12.2 Aya
En regardant l'heure sur ma montre, je comprends qu'il faut que j'accélère le pas pour arriver à l'heure à la Maison close. Dans moins de cinq minutes, il sera 22h45, je n'ai pas de temps à perdre, en commençant par retrouver cette soit-disante Madame Logastri et lui soutirer l'emplacement du sabre.
En repensant à cette mission, je me demande comment j'ai pu être aussi crédule pour penser que la vie auprès de Siskann serait facile. Il est fort, ça je n'en dit pas des moindres, mais le reste du monde est à ses trousses, et mon petit corps de proie est tout sauf en état d'affronter ses péripéties.
Surtout que je n'ai jamais été très douée en sport, ça ne m'intéressait pas, le travail d'équipe m'ennuyait et toute cette euphorie compétitive entre tel ou tel camps... que de mauvais souvenirs. Je n'avais pas les épaules pour, de toute évidence. Être coordonnée, endurante, à l'écoute des autres, sans oublier la confiance en soit et l'esprit d'équipe, tout ça n'était pas pour moi. J'ai eu beau essayer — et ce n'est pas faute d'avoir fait un peu tous les sports — mais aucun de me mettait en valeur, au contraire j'étais la tricheuse du groupe.
Utiliser mon don pour qu'on me fasse systématiquement la passe aux sports de balle, même venant du camps adverse, était déjà mal vu. Mais lorsque j'ai eu la mauvaise idée de contrôler l'un des joueurs qui me barrait la route pour le faire quitter le terrain, c'était la goutte de trop. L'école a refusé mon inscription au sport durant toutes mes années. Je n'ai jamais même pas eu le droit à une excuse valable. Pourtant je trouvais ça nécessaire, car je n'ai rien fait d'autre que d'utiliser mon alter. Hors dans le sport, l'utilisation d'alter est autorisée.
Mais « mon pouvoir n'est pas comme les autres », me disaient-ils alors que je tentais de remettre les pieds dans leur gymnase.
« La différence fait la force ». Tu parles ! La différence fait la différence, c'est tout. Et les divergents se retrouvent exclus de la société pour leur différence et pas pour autre chose.
C'est là, et pile à l'heure en plus.
J'ai fait tout le trajet dans mes pensées. Comment ai-je pu retrouver le chemin sans même le regarder ? Évidement. Pourquoi poser cette question quand mon plus fidèle guide se trouve enfouis en moi ?
Siskann me connaît de mieux en mieux, il sait que je divague facilement, que je perds vite le file du présent. Il n'a pas cherché à me réveiller pour autant, il m'a laissé sombrer de plus en plus profond dans mes réflexions et s'est chargé de guider mon corps vers notre destination.
Levant les yeux vers la Maison, je me dirige vers le guichet sans hésité et dépasse la file d'attente sans ciller devant les insultes des hommes qui y font la queue.
Si Siskann l'a fait, alors je peux le faire.
Si je peux le faire, tu dois le faire surtout.
Je souris à sa rectification.
Évidement, si je veux atteindre son niveau, il va falloir que je prenne mes jambes à mon cou une bonne fois pour toute et que j'apprenne de ses actions. Il a utilisé mon corps quelques heures à peine tout à l'heure mais ça a suffi à me faire découvrir une autre facette de mon don, rien que ça.
Je peux le faire. Je dois le faire.
Toutefois, face à la dame du guichet, je perds mes moyens. Elle fait si peur. Son air froncé me reconnaît sûrement et elle frappe de son poing sa table avant de me hurler de partir.
Quelle angoisse...
Moi qui ne voulais pas me faire remarquer, c'est très mal joué. Elle me fusille du regard, voyant que je bouge pas d'un pouce, et s'apprête à appeler la sécurité de la Maison. Je secoue les mains dans tous les sens pour attirer son attention et la faire retirer ses doigts de l'écran tactile devant elle.
- J'ai rendez-vous, madame, de 22h45 à 23h.
Son regard reste froncé mais je sais que l'information vient de percuter ses neurones car elle repose ses mains sur ses genoux. C'est encore très mal joué vu que ce créneau n'existe pas dans son registre, ces 15min servent seulement à remettre en bon état la femme pour son prochain client. Mais vu que mes paroles, grâce à mon alter, peuvent faire croire n'importe quel mensonge, alors celui-ci ne fera pas exception.
Si j'ai bien appris une chose sur la méthode de Siskann lors de ses persuasions, c'est qu'il force toujours son interlocuteur à se fier à sa vérité. Après tout, ce n'est que leur parole contre la mienne, et malheureusement pour eux, ma voix porte beaucoup plus que n'importe laquelle.
Dans le cas du guichet, la logique est la même. Persuader le plus naturellement possible, et faire porter le chapeau à notre interlocuteur pour bénéficier d'une garantie. Je n'ai qu'à trouver un mensonge proche de la réalité qui me rendra innocente de toutes accusations.
- Oui, très bien, avez-vous votre ticket ? demande la dame en tendant sa paume vers moi.
Et merde...
Le ticket que Siskann a laissé dans les poche de ma robe balancée dans la boutique pour pouvoir m'enfuir ? Non, ça je ne l'ai plus. Siskann avait sûrement prévu de le garder et je l'ai perdu sans même y avoir penser.
Évidement, persuader c'est utile mais anticiper aussi. J'ai encore beaucoup à apprendre, beaucoup trop même.
Mon silence tend l'atmosphère, l'homme derrière-moi s'énerve dans sa barbe et la dame s'impatiente. Alors que je pensais maîtriser la situation, tout vient de s'écrouler. Le monde semble sombrer autour de moi, mes yeux tremblent et j'aimerais m'enterrer sous terre pour fuir cet instant avant que ça ne dégénère.
- Mon ticket ? Il est... euh... à vos pieds. Je viens de vous le donner, vous l'avez fait tomber.
- Ah oui ?
La dame recule sa chaise pour se faufiler en-dessous de sa table à la recherche du fameux ticket et voilà que je me retrouve à courir à nouveau.
Fuir, fuir et encore fuir...
Je m'échappe encore une fois le plus rapidement de la file d'attente et me dirige vers la porte d'entrée de la Maison. Espérant ne croiser aucun tueurs sur mon chemin, j'entre à l'intérieur à toute vitesse et percute l'homme de la sécurité qui se trouvait derrière. Je trébuche mais il m'attrape le bras et m'aide à ne pas tomber. Nos regards se croisent, mon stresse redouble. J'ai bien trop peur pour faire quoi que ce soit, alors je reste silencieuse, le bras toujours sous son emprise, priant pour qu'il ne me jette pas à la porte.
- Ça va ? me demande-t-il en me relâchant.
Évidement, je ne réponds pas car l'angoisse m'en empêche.
- Faites-moi voir votre ticket, s'il-vous-plaît, ordonne-t-il méfiant par mon comportement.
Foutue ticker.
- Vous ne m'avez pas vu, oubliez-moi et poursuivez votre travail, lui murmure-je en hypnotisant soigneusement ses iris.
Il se contente de secouer vivement la tête pour acquiescer et me laisse partir comme si nous nous étions jamais croisé. J'en profite pour m'éloigner discrètement.
C'était la stratégie la plus lamentable que j'ai vu.
Reprenant doucement ma respiration, je me dirige vers les escaliers, évitant les nombreux hommes qui circulent dans le hall, et je gravis les étages pour atteindre le cinquième, celui où se trouve surement notre cible. Le dernier étage est toujours le plus important normalement, alors c'est là que nous irons.
- Au moins, elle a marché !
Fuir les problèmes, je n'appelle pas ça « marcher », ma belle. Je dirai plutôt que ça les retarde.
Je l'imite d'une voix ridicule pour montrer que je n'ai que faire de son avis.
Fuir était le choix le seul potable que j'avais en tête, et je n'avais pas le temps d'en concevoir un autre plus laborieux. Alors il se contentera de ce que je peux proposer, sachant que je n'ai, pour l'instant, pas attirer de mauvais œil.
Je n'avais jamais mis les pieds dans une Maison close, et c'est bien plus charmant que ce que j'imaginais. C'est vivant, beaucoup d'hommes et femmes circulent librement dans les couloirs tout en bavardant, la plupart ne sont pas entièrement vêtus et ma gêne doit se lire sur mon visage. Je suis très peu à l'aise avec l'exhibition, moi qui n'est jamais fréquenté de garçon auparavant, du moins pas assez longtemps pour franchir le passage de l'acte, j'ai le rouge qui me monte aux joues.
Dommage pour la décoration majestueuse que j'aurais aimé mieux admirer. Cet endroit est aussi angoissant que séduisant.
Arrivée au dernier étage, deux agents de sécurité s'interposent et m'empêchent de poursuivre. Évidement, je ne me trouve pas dans un créneau ouvert au public, même si j'avais le ticket, je n'aurais pas pu entrer. Ils me refusent le passage sans possibilité de négocier. Leur carrure est impressionnante et surtout inhumaine, l'un de leurs bras est en métal comme une moitié de leur visage. C'est déroutant, je n'avais jamais vu de cyborgs de mes propres yeux. Mi-homme mi-robot, des êtres-vivants qui possèdent un cœur de chair mais une puce électronique à la place du cerveau.
Parler avec eux est donc peine perdue, ils ont des ordres programmés à respecter et ma voix ne changera rien. C'est bien la seule fois où mon don est inutile, pourtant Siskann n'intervient pas. Il pense que je peux y arriver ? Comment ?
On se fixe durant plusieurs secondes, voir une ou deux minutes, dans un silence pesant. Si je ne fais rien, mon créneau va finir par se terminer sans que j'ai pu récupérer ce fichu sabre.
Pendant que mes neurones surchauffent, une voix féminine qui monte les escaliers me parvient. C'est une femme, magnifiquement bien vêtue qui me rejoint pour atteindre le cinquième étage aussi, mais elle, elle y parvient. La sécurité la laisse passer sans discuter.
Ce n'est pas Madame Logastri sinon Siskann m'aurait prévenu. Sûrement une autre employée, alors.
En détaillant son visage je semble la reconnaître, et soudain je me souviens. C'est la femme qui était escortée par les deux chasseurs dans la boutique. J'ai mon entrée de passage servie sur un plateau d'argent, je crois.
- Madame ! m'exclame-je à son attention.
Elle pivote vers moi sous le regard sombre des deux cyborgs.
- Vous êtes la... enfin, vous étiez avec Rime et Titan, non ? poursuis-je, essayant de mettre sur table mon petit mensonge.
Rime et Titan sont les deux chasseurs de prime sanguinaires de tout à l'heure. En fouillant dans leur tête, j'ai pu apprendre leur vie presque par coeur. Mais surtout le pourquoi ils escortaient cette femme. D'après mes souvenirs, elle aurait été acheté par un chef de clan et dont les deux chasseurs devaient se charger d'apporter. Une femme servant à satisfaire les besoins d'un homme, de lui donner un héritier et rien d'autre. Le veut-elle vraiment ? Si oui, mon plan tombe à l'eau.
- Pourquoi ? se méfie-t-elle.
Peu importe qu'elle me fasse confiance ou non, le plus important est qu'elle m'écoute. Je veux toute son attention et son regard sur moi. Je ne peux pas la manipuler comme je l'ai fait avec la dame du guichet, les cyborgs s'en apercevrait direct. Et ils ont l'air de ne rater aucune de mes paroles, attendant le moment opportun pour me sauter à la gorge.
- Ils sont venus me chercher aussi, et pour les mêmes raisons que vous. Épouser Monsieur Sofrato, lui donner un enfant et vivre paisiblement... Mais la vérité est tout autre. Ils avaient prévu de m'abattre juste après l'accouchement, et ils feront pareille avec vous.
Tout ce que je dis est vrai, enfin pas tout. Le plan de Monsieur Sofrato est véridique, je l'ai vu dans le regard du chasseur lorsqu'il a signé son contrat de mission. Mais jamais je n'ai vécu une chose pareille, quelle horreur. Et j'espère que ça ne m'arrivera jamais, tant de femmes se font avoir dans l'espoir de voir leur réalité changer. Mais il n'y pas d'autre monde que celui dans lequel nous sommes, et c'est une certitude que je me suis gravée dans la tête.
La femme ne me répond pas, je peux voir sa lèvres tressauter dû aux sanglots qui lui échappe. J'ai réussi à la toucher, l'émouvoir et peut-être baisser sa méfiance à mon égard.
- Peut-on en parler en... prive ? tente-je d'un ton délicat.
Elle ne répond pas et serre les poings le long de son corps.
Je suis vraiment stupide. Comment j'ai pu croire une chose pareille ? Je suis une prostituée, pas une femme à marier. Je n'aurais jamais d'enfant, jamais de fiancé, jamais de... , pense-t-elle alors qu'une larme coule sur sa joue.
- Les rêves se réalisent parfois, vous savez, lui dis-je. Il faut y croire, c'est ainsi qu'ils se forment.
Jamais. Aucun rêve ne se réalise. Le monde est cruel, il faut s'y faire et survivre. Les plus forts d'entres-nous gagnent et les autres périssent, rien ni personne ne pourra changer ça. Pas moi, pas Siskann, pas cette femme dont les étoiles dans les yeux s'éteignent.
C'est alors qu'elle soupire, essuyant ses larmes. D'un pas lent et hésitant, elle s'avance vers moi et me laisse accéder à l'étage.
- Ma chambre est au fond, je n'ai plus de raison de partir maintenant, murmure-t-elle entre deux sanglot. Je vais remonter mes bagages...
Elle descend les escaliers alors que les deux cyborgs me laissent le passage. Cette pauvre femme me fait tant de peine, j'aurais aimé lui apporter mon aide. Bien que j'ai pu la sauver d'une morte certaine, je ne lui ai rien offert d'autre que la triste réalité de ce monde. Mais nous finissons tous par y faire face, et souvent plus tard que prévu.
Bon, c'est bien jolie tout ça mais il te reste 8 min.
Monsieur j'en-ai-rien-à-faire-de-tout-sauf-de-moi est de retour. Parfois j'ai l'impression qu'il referme son cœur, ou alors qu'il ne l'ouvre que pour moi, ce qui est bien dommage au vu de la puissance qu'il pourrait offrir pour sauver le monde. Il pourrait se battre au coté des Protecteurs, de Rika, ou de d'autres grands magiciens. Mais tout le monde le pourchasse.
Je n'ai encore pas résolu cette affaire, préférant rester ignorante et innocente de tout ses crimes passées. Après tout, les horreurs qu'il a dû faire précédemment ne me concernent pas. Mieux vaut se concentrer sur le présent plutôt que refouler un passé qu'on ne peut changer. On a déjà assez de problèmes aujourd'hui, j'aimerais éviter d'en rajouter.
Et la prochaine fois, tâche de ne pas te mêler des affaires des autres.
- Je n'avais pas trop le choix, souffle-je.
Il souffle aussi.
Surtout lorsque l'affaire en question provient de chasseurs de prime...
Même si j'avais envie de poursuivre ce débat avec lui, j'arrive au pied de la porte du notre cible. Elle est dedans, la lumière sort de l'encadreuse et je peux entendre sa voix chantonner gracieusement. J'inspire profondément avant d'ouvrir, sans même prendre le temps de frapper. Les minutes sont comptées et le stresse me fait oublier les bonnes manières. Après tout, c'est trop tard pour s'en préoccuper, la porte est grande ouverte et j'aperçois notre cible assise sur son fauteuil en train de lisser ses longs cheveux roux. Elle s'interrompt, outrée de ma présence, et ressers sa poigne sur son lisseur comme pour se préparer à me le lancer.
Ce n'est pas le moment de perdre mes moyens, nous sommes si proches du but, si proche de pouvoir enfin rentrer chez moi.
- Navrée de vous déranger, Madame Logastri, annonce-je d'un air désespérément désolée. J'ai besoin de vous, c'est urgent.
Elle ne semble pas prendre en compte mes paroles et, alors qu'elle me fixait dans les yeux, son regard se redresse par dessus ma tête. Je ne suis plus dans son viseur, mais autre chose de plus grand derrière-moi, attire son attention.
- Nous aussi nous avons une urgence, navrée du double dérangement, annonce un homme dans mon dos.
À peine ai-je le temps de comprendre ce qu'il m'arrive que je m'écroule au sol. Une décharge électrique dans la nuque me fait perdre connaissance, mon corps ne me répond plus. Mes yeux se ferment malgré moi, et la seule chose que j'entends c'est le hurlement de notre cible qui s'éloigne.
Voilà pourquoi je préfère tout faire moi-même...
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