle sous le visage tout souriant de Tyko, apparement amusé de découvrir Aya déjà sur pied.
- Oui, j'ai si hâte, s'exclame Aya en joignant ses deux mains comme si nous l'emmenions au parc d'attraction.
L'humeur de cette fille me surprendra toujours. Elle peut passer de l'anxiété à l'extase en moins d'une minute sans grande raison, la suivre est une course bien endurante. Heureusement que je vis dans sa tête, ça me permet de comprendre une bonne partie de ce qu'elle est. Et de comment elle fonctionne.
- Bah alors, Aya, on va revoir sa maman chérie, lance Tyko d'un air taquin.
Tyko a l'ouïe fine, ça ne m'étonne même pas de lui qu'il est entendu toute notre conversation.
- Je t'aurais bien invité pour réchauffer la maison mais t'as l'air occupé, nargue la demoiselle en lui lançant un clin d'œil.
- Laisse-le réchauffer les femmes du Quartier du plaisir, plutôt, je renchéris en imaginant mon vieil ami se rincer les yeux sur les dames qu'il croisera pour retrouver le sabre.
Le concerné rougit et j'éclate de rire avec Aya.
Touché.
- Et d'ailleurs, si tu croises un vendeur, brûles-lui la main de ma part, enchaîne Aya d'un air dégouté.
Ce fameux vendeur... elle ne n'oubliera jamais. Celui qui lui a mis la plus grande gifle de sa vie, je crois que c'est surtout ça qu'elle n'oubliera jamais. J'avais été tout aussi surpris qu'elle, même si elle l'avait cherché. En se noyant dans ses propres réflexions, elle baisse la garde et oublie le danger qui l'entoure. Avec un peu plus de concentration, elle aurait évité cet incident.
- Laisses-moi réfléchir... se moque Tyko. Oh ! Celui t'as mis la honte de ta vie, non ? Je crois que t'as encore la joue rouge, d'ailleurs.
Aya fronce les sourcils et retrousse son petit nez comme une enfant prête à taper du pied. Pour toutes réponses, elle le fusille du regard et tourne les talons vers l'entrée pour enfiler ses chaussures. Elle veut jouer mais refuse de perdre. Aya dans toute sa splendeur ; soit elle gagne soit elle ne participe pas. Même pour une conversation aussi ridicule que celle-ci.
- Bon, déclare-je à mon ami. Files, on se rejoint plus-tard.
J'ouvre un portail et le laisse s'y engouffrer avant de le refermer derrière-lui. Utiliser le sort des trous de ver alors que nous savons pertinemment que Rika est capable de les détecter est fort risqué. Mais nous n'avons plus le choix, le temps nous est compté, le mien d'avantage, et nous devons récupérer les Reliques avant que les Yurii mettent la main sur nous.
D'après Aya, mon frère lui a fait la promesse de nous laisser tranquille durant un court laps de temps. Chose que j'ai encore du mal à croire, et surtout pourquoi Rika ne s'en est pas pris à elle. Quelque chose se trame mais je ne connais pas assez mon frère pour le comprendre.
Je tourne les talons pour rejoindre Aya. Elle m'attend patiemment à l'entrée les bras croisés, mais son regard n'est pas dirigé vers moi. Sa mauvaise humeur est passée. Dorénavant, toute son attention se trouve sur la fenêtre givrée devant son nez. Elle est penchée, front presque collé à la vitre et observe avec minutie les motifs qu'ont dessiné les flocons en se déposant dessus.
Je m'approche et me penche également devant cette oeuvre d'art qui la fascine tant.
- Tu sais comment se forment les flocons ? dit-elle, son explication déjà en bouche.
- Oui. Mais dis toujours...
Si ça peut lui faire plaisir de devoir me faire un cours sur les flocons de neige, je ne vais pas m'en priver. La voir heureuse me rend heureux, c'est aussi simple que ça.
- Lorsque le nuage prend de la hauteur, il se refroidit. Et une fois froid, les molécules d'eau qui l'entouraient gèlent également et deviennent trop lourdes pour flotter dans les airs. Alors elles tombent, dans des millions et milliards de flocons de neige. Plus la température est basse, plus le flocon se développe et devient le plus beau des cristaux.
À l'écoute de ses explications, je comprends enfin ce qu'elle observait réellement. Elle utilise mon pouvoir pour améliorer sa vue et observe comme dans un microscope les millions et milliards de cristaux de glace qui se sont déposés sur la vitre.
Elle est bien plus futée qu'on ne l'imagine, plus curieuse qu'on ne l'espère. Son air d'ignorante est un jolie masque qu'elle dépose chaque matin pour ne pas attirer l'attention, mais finalement elle s'intéresse à tout ce qui l'entoure. Même au plus minuscule des flocons de neige.
Soudain, elle se redresse et pivote vers moi avec un visage assuré.
- Allons-y, mère me manque tellement.
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