10. Siskann
L'an 4031, Époque Harmonieuse, Quartier des plaisirs.
Depuis combien de temps n'avais-je pas vu ses tours immenses, effleurant les sombres nuages de la nuit ? Plusieurs siècles au moins, et pourtant rien n'a changé.
Sûrement plus de monde, plus de touristes et d'habitants qu'avant... et donc plus de problèmes. C'est une ville aussi lumineuse que le soleil lui-même et aussi bruyante qu'un orage, offrant à tous une liberté et un divertissement constant. C'est un parc d'attraction géant finalement, je me demande comment je vais retrouver Tyko dans ce brouhaha.
Aya dort encore, du moins elle fait semblant. Disons qu'elle reste silencieuse le temps de digérer le combat contre Rika — qu'elle n'a, d'ailleurs, sûrement pas reconnu au vu de sa neutralité sur ce conflit.
Pourtant, tout le monde connaît Rika ; le plus grand des magiciens, le Général des Protecteurs, le bras droit de la famille royale et tout un cirque d'appellations pour le désigner. Mais apparement, Aya n'a pas toujours pas fait le lien entre lui et celui que j'ai combattu il y a quelques minutes. Peut-être ne l'a-t-elle jamais vu auparavant, même à la télévision.
Je savais que les histoires royales ne l'intéressaient pas plus que ça mais à ce point là ?
D'ailleurs, notre combat a tourné en ma faveur grâce, et seulement grâce, à l'apparition de Aya. Ces quelques secondes d'hésitation qu'il a eu, ne sachant plus quoi penser, ni quoi faire face à elle qui n'y était pour rien dans ce conflit, m'ont permis à moi de reprendre l'avantage.
Je le connais si bien, mon frère.
Ses faiblesses restent les mêmes après tout, chevauchant la vie sur un file qui sépare les raisons de son cœur des raisons de son rôle de Protecteur.
Heureusement que ses faiblesses à lui sont mes points forts à moi, comme le noir et le blanc, le yin et yang, les ténèbres et les cieux, deux choses si opposées qu'elles se complètent.
Car même si moi et Rika sommes les deux faces d'une même pièces, je ne peux pas nier nos lien familiaux qui nous donnent certains traits ressemblants. Bien avant qu'il ne devienne ce grand Protecteur royal, bien avant tout ces horribles noms qui le rendent supérieurs à tous, Rika était mon grand-frère. Il fut un temps où nous étions inséparables, les deux prodiges de notre lignée, les meilleurs magiciens.
Mais tout s'est rapidement dégradé.
Aujourd'hui, Rika est le dernier membre de ma famille — le dernier car j'ai exterminé tout le reste. Il est donc la seule personne encore en vie m'ayant connu durant mon enfance. Et le seul qui ne m'a jamais compris, qui ne m'a jamais écouté et jamais soutenu.
Alors mon amour s'est transformé en haine, et le jeune garçon que j'étais est devenu un monstre sanguinaire.
Agir sans réfléchir, comme quelqu'un me l'a si bien dit, un jour.
Ma rage accumulée depuis mon enfance est devenue incontrôlable et j'ai anéanti tout ceux qui se dressaient sur mon chemin. Je ne voyais plus les victimes, ni les corps innocents, non, je voyais des cibles, des obstacles. Ma haine me brouillait la vue et je ne m'étais promis de ne plus rien laisser passer, pas même un seul survivant ne devait s'échapper de mes mains. Ma famille y est passée aussi.
Le choix était simple : Tuer avant d'être tué.
Le seul survivant, le seul que je n'ai jamais réussi à abattre c'est lui ; Rika. Et bordel, je regrette tant. Si j'avais eu moins de pitié, je l'aurais tué aussi et aujourd'hui il n'aurait pas été sur mon chemin.
Heureusement pour moi, et malheureusement pour lui, je ne suis plus seul. Aya est avec moi.
En parlant d'elle, elle reste toujours silencieuse.
Je tente de lire ses pensées et, malgré ce que je lui ai fait subir, elle ne m'en veut pas. Aucun dégoût, aucune colère ne se promène dans son esprit, aucune frustration de ne pas avoir son corps non-plus. En fait, elle est simplement pensive. Depuis le combat, elle remet tout sur table et épluche chaque élément au peigne fin.
Les réflexions qu'elle m'inflige depuis plusieurs minutes me bombardent le crâne mais je ne peux l'en empêcher après tout, c'est ainsi qu'elle communique.
Malgré l'heure tardive et la lune apparue, les rues sont bondées. Je circule entre les passants, le regard à l'affût du moindre mouvement et remonte les bretelles de ma robes toutes les secondes au vu de l'air frais qui tape sur mon torse.
Enfin, pas mon torse mais ma... sa poitrine.
Difficile de s'habituer à ce niveau corps, surtout du sexe opposé. Et je crois que Aya attend le moindre faux pas pour remettre la tout sur le dos.
Alors je fais de mon mieux. J'essaye de marcher comme une dame et de ne pas paraître trop sévère par peur d'avoir un comportement trop masculin pour ce corps si fragile. Déjà que sa jolie robe n'est plus très blanche, elle vire au beige sable tâchée de sang à cause du combat précédent. Je préférais ne pas salir d'avantage sa féminité.
En regardant mes chaussures, je remarque que le bas de la robe est légèrement déchiré et crée une longue fente qui remonte jusqu'au haut de ma cuisse. On ne voit pas mes sous vêtements, c'est déjà ça.
Plus j'avance, plus les trottoirs s'agrandissent et plus le monde s'y trouve. Les éclairages empêchent toutes étoiles d'apparaître, on ne distingue même plus la lune tant nous sommes immergés dans cette ville grotesque.
Tout y a été poussé à l'extrême, et je ne parle pas que de l'architecture. La nourriture est énorme et tant variée qu'on ne saurait plus en distinguer les saveurs ; les habitants sont de toutes les couleurs, de toutes les formes, de tous les gouts, on pourrait croire que tous les peuples de la galaxie nous ont rejoint ; et sans parler des multiples bars, boutiques ou autres commerces qui nous éblouissent avec leurs immenses inscriptions en led.
Et c'est ici, dans ce bordel géant, que je dois retrouver Tyko.
Et ma relique.
Car oui, je me trouve au secteur 5 du continent Ama. Le secteur du plaisir et de la séduction, le lieu de rencontre mondiale mais aussi là où se cache ma relique.
Je repense au petit mot écrit par l'ami de Aya en classe, la cachette du sabre du jugement. Il indiquait une adresse au Quartier des plaisirs :
Quartier des plaisirs, Ama. Madame Logastri.
Autant en profiter et récupérer l'une de mes reliques. Elle me servira sûrement pour la suite. Surtout avec les nouvelles alters que Aya possédera grâce à notre fusion. Pauvre enfant qui n'est pas encore au courant de l'importance de sa présence ici, elle ne s'attend pas à ce qu'elle devienne l'élément déclencheur de la prochaine guerre. Malheureusement pour elle, il est trop tard pour faire marche-arrière.
Je bifurque sur une petite allée pour rejoindre les taxi et embarque dans le premier garé sur mon trottoir. En montant à l'arrière, l'homme se tourne vers moi et jette un coup de d'œil à ma jambe nue qui sort de ma robe.
- Ça va, j'te dérange pas ? crache-je tout en serrant inconsciemment les poings.
Il capte alors mon regard et s'émerveille.
- Je n'ai jamais vu des yeux aussi violets ! C'est... wow ! s'exclame-t-il sans imaginer un seul instant que ce regard lui avait mis dans le crâne une adresse précise mais aussi une interdiction de me demander de l'argent.
Pourtant c'est ce qui vient de se passer.
Il se retourne face à la route comme un robot programmé et démarre le véhicule direction le Quartier des plaisir.
L'alters de Aya est unique en son genre, même si je ne le maîtrise pas encore à la perfection, il est utile dans toutes situations. Rika doit le savoir mieux que personne. Voilà pourquoi je ressentais cette once d'hésitation en lui lors de notre combat, il ne savait pas s'il devait se méfier de moi ou d'elle.
Ma tête bascule contre la vitre et je profite du trajet pour plonger dans notre subconscient et la retrouver. Son silence se fait long, je commence à m'ennuyer sans ses stupides remarques.
En atterrissant dans l'océan infini de notre esprit, je la vois, assise en tailleur dans l'eau glacée. Elle dessine dans le liquide avec ses doigts tout en étant dans ses pensées. Elle ne remarque même pas ma présence. Je reste donc derrière elle et croise les bras.
- Tu boudes ?
Aucune réponse. Elle hausse simplement les épaules comme une enfant de cinq ans qui voudrait qu'on lui court après. Je pourrais lui poser tellement de questions sur son état mais je sais déjà tout, ses pensées tournent autour de moi comme des lettres ouvertes. Je peux lire chacune d'elle, explorer ses plus profonds désirs et sans même son accord.
Je suis faible. Je me déteste. Je suis faible. Je me dét-
- Tu n'es pas faible, Aya.
Ses doigts s'immobilisent dans l'eau. Son visage s'assombrit sans pour autant le tourner vers moi. Et oui, difficile de s'habituer à ce qu'un homme inconnu puisse lire ses moindre pensées. Heureusement que je ne suis pas ici pour la nuire, ça m'est complètement égal de tout savoir sur elle et je ne m'en servirai jamais contre elle. Je n'abuserai ni de sa tête, ni de son corps. Je suis là pour atteindre mon objectif, pas pour blesser cette fille qui semble déjà meurtrie par son propre alter.
- Si, je suis faible. J'ai besoin d'un garde du corps pour rester en vie, alors je suis faible, murmure-t-elle le regard rivé sur l'océan qui l'entoure.
Alors c'est ça qui l'a tracasse tant ? Le fait que sans moi, elle n'aurait jamais pu s'échapper des mains du KMaster et de Rika ? Évidement, personne n'en est capable à part moi. Fuir Rika c'est dans mes gênes, il est l'un des plus puissants magiciens du globe et je n'ai jamais encore vu quelqu'un lui glisser entre les doigts. Si moi j'y parviens, c'est simplement parce que notre alter est identique. Je suis son frère, le seul encore capable de lui mettre des batons dans les roues.
Alors oui, Aya, t'es faible à coté de Rika. Mais forte à coté du reste du monde.
- Je ne suis pas ton garde du corps, proteste-je vexé qu'elle me mette un statut aussi futile sur le dos.
- Alors pourquoi tu me protèges ?
Bonne question.
Pour moi ? Pas seulement. Je pourrais reprendre le contrôle total de son corps, enchaîner son esprit et vider sa conscience de son âme. Pourtant je ne fais rien, je la laisse avoir le choix de me dire non, le choix de vivre sans se préoccuper de moi. Je pourrais la détruire, la réduire à mon service et oublier son existence de ce monde. Oui, je pourrais faire tant de choses. Mais j'ai décidé de ne rien faire.
J'aimerais lui retourner la question, lui demander ses raisons de se laisser elle protéger.
Elle est la plus en tord dans cette confiance aveugle. Moi je la protège parce que c'est mon devoir, j'en suis obligé. Mais elle, pourquoi se laisse-t-elle protéger par moi ? En fouillant quelques idées qui lui tournent autour de l'esprit, j'arrive à saisir sa réponse. Elle a peur de moi, mais elle a encore plus peur du monde extérieur. Je suis son seul barrage entre elle et ceux qui l'entourent. Et Aya n'a jamais été à l'aise avec les autres. C'est une femme solitaire et remplis de vices auxquels elle succombe bien facilement, je crois qu'elle n'arrêtera pas de me surprendre. Et que je devrais également me méfier d'elle.
Si elle savait ce que je suis vraiment, le monstre que je suis devenu, les cruautés que j'ai parsemé, tout changerait radicalement. Elle me quitterait sûrement, oui pire me vendrait au Royaume. Alors je préfère rester l'homme inconnu qui n'est que de passage, laissant cette jeune fille garder le plus longtemps possible l'innocence qui l'a sauve.
- Si tu meurs, je meurs, finis-je par avouer d'un ton lassé.
C'est en partie vraie, mais pas que... Peut-être que la laisser mourir me ferait toucherait un peu. Oui, juste un peu.
- Très rassurant tout ça... Mais je peux me débrouiller seule, rétorque-t-elle en poursuivant ses tourbillons insupportables dans l'eau.
Une gamine en manque d'activité manuelle, voilà ce qu'elle est.
- Ah ouai ? Comment ? En hypnotisant ton voisin ? Aya t'es inconsciente ou quoi ? Le Royaume entier te recherche, t'arriveras à rien sans moi.
La pression sur ses épaules s'alourdit, elle bouillonne. Et c'est ce que je veux. Mes paroles percutent son crâne comme une flèche, elles rebondissent sur les parois de son esprit et entrent dans sa mémoire.
C'est bien Aya, enregistre. Retiens chaque mot que je déploierait à ton égard.
- Tu m'as demandé de te sauver, je l'ai fait. Tu m'as demandé de ton protéger, je l'ai fait. Maintenant, es confiance en moi, poursuive-je en m'approchant doucement dans son dos. Tu n'as plus d'autres choix si tu veux un jour de nouveau vivre librement.
Toujours en tailleur, ses mains cessent de s'agiter et se figent complètement plongées dans l'eau. Elle réfléchit, doute, imagine, elle essaye de trouver une faille dans mes paroles. Mais il n'y a rien. Elle n'est pas encore capable d'ouvrir mon esprit aussi clairement que je peux le faire avec le sien, aucune de mes pensées ne l'atteint encore. Et c'est l'avantage que j'ai sur elle.
Je peux retourner son alter contre elle, mais elle ne peut pas l'utiliser sur moi.
Fais-moi confiance, Aya.
- Fais-moi confiance, Aya, murmure-je à son oreille, accroupis derrière son dos, tout en déposant ma main sur son épaule.
À force d'être dans sa tête, j'ai appris à la connaître par coeur. Et s'il y a bien une chose qu'elle déteste ressentir : le devoir envers l'autre. Aya est loin d'être une altruiste. C'est une femme égoïste et solitaire, un pion hors-jeu qui avance à son rythme et dans le sens qu'il décide. Et là, elle me hait. Enfin, elle hait l'homme que je suis à ses yeux, c'est à dire une autorité supérieur qu'elle est incapable de contester.
Je suis plus fort qu'elle, et ça la ronge de l'intérieur.
- Je ne te fais pas confiance, je te tolère, dit-elle enfin, sortant doucement de ses pulsions meurtrières envers moi.
- Moi non-plus je veux pas être ton amie, je te rassure (un sourire naît sur son visage et je l'imite). Mais j'ai besoin de toi, et tu as besoin de moi.
Le besoin mutuel, le désir de servir à quelque chose et de faire dépendre les autres de nous. C'est si facile de la faire tomber dans un piège, elle est prévisible. Elle a besoin de moi mais ne l'avoue pas, elle se convainc que c'est moi qui est besoin d'elle. Et ça, c'est sa faiblesse.
Elle relève la tête et se tourne vers moi, toujours assise dans l'eau comme une enfant perdue. Avec la lumière de la Lune, son regard est d'un gris effroyable, il m'hypnotise rien que par sa couleur. Si j'étais ignorant, j'aurais envie de plonger dedans, d'explorer ce regard si époustouflant.
Mais Aya est dangereuse, alors je descends mon regard vers son petit nez enfantin et puis ses lèvres rosées. Tout est attirant chez elle, finalement. Mais pas assez pour me retirer de mes objectifs.
- Lèves-toi, lâche-je en me redressant, quittant mon regard de son visage pour le diriger vers la demi-Lune à l'horizon.
Dans un soupire, elle s'exécute et se frotte les bras de froid. Pourtant la température est parfaite ici, nous sommes dans un univers irréel, dans les tréfonds de nos esprits. On ne peut ni se blesser, ni ressentir la moindre sensation extérieur. Comme le froid par exemple.
Puis je comprends qu'elle est simplement nerveuse.
Je vais mourir. C'est la seule fin possible. Je. Vais. Mourir.
Voilà ce qu'elle se répète en boucle, et ce qui alimente quotidiennement son anxiété. Pour tout : pour aller à l'école ; pour sortir ; pour voir ses amis ; pour parler ; pour se défendre... Aya a peur de tout. Peur des remarques sur son alter, sur son corps faible, sur ses passions pour la lecture spirituelle que personne ne comprend. Mais aussi peur de devoir user de son pouvoir sur les autres, d'être obligé de les faire souffrir pour qu'ils arrêtent, d'avouer qu'elle est puissante et donc de faire envier tout ce qui l'entoure.
Aya, t'es vraiment une femme stupide.
- Calmes-toi, tu vas pas mourir vu que je ne compte pas mourir maintenant non-plus, souffle-je en la voyant commencer à trembler.
Elle se fige et écarquille sévèrement les yeux.
- Arrête de lire dans mes pensées !
- Arrête de penser, alors.
- Je ne peux pas... murmure-t-elle peinée.
- Te plains pas, du coup.
Une symphonie d'émotions traverse son esprit, c'est insupportable. Haine, désespoir, chagrin, honte, peine, frustration, dégoût... tout s'enchaînent rapidement et se mélangent dans sa tête. Sauf que nous partageons le même subconscient, et tout ce qu'elle ressent elle me le partage. Heureusement, ma force permet d'atténuer ce ressenti désagréable. Mais même ainsi, je peux sentir tout ce brouhaha de douleur.
Comment fait-elle pour supporter ça chaque jour ?
Elle est à deux doigts de fondre en larmes, je le sens. Mais que faire ? Elle me fait de la peine, un peu. Oui, juste un peu. Mais la réconforter me semble si difficile.
- Je... commence-je en passant ma main dans mes cheveux, légèrement gêné. Je suis là, tu sais. Je veux t'aider, enfin si tu veux. Je crois que t'aimes pas être aidée, mais des fois ça peut servir.
Ça y est, je perds complètement mes moyens. Elle le remarque, mon bégaiement et mes joues qui rougissent trahissent mon mal aise. Je me déteste. Et je la déteste pour ne pas m'arrêter dans mon élan. À la place, je continue mon réconfort, encore plus scandaleux qu'au début.
- J'ai pleins de choses à faire maintenant que je suis revenu à la vie, mais je pense que te l'imposer serait cruel. Je veux qu'on travaille ensemble, c'est mieux, non ? Enfin, si tu veux, encore une fois.
Et pour couronner le tout :
- Tu veux bien ?
Bordel... Je me déteste.
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