17.2 Rika
Je rapproche ma chaise de Aya, ne lui laissant plus aucune échappatoire. Mon regard s'intensifie et je retire délicatement mes lunettes pour qu'elle goute au violet qu'elle aime tant. Mais je ne suis pas Siskann, malheureusement pour elle. Aya détourne le visage et les évite à tout prix, ne voulant pas tomber dans le gouffre de l'attirance de son alter impitoyable. Elle pourrait me liquider l'esprit rien qu'avec un coup d'œil, mais elle n'en fait rien.
La faire jouer à son propre jeu, c'est ça qui la déstabilisera.
- Réponds-moi, insiste-je d'un ton relativement calme.
Son silence me fait perdre patience mais je ne dois pas céder, si Siskann n'est pas là ça ne veut pas dire qu'il n'est pas en train d'arriver. Peut-être qu'elle peut l'appeler à distance ? Le réveiller de son sommeil ? Je n'y connais rien en fusion astrale mais ça doit être possible vu ce que j'observe en elle. C'est-à-dire une peur d'être seule avec moi. Elle ne devrait pas avoir peur, Siskann n'a jamais eu peur. Puis sa peur d'être seule est complètement absurde alors qu'ils sont normalement censés être deux.
À moins que son plus fidèle partenaire n'est mis les voiles ailleurs. Je ne sais pas ce qui est le mieux : Que Siskann soit là ou pas ?
Ma main glisse jusqu'à sa nuque avec douceur, entre quelques boucles noirs, et j'y referme les doigts, l'emprisonnant avec moi dans ce bar. Elle grince des dents, rêvant sûrement de me faire la peau.
- Je ne veux pas te faire de mal, je veux juste savoir...
- Non, me coupe-t-elle. Je ne te laisserai pas le tuer.
Surpris, je desserre ma main et observe la colère sur son visage.
Une colère pour sauver mon frère, je n'avais vu ça auparavant. Qui aurait envie de le sauver ? À part bien sûr quelques fous comme Tyko qui adhéraient à la destruction du monde. Aya, une jeune fille comme elle, n'aurait jamais pu comprendre l'homme qu'est Siskann. La souffrance qu'il fait endurer au monde depuis sa naissance, les atrocités qu'il provoque avec ses pouvoirs, elle ne peut pas le comprendre, ni le savoir.
Ce visage froncé pour protéger l'homme que je n'ai jamais su protéger, il me sidère. Et j'en perds les mots.
- Je ne sais pas pourquoi tu lui en veux autant, mais c'est injuste, s'indigne-t-elle. Tu ne le connais pas. As-tu déjà écouté une seule de ses pensées ? Un seul de ses désirs ? T'es-tu déjà demandé d'où provenait la haine qu'il refoulait ? Moi je le sais, je le ressens chaque jour passé avec lui, et ceux qui lui ont fait subir ces atroces choses méritent leur sort. Le Siskann que je connais aujourd'hui, je le protégerai, et je ferai tout pour le sauver de tes mains. Si un homme aussi gentil meurt, alors qui doit survivre ? Qui doit sauver qui ? Pourquoi ce monde tourne si mal, c'est toujours les plus divergents qui prennent, ceux à qui on accuse les fautes et les erreurs des autres. C'est tellement plus simple de faire porter le chapeau à celui qui est chauve, évidement ça rentre mieux ! Siskann est tout ce dont ce monde à besoin, il est juste... mal compris. Oui, il est mal compris.
Sa voix se brise et les larmes se forment à ses yeux, juste avant d'ajouter :
- Je suis sûr que... qu'il est simplement le monstre d'une histoire mal racontée. Et c'est injuste.
Elle attrape violemment son verre pour le boire, me laissant bouche-bée de ses paroles. Siskann a peut-être changé, et je l'espère de tout cœur. Mais je ne peux pas lui donner raison. Toutes ces belles paroles qui me bouleversent ne changeront pas les génocides qu'il a causé des siècles auparavant, et ça, Aya n'était pas là pour le voir.
Elle n'a pas pu voir les corps gisant dans leur sang, les lacs rouges qui entouraient son domaine, les pendaisons près de son jardin, toutes ces tortures sans raison qu'il a fait subir à notre Royaume.
Sa haine contre les Yurii l'a fait devenir le monstre qu'on craint aujourd'hui, il était exactement comme nous le décrivons dans nos archives récentes. Un tyran, un meurtrier, un homme capable de tout pour atteindre ses objectifs. Des femmes et enfants hurlant de douleur pour son pure plaisir de vengeance.
Des générations entières ont disparu, et elles n'avaient rien à voir avec les Yurii.
Il brûlait les villages alentours, pillaient les trésors et ressources des travailleurs. Partout où il passait, le mal était fait. Ma famille est morte sous ses mains, mes parents, mes frères et mes sœurs, mes camarades, mes amis, ma femme... Méritaient-ils tous de mourir ? Pour une vengeance ? Siskann en avait seulement après les Yurii, du moins c'était ce qu'il prétendait. Mais il s'en ai pris à tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Et ça a fait de lui le monstre qu'il est aujourd'hui.
- Aya, ne défends pas un homme que tu penses connaître, lui murmure-je.
Elle pivote vers moi, son regard d'un blanc glacial me perce le crâne mais je ne cille pas. Elle ne me déstabilisera jamais assez pour me faire reculer, pas après ce qu'elle vient de m'avouer.
- Qui es-tu, alors ? Pour le connaître si bien.
Nos regards se fâchent, elle dilate ses pupilles, prête à bondir dans mon esprit et m'engouffrer dans les tréfonds de son pouvoir. Ça ne suffira pas à me faire lâcher prise, au contraire mon violet éclate d'avantage et cherche à toucher la moindre de ses cellules, prêt à faire éclater son corps à tout instant. Son pouvoir ne battra pas le mien, je suis plus vif, elle n'aura pas le temps de lire en moi que j'aurais déjà brisé sa chair en de milliers de morceaux.
- Je suis son grand-frère, ça te suffit-il ?
Elle étouffe un cri de surprise, clignant vigoureusement ses yeux. Son corps se remet face à la table et ses doigts agrippent le pantalon à ses cuisses, les empêchant de trembler sous mon regard insistant. Puis soudainement elle se lève, faisant grincer la chaise sur le parquet. D'un geste vif, elle essuie ses dernières larmes et inspire un bon coup.
- C'est encore pire ; on ne tue pas son frère.
Et elle tourne les talons, prête à sortir du bar et croire qu'elle peut m'échapper aussi facilement. Je la rattrape par le bras, l'attirant à moi et nous nous téléportons à travers un portail que j'ai rapidement ouvert. En moins d'une seconde, nous voilà au milieu d'une ruelle étroite entre deux grands bâtiments, loin des allées bruyantes de la ville. Évitant les regards suspicieux et les chasseurs assoiffés.
Nous sommes d'ailleurs pas très loin de là où se trouve Trônn, au cas où je devrais intervenir. Tyko pourrait être plus dangereux qu'on ne le pense.
La main toujours agrippée à son bras, je l'empêche de poursuivre son chemin, de sortir de cette ruelle et retrouver le monstre qu'elle aime tant. Elle n'a pas apprécié que j'utilise le mot aimer pour désigner les héros, mais quand on le remplace par Siskann tout change étrangement.
Qu'a-t-il fait pour l'endoctriner ainsi ? Cette pauvre jeune fille au pouvoir prometteur, elle aurait été bien utile au KMaster, même à moi. Mais son chemin s'est retrouvé épineux et l'a mené droit à l'antre des enfers, là où seuls les plus fous l'attendent.
Elle n'aurait pas pu tomber sur pire homme que Siskann.
- Tu crois que ça ne me fait rien de devoir abattre mon frère ? Il a fait bien pire que moi, Aya.
Elle se débat mais ma poigne se resserre.
- Pourquoi crois-tu que tout le monde le déteste ? m'énerve-je.
Son autre main me repousse mais son maigre corps ne peut rien face à moi, je lui attrape l'autre bras et l'oblige à me regarder.
- Pourquoi ne vois-tu pas son vrai visage ? Pourquoi fais-tu confiance à un homme qui te mens ? Il se sert de toi, Aya !
Elle doit me répondre, j'ai besoin de réponses pour comprendre. Je suis resté dans l'ignorance bien trop longtemps, je dois savoir ce qu'on admire chez le petit-frère que je n'ai jamais envié. Je dois savoir ce que j'ai pu rater chez lui, la chose qui aurait pu me faire changer d'avis à son égard.
Même si les horreurs qu'il a commise ne se justifieront jamais, j'ai besoin de réponses.
- Et que lui a-t-on fait, hein ? On parle toujours de ses actes, mais qu'est-ce qui l'a poussé à ça ? s'exclame-t-elle enfin.
Cette fois c'est trop, elle le protège sans ne rien savoir.
D'un geste brusque, je la plaque contre le mur derrière elle et lui attrape le menton pour qu'elle ne loupe aucune de mes paroles, aucune des vérités que lui a fièrement caché mon frère. Je veux qu'elle digère la moindre facette du monstre qu'elle sauve.
Elle n'est pas capable de me faire comprendre que j'ai tord, alors je lui ferai comprendre que j'ai raison.
- Il a tué ma famille, Aya ! Notre famille, il les a tous exterminé, tous. Il s'en est pris aux Yurii, il a tué la femme que j'aimais, il a tué mes élèves, mes amis, il a tué tous ceux à qui je tenais.
Je frappe le mur près de son visage, créant un trou bien profond qui l'a fait sursauter. Son silence est terrifiant, et il me déstabilise. Car je sais qu'elle a peur de moi, plus peur de moi que de Siskann, et ça je ne comprends pas.
- J'ai essayé de le comprends, vraiment. J'ai tout fait, le résonner ou même l'ensorceler mais rien n'y faisait. Il était borné dans ces idéaux de sauver le monde, tu parles... Il ne sauvait rien ni personne. Détruire le monde était sa manière de le sauver, c'est tout ce qu'il a su faire. Et aujourd'hui, il revient poursuivre son rêve tyrannique. Et tu me demandes encore pourquoi je dois le tuer, sérieux ?
Elle relève son visage vers moi, à quelques centimètres du mien, et enroule son regard à mes iris. Aucune mauvaise attention dans son geste, juste une façon de me calmer et prendre le temps pour respirer.
Je retire mes mains de son menton et les place de part et d'autre sur le mur, près de son visage. Sa respiration est si forte que je peux sentir sa poitrine frôler mon torse. Sa peur diminue, elle s'apaise au fur et à mesure qu'elle expire, laissant sortir ses tensions dans l'air.
Je l'imite, absorber par son regard, et me laisse transporter par ce court instant de tendresse pour moi aussi reprendre mon calme. Dans un soupire défait, je murmure :
- J'ai juste besoin de comprendre, Aya. Pourquoi tu l'aides, pourquoi...
- Parce que son fond est bon, me coupe-t-elle avec calme et sincérité. Parce que le Siskann que je connais aujourd'hui est un homme bon. Et ses mauvaises actions ne peuvent pas provenir de cette bonté.
- Comment peux-tu le savoir ? Les faits sont là, réplique-je à deux doigts de repartir dans les tours.
- Je ne le sais pas, je le crois. Je crois aux gens bons, et je ne m'arrête pas qu'aux actions. Car sans les bonnes raisons, elles ne valent rien.
Je me recule, incapable d'accepter sa réponse pourtant si évidente.
Sa vision est si pure, si juste, elle ne recèle pas le passé, elle l'apprend. Elle croit en un homme dont personne n'a jamais cru, elle voit un espoir là où tous n'ont vu qu'un désert. Comment peut-elle s'opposer au monde sans avoir su la vérité ? Comment a pu-t-elle croire en mon frère sans le connaître ? Du moins, sans le connaître complètement.
Car aujourd'hui, Aya semble mieux en savoir sur Siskann que n'importe qui d'autre. Elle joue mieux le rôle de frère que j'ai échoué, j'en ai honte.
L'avis de Aya était déjà tout tracé et rien n'aurait pu la dévier, ni moi ni personne. Siskann ne l'a pas endoctriné, non, au contraire, elle l'a fait d'elle-même. Elle s'est obligée à observer plus loin que le massacre des autres, plus loin que le sang et les hurlements. Elle n'a pas voulu s'arrêté à des actions aussi futiles, mais plutôt à ce qui poussaient ces actions à se réaliser. Comprendre ce qui aurait pu les provoquer, apprendre à les anticiper.
Elle était loin d'être dans l'ignorance comme je pensais. Elle ne savait rien du passé, mais elle savait que ça ne l'intéresserait pas. Car en lisant en lui, en ce petit-frère que j'ai lâchement abandonné, elle a vu le cœur qui battait en lui, elle a vu ce qu'il reste d'humanité au monstre.
- Je crois que j'en ai assez eu pour aujourd'hui, avoue-je en me passant la main dans les cheveux.
Elle esquisse un sourire et s'approche soudainement de moi. Ses bras s'écartent, m'enroulant d'une traite et collant son visage à mon torse. Je n'ai jamais eu un câlin aussi enfantin. Elle m'enlace si fort que je crois à une tentative d'étouffement, mais malheureusement voué à l'échec au vu de son absence de muscle.
- Tu fais quoi, là ? bafouilles-je surpris.
Elle ne me lâche pas pour autant.
- Je ne sais pas trop, je crois que ça aide à s'apaiser.
- Je n'ai pas besoin d'être apaisé, proteste-je sans lui rendre son étreinte.
Elle relève ses yeux vers moi et hausse les épaules.
- Si ça te permet de ne pas aller tuer mon ami, je n'ai rien à perdre à le faire.
Je crois que je ne tiendrai pas longtemps cette conversation. Des vertiges me montent à la tête, mon corps est incapable de la repousser malgré ma gêne de me retrouver dans ses bras, je crois même que mes joues rougissent et c'est trop tard pour le cacher. Je n'avais jamais eu de discussion aussi poussée sur mon frère, et jamais qui allait dans son sens, alors je pense que mon esprit commence à dérailler.
Aya se retire doucement et soupire comme si la situation avait été arrangé.
- Qu'est-ce que je vais faire de toi... souffle-je en basculant ma tête en arrière.
Un léger rictus se forme sur ses lèvres mais elle n'ajoute rien.
- Si tu me promets qu'on se reverra, car j'ai encore besoin de réponses, je te laisse tranquille pour cette nuit, annonce-je en croisant les bras. Toi et aussi tous tes petits amis qui se battent à quelques rues d'ici d'ailleurs.
J'ai besoin d'elle pour arrêter mon frère, pour mieux comprendre les quiproquos qui sévissent depuis le temps. Je ne sais pas encore si les paroles de Aya son véridiques, mais ce qui est sur c'est que je ne pourrai pas approcher Siskann sans elle. Et pour tuer mon frère, je dois comprendre Aya. Elle est la clé de tout ce conflit, l'espoir que j'attends depuis tant de siècles. Car Siskann a beau être l'homme idéal pour Aya, il est de loin un obstacle dans mes objectifs. Et je ne peux plus faire marche-arrière, il doit mourir pour que je vive. Reste à savoir comment je pourrais l'avoir sans faire de mal à la demoiselle aux cheveux bouclés qui lui sert de pilier.
Tuer Siskann tout en sauvant Aya, quel bourbier.
- Je suis peut-être naïve mais pas assez pour collaborer avec l'ennemi, se marre-t-elle en arborant une grimace déjà vaincue.
- Carrément, l'ennemi ? Je suis l'ennemi de Siskann, pas de toi, t'es trop faible, la provoque-je en haussant un sourcil.
- Je suis plus forte que tu ne le penses, grogne-t-elle véritablement vexée alors que c'était d'une grande évidence.
- Certainement pas, t'es de loin la plus misérable ennemie que j'ai eu de toute ma vie. Alors disons plutôt que j'accepterai d'être ton adversaire lorsque tu sauras au moins apte à m'essouffler.
Ses sourcils se froncent et je la trouve bien trop mignonne, ce qui me fait encore plus apprécier notre conversation. C'est une terrible erreur de la provoquer ainsi alors qu'elle pourrait bien dépasser ma puissance si Siskann lui apprenait à manier correctement l'espace-temps. Mais espérons que j'aurais le temps de m'y préparer. En attendant, je préfère m'amuser.
- Je te déteste, raille-t-elle.
- Mais t'aimes mon frère.
Ses joues prennent une teinte adorable et je ne peux m'empêcher de rire. Trop facile de l'avoir, elle est innocemment jeune pour me battre à ce jeu-là.
- C'est quoi ton nom d'abord ? Je vais l'ajouter ma liste noire, dit-elle.
Elle ne m'a donc pas reconnu. Siskann s'est bien gardé de le cacher, malheureusement aucun mensonge n'est éternel.
Roulement de tambour.
- Rika, très chère. Le Général du Royaume dont tu es la cible principale.
Son visage se décompose et je pars en fou rire.
- Entraîne-toi bien, j'ai pas l'attention de te laisser gagner, la menace-je avec mon éternel rictus.
Puis je m'engouffre dans un portail, la laissant seule dans les rues de Ama. Pour ce soir je laisse mon frère et ses amis sains et sauf, mais ça ne durera pas longtemps. Disons que je vais profiter des prochaines semaines pour ajouter Aya à mes ambitions, elle est bien plus importante qu'elle en à l'air.
Et si mes suppositions sont justes, le destin de l'humanité sera en jeu.
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