16.2 Aya
Moi et Siskann marchons jusqu'au vaisseau.
Sur ce, nous marchons vers le vaisseau. Mes pensées me charcutent, repensant à ce pacte auquel je ne dois pas penser, à ce mage noir disparu soudainement, laissant la tanière encore plus vide qu'elle ne l'était. En tout cas, son sort à l'air d'avoir fonctionné, Siskann est bel et bien parmi nous.
Mais à quel prix ?
C'est de la torture de ne me cacher ce détail, il me concerne autant que lui. Nous pensions que séparer nos âmes étaient devenues impossibles, et puis voilà qu'un inconnu, vêtu d'une cape longue et flippante, rend nos rêves réalités. Quelque chose se trame, surtout qu'il n'avait pas l'air très commode ce fameux mage. Il n'aurait certainement pas accepté de nous aider pour quelques pièces en échange, même sacrifier quelqu'un n'aurait pas été suffisant.
Redonner vie à un homme comme Siskann, aussi puissant et redouté, c'est un crime contre l'humanité.
Quel prix vaut cette résurrection ?
Nous apercevons enfin le vaisseau, toutefois je m'arrête, repensant à ce qu'il m'a murmuré il y a quelques minutes. Le fait qu'il m'est laissé ses pouvoirs, le fait que je ne ressens aucun changement dans mon corps depuis ce sort mystérieux. Comme si mon âme était encore auprès de la sienne, comme si la fusion était encore présente, comme si rien n'avait vraiment changé. Comment est-ce possible ? Je devrais ressentir un vide, une faille dans mon esprit.
Siskann prenait tant de place en moi, il n'aurait jamais pu disparaître sans ne laisser de trace en moi.
L'intéressé s'arrête à son tour et me dévisage.
- T'es pas vraiment vivant, hein ? demande-je, déjà sûr de sa réponse.
Il souffle, faisant marche-arrière pour revenir à mon niveau.
- Si tu n'étais plus dans ma tête, je l'aurais senti, poursuis-je. Mais pourtant t'es encore présent. Je te sens encore Siskann, c'est normal ?
Il me prend par les épaules pour faire redescendre l'angoisse que je n'avais pas encore repéré. Il me connaît mieux que personne, même en étant resté seulement quelques jours dans mon corps, il m'a apprivoisé comme si j'étais son âme-sœur.
- Je te l'ai dit, nos âmes ne pourront sans doute jamais être séparées. Du moins, pas encore, déclare-t-il d'un air peiné. Le sort du mage noir est juste là pour que je puisse agir sans user de ton corps, le temps que tout s'arrange. Mais ça ne change rien au fait qu'une partie de moi soit encore dans ton esprit, au cas où tu en aurais besoin.
Son sourire rassurant me réchauffe malgré le vent frais qui fouette ma peau. Quelques branches s'agitent au-dessus de nous et laissent tomber de leur humidité. De faibles craquement se font entendre à travers la forêt mais tous mes sens sont dirigés vers SIskann. Vers sa voix.
- On a un sacré point-commun, hein ? ironise-je en levant les yeux au ciel. On est tous les deux revenus à la vie sans explication.
Après quelques secondes d'hésitation, il finit par rire. Mais c'est trop tard, je sais qu'il me cache quelque chose. Il a les explications à tout, et moi je n'ai rien. Il me ment mais je suis incapable de lui retirer ma confiance. Sans lui, je ne suis rien. J'ai besoin de lui, et j'espère qu'il en abusera pas.
- Mais moi je suis revenu à la vie sans avoir un colocataire dans la tête, se moque-t-il. Jalouse ?
Je frappe son épaule et il explose de rire.
- Jalouse de toi ? Sérieux, je vais bientôt te surpasser. Tu devrais faire attention à tes arrières plutôt !
Son sourire toujours là, il me prend dans ses bras une dernière fois avant de poursuivre notre route jusqu'au vaisseau.
Tyko nous y attend, comme les quatre soldats qui le surveillaient également. Je m'installe à l'arrière avec eux, laissant Siskann être le copilote de son ami. Malgré l'envie extrême de participer à leur conversation, il n'y a que deux places à l'avant, et je ne peux pas m'interposer entre les deux. Ils sont amis, et moi... et bien, pas encore autant ami.
Alors je m'assois silencieuse et timide, dans l'un des sièges arrières du corps du vaisseau, observant les quatre soldats discuter. Ils semblent bien se connaître et je meurs d'envie de faire leur connaissance. Enfin, quand je dis faire connaissance c'est surtout de le découvrir avec mon alter. Parler n'a jamais été trop mon fort.
Et puis soudain, comme si l'un d'entre-eux lisait dans mes pensées, il déclare :
- C'est eux qui t'ont balancé, non ?
Je cligne plusieurs fois des yeux, remettant pied à terre pour peut-être pouvoir suivre le sujet qu'ils évoquent. Tous tournent le visage vers moi et je déglutis, comme prise en embuscade par des inconnus à la recherche d'informations sur moi.
Intimidée, je reste dans le silence et, heureusement pour moi, un autre soldat intervient :
- Ouai c'est eux, Titan et Rime, c'est les deux chasseurs là qui t'ont dénoncé à Tyko. Tu savais qu'ils avaient été pris les mains dans le sac par les Protecteurs ?
Je secoue la tête mais tends les deux oreilles afin de ne louper aucun détail.
- Je savais qu'ils n'étaient pas foutus de mentir ! proteste un autre.
- Le mal est fait, ils savent où nous sommes apparement. J'espère qu'on aura rapidement mis les voiles.
- Avec un vaisseau pareille, on n'échappera jamais aux Protecteurs, ronchonne le même soldat. C'était pas le plan, on ne devait pas se faire repérer.
Je n'arrive pas encore à les distinguer, leurs tenues sont identiques, leurs voix aussi presque. Mais leur caractère diffère, et ça m'aide à mieux visualiser la personnalité de chacun. L'un d'eux est très clairement pessimiste, il grogne depuis le début sur le fait que les Protecteurs pourraient nous tomber dessus d'une minute à l'autre. Et à l'opposé de celui-ci, il y a l'optimiste :
- Faites confiance au chef, bande d'idiots.
Le pessimiste et l'optimiste, ces deux là je les reconnaîtrai à chaque fois qu'ils prendront parole.
Pour les deux autres, j'ai encore du mal à le cerner. L'un est silencieux et se content seulement de secouer la tête en fonction du thème de la discussion. Pour l'autre, il n'ajoute que des commentaires entraînants à ses camarades :
- Si tu le dis, ouai.
Pas très productif comme avis, mais au moins on peut être sûr de ne pas avoir trop de mal à le convaincre.
Avec un peu d'effort, tout le monde peut se faire persuader et sans forcément l'usage d'un don comme le mien. En apprenant à connaître ses interlocuteurs, on peut en déduire leurs opinions, leurs désirs, mais aussi leurs révoltes, ce qui les fait passer à l'action, ce qui les repousse... Un tas d'indicateurs pour anticiper les choix d'un autre avant même qu'il ne les exécute. Je me suis longtemps entraînée à ce petit jeu mais mon alter me facilite grandement la tâche, alors j'ai tout arrêté et je me suis plutôt concentrée sur l'utilisation de mon don. Il est là pour ça, après tout.
- T'as quel âge Aya ?
Je sursaute.
Comment la conversation a pu dévier autant ? Passer de sujet militaire à un sujet personnel en moins d'une minute. Pourtant, et pour une fois, je n'ai pas tant poussé mes réflexions que ça.
- Vingt-trois ans...
Ma voix tremble comme si l'issue de cet interrogatoire était la pendaison. J'ai même failli oublier mon âge tant la pression me monte à la tête, me faisant écarter les yeux à l'affût du moindre mouvement.
- Trop jeune pour moi, mince, souffle l'un d'eux, le silencieux de tout à l'heure qui dévoile enfin son grand jeu.
Je l'appellerai le Lourdeur, dorénavant. Et je préférais lorsqu'il gardait sa langue.
- C'est la copine à Siskann, t'es malade ou quoi ! Tu veux te faire tuer pour dire un truc pareille ! s'exclame le Pessimiste.
- Pardon ? répliqué-je d'un ton presque inaudible.
Leurs regards évitent soudainement le mien, cherchant à fuir le sujet qui a été mis sur table et que je veux absolument mettre au clair.
- Je ne suis la copine de personne, affirme-je en haussant légèrement la voix, les faisant taire un instant. On travaille ensemble, c'est tout.
Je crois que le message est passé, et non qu'ils ont eu peur de moi, mais plutôt qu'ils flippent carrément d'avoir affaire à Siskann pour m'avoir mis sur les nerfs.
Il n'y a que les idiots en manque pour penser à des trucs pareilles, j'y crois pas. Dès qu'une femme fait équipe avec un homme, ils n'y voient qu'un couple amoureux. On peut aussi simplement travailler ensemble, c'est le but d'une diversité des genres. Apparement, ça n'est pas encore rentré dans les principes de tous et ça me répugne que je sois obligée de les remettre à leur place pour ça.
Un silence pesant tombe dans la salle et ça m'agace encore plus. Je décide de me lever pour rejoindre mon soit disant copain, et m'éloigner de cette équipe aux pensées encore immatures.
Je traverse le vaisseau et entre dans la cabine de pilotage. Tyko et Siskann sont assis, l'un en face de l'autre, en pleine discussion qui m'a tout l'air sérieuse. Ils s'interrompent en me voyant et m'invitent à les rejoindre. Il n'y a que deux fauteuils mais je m'approche tout de même, me collant à Siskann par réflexe inconscient. Je lui fais bien plus confiance qu'à Tyko, c'est pour lui que je pourrais me battre, par pour son ami enflammé. Aussi gentil qu'il soit avec moi, il reste encore nouveau pour moi.
- T'as besoin de quelque chose ? me demande d'ailleurs ce dernier, soucieux de mon état alors que Siskann boit son verre sans me regarder, les jambes sur le tableau de bord comme si c'était son salon.
Finalement, il est bien trop gentil avec moi. Plus que Siskann.
- J'ai entendu dire que les Protecteurs nous avaient trouvé, explique-je en observant la vue majestueuse que nous donne la vitre devant nous.
La forêt est immense, aucune lumière civile en vue, aucune ville, même pas un seul village. Ou peut-être sont-ils bien cachés parmi les arbres. Le ciel est étoilé, portant la Lune à son sommet et réfléchissant sa beauté sur nos visages. Je n'avais jamais volé et c'est surprenant, mais pas autant que je le pensais. Nous ne sommes pas assez haut pour contempler dans sa globalité le paysage, nous frôlons les arbres pour l'instant pour sûrement nous permettre de passer inaperçu aux yeux des autres véhicules plus hauts.
Une stratégie intelligente car personne n'oserait voler aussi bas, c'est bien trop dangereux et nous pouvons percuter une branche à tout moment. Mais au vu de la sérénité des deux hommes face à moi qui ne daignent même pas lever le nez sur la vitre, c'est que ça ne risque pas de nous arriver.
- Qu'ils nous pourchassent ou non ça n'a plus d'importance, on a pu faire ce qu'on avait à faire à temps, me répond Siskann, déposant son verre vide sur le comptoir.
- Vrai, ajoute Tyko, mais combattre ici n'est pas non-plus la meilleure des idées. C'est pour ça qu'on utilisera un portail, hein, chère ami ?
Siskann lève les yeux au ciel. La fameuse idée n'a pas l'air de lui plaire mais au lieu de lui répondre, il se tourne vers moi.
- Tu te rappelles quand R-... quand notre adversaire a ouvert un portail sous le mien pour dévier notre trajectoire ? me demande-t-il en référence à notre premier combat, celui où j'ai failli mourir par sa faute d'ailleurs.
- Comment l'oublier... souffle-je ironiquement, le visage de l'homme mystérieux aux cheveux blancs dans ma tête.
- Et bien c'est plutôt simple à réaliser, en fait. Un trou de ver c'est puissant, ça brise deux réalités et les superposent à l'aide d'un pont pour pouvoir nous déplacer sans encombre.
Les explications compliquées commencent. J'aurais dû faire des études d'astrophysique au lieu de psychologie.
Pour illustrer ses paroles, Siskann prend un stylo sur le tableau de bord et le tient de sa main droite. Avec sa main gauche, qu'il lève symétriquement à l'autre, il agite gracieusement les doigts et trouble l'air juste au-dessus de sa paume. Je m'approche pour mieux voir et m'aperçois que, sur une surface assez petite au niveau de sa paume, les couleurs tombent au violet et la vision se déforme.
C'est un minuscule trou de ver qui est apparu, si fin qu'on pourrait passer outre.
C'est alors qu'avec sa main droite, il lâche le stylo dedans et... puis rien. Il disparaît. Le stylo a traversé le trou de ver mais n'est réapparu nul part. Les sourcils froncés, je tente de trouver la supercherie de ce sort mais Siskann intervient avant que mon cerveau ne surchauffe trop.
- J'ai créé l'entrée, mais non la sortie. Ce qui veut dire que le stylo circule indéfiniment sur ce pont, dans l'attente qu'on lui ouvre la porte.
Pauvre stylo, j'ai presque de la peine pour lui. Abandonné entre deux réalités sans pouvoir y sortir.
- Mais en créant une seule entrée, une seule brèche à la réalité, personne ne peut me voler mon stylo. Personne n'est même au courant de ce que je viens de faire, poursuit-il. Pour que le trou de ver se forme entièrement, permettant au stylo de se téléporter — donc de passer d'un point A à un point B —, il faudrait que je crée les deux portes en même temps : l'entrée et la sortie.
Cette fois c'est Tyko qui renchérit :
- Sauf qu'en faisant ça, les radars magiques le découvrent instantanément, impossible d'y échapper. Ils sont là pour s'assurer qu'aucun pouvoir ne dépasse la moyenne législatif de notre monde.
Siskann acquiesce et Tyko ajoute, le sourire soudainement aux lèvres :
- C'est la raison pour laquelle on n'a pas utilisé de portail à l'aller, on nous aurait repéré direct. Mais maintenant qu'on a les Protecteurs aux trousses, peut-être qu'on a plus vraiment le choix et qu'il faudrait en utiliser un pour le retour.
L'armée d'élite du monde est sur nos talons et aucun des deux semblent paniquer. Siskann s'amuse à faire disparaître tous les styles du tableau de bord tandis que Tyko s'obstine à mettre en place son plan. Pourquoi suis-je accompagnée de deux détraqués qui ne réalisent pas l'ampleur du danger comme il devrait être ?
- J'avoue que ça ne me tente pas trop les combats contre les Protecteurs... avoue-je traumatisée par le premier que nous avons eu avec l'homme aux cheveux blancs.
Tyko ricane et lance un regard taquin à son ami.
- Si tu savais, ma belle...
Siskann semble le fusiller du regard et Tyko se marre à nouveau en s'excusant. J'ai loupé quelque chose pour ne pas comprendre pourquoi cette tension soudaine. Je plisse les yeux mais Siskann balaye le sujet d'un revers de la main et ajoute :
- Bref. Je vais ouvrir deux portails. Toi tu iras seule dans l'un, et nous dans l'autre.
Avant même que je puisse protester et lui rabâcher que je suis assez forte pour aller sur le terrain avec eux, il me coupe en levant l'index au ciel.
- À moins que tu veuilles nous montrer tes exploits en combat ? me provoque-t-il sous le sourire complice de Tyko.
- Je sais me battre, tu ne m'as juste jamais vu, mente-je en lui renvoyant son regard insolent.
- J'adorerai voir ça ! s'exclame Tyko. Contre le gars aux cheveux blancs de la première fois, ça te dit ? Il nous colle au cul depuis un moment, en plus...
Je perds instinctivement mes moyens et avale ma salive par peur, ne sachant plus si c'est une bonne solution pour la petit fille fragile que je suis, finalement. Parfois je me sens forte — c'est très rare, mais ça peut arriver — et d'autres fois je me vois comme la plus ridicule des enfants qui apprend toujours à marcher.
Maintenant que je fréquente deux puissants magiciens comme eux, difficile de se faire une idée de ma force, aussi minuscule soit-elle. On peut déjà oublier mes capacités en combat rapproché, je n'aime pas toucher les gens et je ne parle pas de ma maîtrise inexistante des armes, je n'en ai même jamais vu en vrai.
J'aurais dû avoir le sabre du jugement mais la mission a échoué. Nous étions si proche du but... Si ce maudit vendeur ne m'avait pas énervé aussi, tout est de sa faute.
- On a compris, tu n'affronteras personne, conclue Siskann. C'est pour ça que tu prendras un portail, seule, qui t'amèneras directement dans un bar du coin. Tu seras plus en sécurité en pleine ville, parmi les civils, qu'avec nous et les Protecteurs à nos trousses.
Pire idée qui soit. De un je serai loin de mes camarades et donc seule face à l'ennemi, et de deux je n'aime pas les bars. Y du monde, du bruit, des musiques désastreuses, des idiots ivres et je supporte pas l'odeur de l'alcool.
- Qui vous dit que je ne serai pas suivi aussi ? Deux portails, deux radars qui vont sonner, non ? rétorque-je, croisant les bras comme désapprobation.
- C'est que t'es maline, toi, se moque Tyko. Effectivement, rien ne nous dit que les Protecteurs choisiront notre portail plutôt que le tien. Mais leurs cibles c'est moi, d'après les infos des chasseurs, ils n'en ont pas vraiment après Siskann pour l'instant. Alors ils choisiront sûrement le notre.
C'est mal parti. Je ne veux plus être seule finalement, me battre à leur coté me conviendrait mieux. Et puis je déteste vraiment les bars.
- Donc, le plan est...
- Approximatif ? me coupe Siskann. Clairement, oui. Mais c'est ça qui est marrant.
Tyko étouffe un rire sous mon visage qui se décompose. Il n'y a rien de marrant, non, c'est terrifiant. Ils ont quoi dans la tête pour plonger dans une mission suicide pareille ?
- Bon, prête ? me lance mon fidèle compagnon d'un sourie angélique qui me paralyse sur place.
Je secoue négativement la tête et lui fait élargir sa joie sur son visage. Il est complètement fou, cette fois j'en suis sûr.
Siskann se lève de son siège pour s'approcher de moi et me chuchoter à l'oreille :
- N'oublie pas, tu as mes pouvoirs. Et puis je suis toujours là, au fond de toi. Alors si tu as besoin, tu as juste à m'appeler et je viendrai, O.K ?
J'acquiesce et un portail s'ouvre sous mes pieds. Siskann me serre dans ses bras avant de me laisser m'engouffrer dans son sort qui me projette exactement où il m'avait indiqué.
Ce foutue bar.
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