VIII. Vers le Nord
Journal des Sports, rubrique dracologique – édition du trois mars 1991.
Record de vitesse battu
Nouvel exploit de la part de Fränzi Totthen : lors de la descente de la course de Kitzbühel, la trentenaire a atteint les trois cent deux kilomètres-heure, dépassant de peu son précédent record. L'exploit n'a cependant pas permis à Totthen de remporter la course, puisqu'elle est sortie de piste quelques virages plus loin, suite à une faute de carre sur les griffes de son Cairnard.
Épidémie de fièvre rose
L'alerte déclenchée la semaine dernière dans un élevage de Tempêtes-des-Tropiques est arrivée trop tard : il semblerait que la fièvre se soit déjà propagée à d'autres élevages, et elle a même été détectée sur le cadavre d'un spécimen sauvage. Les autorités sanitaires ont immédiatement déclaré l'état d'alerte. Elles demandent notamment aux propriétaires de dragons de garder ceux-ci dans les lieux clos et recommandent aux personnes âgées, aux femmes enceintes et aux enfants de cesser de consommer de la viande de dragon le temps que l'épidémie soit sous contrôle. Pour mémoire, la fièvre rose fait partie des maladies infectieuses les plus virulentes chez les dragons. Les symptômes sont les suivants : écailles tachées de pois fuchsia et griffes cassantes.
Locke, reine des glaces
Le Tryptique s'est terminé il y a deux jours avec l'éclatante victoire de Devi Ælin ; nous entamons ainsi notre rétrospective, analysant chaque jour les performances d'un coureur différent. Aujourd'hui, il s'agira de s'intéresser à l'une des concurrentes les plus inégales de la course : Lorna Locke, qui pour sa la première participation au Tryptique nous aura laissé voir le pire comme le meilleur. Pourtant bien partie lors de la première étape, un accrochage qui coûte la vie à deux autres pilotes la relègue à la huitième place. Plus décevant encore, elle ne termine que quatorzième dans l'épreuve des grottes immergées, s'étant apparemment perdue dans un de leurs dédales. Mais heureusement, Locke sait remonter la pente : elle nous gratifie d'une troisième manche époustouflante, prenant allégrement la tête de l'étape du blizzard. En définitive, il reste permis d'espérer que cette toute jeune coureuse devienne un jour une rivale crédible pour Ælin.
***
Premier mars 2012.
Amdre tremblait de tous ses membres, sans parvenir à déterminer s'il devait cela aux températures glaciales ou à la terreur qui s'emparait peu à peu de lui – un peu des deux, sans doute. Jamais il n'avait possédé une conscience si aiguë des événements alentour ; jamais il ne s'était senti si près d'une mort cruelle et des plus définitives. Et toutes ces sensations, il les ressentait durant ce qui devait être le laps de temps le plus fugace de son existence : ces quelques secondes où Diedre Kuxan le chargeait. Le blizzard troublait tout, mais il demeurait trop évident que la jeune fille attaquait pour tuer. Les immenses ailes colorées de son dragon tranchaient l'air jusqu'à sa proie. Et puis ce fut le choc.
Tandis que Charybde se déchaînait pour échapper à la puissante mâchoire de l'Azur-et-Garance, Amdre, dans un état second, levait les yeux vers ce qu'il supposait être le haut – mais comment être sûr dans ce monde où la terre et l'horizon se confondaient dans un nuage de blancheur ? Il cherchait Lorna. La pilote la plus douée, la plus extraordinaire, la plus impitoyable de tout le Tryptique se trouvait là, quelque part dans ce ciel. Amdre voulait se convaincre qu'elle ne l'abandonnerait pas ainsi, malgré son combat personnel contre Devi Ælin.
Les mots qu'il avait prononcés avant le départ lui revinrent alors, le ramenant à la lucidité. « Je crains que Diedre me soit destinée tout entière. » S'il avait un jour rêvé de posséder l'une de ces créatures exquises et flamboyantes qu'incarnaient les jumelles Kuxan, il était exaucé : Diedre lui appartenait toute entière, splendide vengeresse prête à le châtier pour cette trahison qu'il n'avait pas vraiment souhaitée – mais néanmoins acceptée. Le sang de Tyerne sur ses mains...
Charybde parvint à se dégager au prix d'une ruade qui faillit bien envoyer son pilote voler à travers le blizzard. Heureusement, le mousqueton tint bon. Tandis que la dragonne reprenait de l'altitude, s'efforçant de maintenir Diedre à distance, Amdre souffla un instant et fit le compte de ses membres, histoire de s'assurer que tout tenait toujours en place. Deux bras, deux jambes, et une tête qui résonnait comme un tambour ; il s'en tirait entier. On ne pouvait cependant pas en dire autant de Charybde, qui souffrait d'une profonde morsure à la base du cou. Amdre n'y pouvait rien. Il se contenta d'élever une supplique muette au Hasard, le priant de ne pas trop s'acharner sur sa compagne de toujours.
Le répit fut de courte durée. Pas parce que Diedre revint à la charge, mais plutôt parce que Lorna et Devi apparurent à nouveau dans le champ de vision du jeune homme. Elles tombaient. L'écorcheuse semblait éveillée, s'agrippant de toutes ses forces à sa proie. Cette dernière devait encore habiter la conscience de son immense dragon noir, car Amdre le vit bientôt, ombre fugace, émerger du blizzard dans un plongeon fou, s'efforçant de rattraper le corps inerte de sa pilote. Peine perdue ; seul un Dragon-Siphon aurait pu réussir un tel exploit – comme Charybde lors de la première étape.
Et soudain le schéma changea. Devi devait se trouver trop loin de son Œil-de-Lune pour maintenir la connexion : elle fut réintégrée de force dans sa véritable enveloppe, laissant échapper un bref cri de terreur. L'Œil-de-Lune chuta à son tour. De Lorna, toujours rien ; pas un seul mot, pas un geste, et aucune trace de la Née-des-Glaces – mais vu la difficulté que consistait la localisation d'un dragon blanc sur fond blanc, Amdre ne s'en étonna guère.
Ces diverses observations ne devaient pas durer plus d'une fraction de seconde. Assez pour qu'Amdre et Charybde, comme une seule entité, décident de plonger à la suite de Lorna pour tenter de la rattraper. Ils lui devaient bien ça.
Un accroc de taille vint cependant lézarder la toile de leur plan parfait : tout en crocs et en griffes, Diedre n'entendait pas renoncer. Elle les surprit par le bas cette fois, grimpant le blizzard pour se jeter sur eux. Charybde l'évita de justesse et laissa échapper un glapissement désemparé lorsqu'elle réalisa que Diedre lui coupait la route menant au sauvetage de Lorna. Amdre lâcha une nouvelle série de jurons, étouffés par les mailles épaisses de son écharpe. Par cette seule feinte, la survivante des sœurs Kuxan venait de condamner l'écorcheuse d'Alyeska. La fenêtre durant laquelle Amdre pouvait encore la sauver venait de se refermer.
Le choc tomba sur lui comme une avalanche, ensevelissant pour de bon sa satanée morale. Il tendit la main vers les fontes de sa selle et en tira une longue lame d'un métal brillant, jusque-là dissimulée entre les couches de cuir – un ajout des plus récents. « J'ai quatre ailes, tu n'en possèdes que deux », avait remarqué Lorna lors de leur entraînement dans le Nord. « Mais toi, tu as tes bras. » Elle parlait juste, comme souvent. Amdre ne voulait plus n'être que ce fardeau trimballé par Charybde, et cette nouvelle stratégie lui donnait justement l'opportunité de se montrer plus actif.
– Plonge, ma belle, murmura-t-il à la dragonne, resserrant sa prise sur le manche de l'arme.
Il se sentait un peu ridicule, à brandir ce morceau de métal qui ne valait sans doute même pas un cure-dent face à un reptile géant, mais oublia vite ses doutes lorsqu'il vit l'Azur-et-Garance s'approcher dangereusement. Diedre ne fit même pas l'effort d'esquiver la lame, qui traça un minuscule sillon sanglant sur ses écailles. Trop fière. Les pilotes de la lignée Kuxan partageaient tous ce même trait de caractère, et en l'occurrence, il venait de conduire leur dernière représentante à sa perte. Étrange coïncidence, quand on songeait que le père des jumelles avait été contraint à l'abandon lors de cette même étape, vingt-deux ans plus tôt. Amdre esquissa un sourire presque aussi cruel que ceux de l'écorcheuse ; d'un geste, il envoya valser la lame dans les airs afin que la neige l'engloutisse à jamais. Il dégagea son visage et hurla à travers le blizzard :
– La lame est empoisonnée, Diedre ! Tu as moins d'une minute pour décider si tu préfères abandonner ou t'écraser !
Le jeune homme ne s'attarda pas pour observer la réaction de son adversaire vaincue. Il venait de réaliser qu'il s'arrogerait une victoire aisée s'il se dirigeait vers l'arrivée dès à présent ; mais cela signifierait abandonner Lorna. Il ne le pouvait pas. Qu'importait que la mort l'ait sans doute déjà trouvée ? Amdre payait toujours ses dettes, et en l'occurrence, il ne voyait aucune autre manière d'effacer celle qu'il avait contractée à l'égard de la meurtrière aux étranges accès de conscience. Il recula ses jambes et se pencha en avant, indiquant à Charybde qu'il souhaitait descendre.
Ils trouvèrent rapidement le cadavre de Devi Ælin, disloquée et sanglante sur un suaire de neige immaculée. Son visage supplicié et ses membres tordus firent monter un puissant haut-le-cœur à travers Amdre, qui dut se détourner pour vomir. Il poursuivit néanmoins sa quête, blafard. Lorna ne reposait pas très loin. Elle vivait encore lorsqu'il la trouva, mais plus pour longtemps. La Née-des-Glaces, gardienne de sa conscience, se tenait juste à côté du corps rompu de l'humaine. Sans doute était-ce moins douloureux pour Lorna de hanter son dragon jusqu'au bout. Elle revint toutefois occuper l'enveloppe mourante lorsqu'Amdre murmura son prénom.
– Non, souffla-t-elle. Lorna est morte.
– Ne dites pas de bêtises ! s'exclama son acolyte, que la vue du sang et des multiples fractures menait au bord du malaise. Vous allez vous en sortir, vous volerez à nouveau !
– Oui.
Il y eut un silence durant lequel l'un s'efforça d'imaginer des paroles susceptibles de réconforter une mourante, tandis que l'autre rassemblait ses dernières forces.
– Gagne la course, triple buse ! cracha soudain Lorna, usant d'une vigueur insoupçonnée.
Amdre en fut si choqué qu'il laissa échapper un ricanement nerveux.
– Bien sûr, acquiesça-t-il. Permettez-moi simplement de rester encore un peu avec vous.
La respiration sifflante, la mourante hocha vaguement la tête. Une étonnante beauté émanait de son visage pâle, auréolé du jais de ses cheveux courts et du rouge sanguin qui fuyait ses veines.
– Alors enlève-le. Le bandeau. Pour que tu comprennes.
Les mots se perdaient dans le blizzard, de plus en plus faibles. Amdre hésita, craignant d'avoir mal compris. Ses mains tremblaient ; il ne savait toujours pas exactement pourquoi, mais il s'en fichait. Lorna se mourait, et venait de lui demander une dernière faveur. Comprendre. Il ôta ses gants et les laissa négligemment tomber dans la neige, pour approcher ses mains nues du fameux bandeau de toile blanche – rouge désormais – qui barrait le regard de Lorna Locke depuis deux décennies. Ce dernier ne résista pas quand il tira et le fit glisser pour dégager le visage de son mentor.
L'œil droit laissa entrevoir une prunelle aussi bleue que les glaces du Pôle, qui disparut rapidement sous la lourde paupière. Le gauche ne possédait plus pareille protection. À vrai dire, il n'existait même plus. De l'orbite vide émergeait une tige de Contrôle, profondément enfoncée dans le cerveau.
Amdre esquissa un mouvement de recul, incapable de retenir son dégoût. Ses mains se mirent à trembler de plus belle, au point qu'il se voie forcé de les ramener contre lui pour tâcher d'endiguer le phénomène. Un ricanement lugubre s'échappa des lèvres de Lorna.
– Tu comprends maintenant ? susurra-t-elle. Elle est morte depuis longtemps.
– Vous... Vous... êtes la Née-des-Glaces.
– Celle-là même que Locke tenta de dompter.
La douleur semblait s'estomper du visage de Lorna – ou de cette créature qui l'avait incarnée vingt ans durant. Peut-être parce que sa fin ne tarderait plus, à moins que le fait de révéler son terrible secret ne lui redonne quelque force. Elle semblait d'humeur à terminer son histoire, dût-elle lutter contre la mort pour ce faire.
– À l'époque de la traversée du Pôle, le sponsor de Locke s'appelait Limerick. Ça te dit quelque chose ?
– Le scandale des tiges de Contrôle défectueuses ? hoqueta Amdre, qui commençait à comprendre la manière dont avaient dû s'enchaîner les événements lors de cette fameuse aventure boréale, au cours de laquelle devait naître l'écorcheuse d'Alyeska.
Tout semblait si logique. Tellement qu'il pouvait visualiser la scène en pensée : Lorna Locke, perdue au milieu des étendues glacées du Grand Nord, essuyait l'attaque d'un groupe de dragons polaires. Elle s'en tirait, mais perdait son Brise-Givre dans l'affaire, et constatait vite que son unique chance de survie résidait dans le fait de capturer une nouvelle monture. Une Née-des-Glaces. Au prix d'extraordinaires prises de risque, elle y parvenait. Seulement, le nouveau prototype de tiges dont on l'avait équipée comportait un défaut fatal. La dragonne retrouvait sa conscience en plein ciel. Elle désarçonnait sa malheureuse cavalière ; pas une grosse chute, non, pas de quoi la tuer. Mais le Hasard s'en mêlait. Lorna s'empalait sur l'une de ses tiges de rechange.
– Lorsqu'elle a raté son Contrôle, elle m'a transmis la manière de penser propre à votre espèce... son humanité. Et puis elle est tombée, et je l'ai prise pour venger les miens.
Amdre n'ajouta rien, les yeux rivés sur la tige qui dépassait de l'orbite gauche. Il ne voulait rien ajouter, muré dans cette affreuse compréhension qu'il venait d'atteindre. Cela ne le dégoûtait plus à présent ; il ressentait juste l'envie de pleurer.
– Gagne la course, parvint encore à articuler Lorna – la Née-des-Glaces – avant que son souffle ne s'éteigne pour de bon.
L'enveloppe humaine succomba enfin à ses blessures, forçant la dragonne à réintégrer son propre corps. Les tiges de Contrôle défectueuses dépassaient toujours de son crâne, au point qu'Amdre se demande ce qu'il restait de la créature, au final. Une chimère étrange entre le reptile mutilé, épris de vengeance, et cette toute jeune Lorna Locke assoiffée d'aventures. Les yeux de la créature scintillaient du même bleu de glace que l'unique prunelle de la dépouille de Lorna. Déconcertant.
Amdre se hâta de grimper en selle, soudain envahi par l'urgence de sa situation. Plus que jamais, il entendait s'imposer en vainqueur du Tryptique. Pour tout changer de ce système pourri jusqu'à la moelle, et réaliser enfin l'œuvre de la Née-des-Glaces. Celle-ci s'envola la première, comme pour guider Charybde à travers le blizzard. Ils s'étaient mis en retard, mais avec l'incroyable lecture du blizzard qu'effectuait le dragon blanc... Le jeune homme haussa les épaules, et se permit d'espérer.
Pour remporter le classement général, Amdre devait impérativement s'assurer que Noha Del Mah se classe après lui. Elle demeurait le seul véritable obstacle entre la victoire et lui. Le Tryptique fonctionnait d'après un système de points, en accordant dix au vainqueur de chaque course, puis neuf au deuxième, huit au troisième, et ainsi de suite. Ceux qui arrivaient après la dixième place ne recevaient rien. Au début de la troisième étape, deux concurrents se trouvaient en meilleure position qu'Amdre : Mel Jadavis, qui comptabilisait dix-huit points, et Lorna Locke, seize points. Tous deux ayant quitté le circuit avant l'heure, les coureurs nantis de quatorze points prenaient l'avantage. En théorie, on en comptait trois : Amdre, Noha et Devi. Mais cette dernière ne referait plus surface non plus, et le trio de tête se transformait en duo. Mathématiquement, les six coureurs restants se trouvaient trop loin dans le classement pour conserver quelque chance que ce soit.
Charybde fendait le blizzard de ses grandes ailes bleues, plus preste que jamais. Sur son dos, Amdre savourait ce vol désespéré, en proie aux rafales et à l'ire de la tempête. Il discernait une saveur d'aventure dans chacun des flocons qui giflaient son visage, goûtait le vent comme le plus frais des nectars. Il comprenait. Derrière les glissades fluides de la Née-des-Glaces, le vol de Charybde paraissait maladroit, mais le jeune homme ne s'en alarmait pas. Encore anesthésié par l'horreur que dissimulait le bandeau de Lorna, il fuyait en s'immergeant totalement dans cette dernière course. Il devait rattraper Noha.
Le soulagement qui s'abattit sur Amdre lorsque le dragon rouge de la favorite se retrouva enfin dans son champ de vision relevait de l'indicible. Il en demeura sans voix, l'air un peu bête, avant de se rappeler que la troisième étape n'en était pas gagnée pour autant. La Née-des-Glaces, comme un fantôme blanc, se mit soudain à voleter en cercle tout autour d'Amdre, nerveuse.
– Quoi que vous essayiez de me dire, je ne comprends pas, lâcha-t-il – plus pour lui-même qu'à l'intention de la dragonne.
Et puis son regard descendit dans la direction que semblait indiquer son guide, plus de cent mètres plus bas. On y discernait une large crevasse, comme une blessure au sein de la montagne, qui serpentait tout droit vers l'arrivée. Le vent s'y engouffrait en hurlant ; il devait atteindre des vitesses folles, ainsi canalisé.
Un autre dragon que Charybde aurait eu besoin d'une précieuse minute pour descendre jusque là ; pour un Siphon, il s'agissait de l'affaire de quelques secondes – sans compter toute la vitesse qu'on pouvait emmagasiner durant le plongeon. Amdre craignait franchement que la crevasse ne s'avère trop étroite, que sa monture et lui s'écrasent contre ses parois austères, mais il se convainquit bien vite que ce passage-là représentait sa chance de victoire la plus sûre. Ignorant la blessure infligée par Diedre à Charybde, qui diminuait sans doute ses capacités, il se pencha vers l'avant et déplaça son poids de manière à lui laisser comprendre sa décision. Celle-ci ne se fit pas prier.
Amdre vécut ainsi une nouvelle descente infernale dont il ne devait pas se rappeler grand-chose, si ce n'était de ses tympans prêts à exploser et du cri d'encouragement de la Née-des-Glaces, qui ne les guiderait pas dans cette dernière aventure. Le jeune homme et son dragon s'engouffrèrent dans la faille à une vitesse qui devait exploser tous les précédents records. Amdre, couché sur le dos de sa monture pour améliorer leur aérodynamisme, se risqua à entrouvrir un œil. Il ne discerna qu'un magma de gris et de blanc et le referma sans attendre.
Et soudain, Charybde prit un virage à un angle impossible, et Amdre se demanda s'il ne s'agissait pas d'une erreur de sa part. Tétanisé, il attendit le choc une seconde, deux... Des cris résonnèrent tout autour de lui. Des cris humains, pas ceux du puissant blizzard ou des dragons mutilés. Des cris. Des acclamations. Il se redressa et jeta un regard éberlué tout autour. Il lui fallut plusieurs secondes encore pour comprendre qu'il venait de franchir la ligne d'arrivée. La victoire du Tryptique lui appartenait. Juste derrière, Noha Del Mah, souriante malgré sa déroute, sauta de son dragon pour le rejoindre.
– Félicitations ! le complimenta-t-elle. Je sais reconnaître une défaite méritée, et celle-ci l'était amplement. Ce dépassement à quelques mètres de l'arrivée... J'en tremble encore !
Amdre lui répondit par un rictus timide qui ne lui ressemblait pas, s'efforçant de détacher le mousqueton qui le retenait à sa selle. Ses mains tremblaient toujours, mais il savait exactement pourquoi cette fois-ci : parce qu'il avait réussi. Il lui semblait qu'un poids immense venait de lui être enlevé, ouvrant des portes nouvelles pour la cause des dragons. Cela prendrait encore de nombreuses années, mais il se sentait confiant. Cette victoire donnait à son combat toute la lumière nécessaire. Un jour – un jour pas si lointain que cela –, le Contrôle se verrait aboli pour de bon. Le rêve de la Née-des-Glaces serait réalisé, sans effusion de sang.
Amdre ne ressentait toutefois pas l'euphorie totale à laquelle il se serait attendu. Heureux et fier de lui, oui ; mais il manquait quelque chose. Lorsqu'il parvint enfin à sauter à terre, son premier geste fut de se tourner dans la direction par laquelle il était arrivé. Le blizzard tourmentait toujours les montagnes, dissimulant leurs contours escarpés,il paraissait moins furieux à présent. Les flocons de neige tombaient plus droit, tourbillonnant légèrement avant de se poser aux alentours.
Ignorant les journalistes autour de lui, sa mère qui accourait sans égards ni pudeur pour son imposant décolleté, et Noha à son bras, Amdre se rapprocha de Charybde et daigna enfin poser les yeux sur la blessure infligée par Diedre. Des lambeaux de cuir sanguinolents pendaient autour des marques de crocs, révélant des blessures si profondes qu'Amdre crut défaillir. Où Charybde avait-elle trouvé la force de le porter jusqu'à l'arrivée blessée de la sorte ?
– Heureusement qu'il fait froid, souffla Noha juste derrière lui. Regarde, le sang a gelé. Sans ça, c'était l'hémorragie et tu pouvais dire adieu à ta victoire.
Amdre eut envie de rétorquer qu'il se fichait de gagner ou perdre, se souciant uniquement de la survie de sa dragonne, mais son père arriva sur ces entrefaites et monopolisa le temps de parole en se répandant en de profondes réprimandes, tout en assurant les soins d'urgence à Charybde.
– Elle survivra, grommela-t-il. Mais tu peux d'ores et déjà l'oublier pour de prochaines courses. Avec une cicatrice pareille sur la gorge, ce serait beaucoup trop dangereux pour elle.
– Elle ne volera plus en compétition, chuchota tristement Amdre, tâchant de ne pas penser aux aventures que leur duo ne vivrait pas – cela lui aurait fait venir les larmes aux yeux ; ils avaient formé une si belle équipe.
Charybde laissa échapper un faible grognement, que seul son jeune pilote sembla percevoir. Il le comprit comme une absolution. Quelque rôle qu'Amdre ait eu à jouer dans les circonstances qui avaient mené Diedre à le prendre pour cible, son Dragon-Siphon lui pardonnait.
Décidé à conclure définitivement l'histoire, il leva une dernière fois les yeux vers les montagnes. Il repéra ce qu'il y cherchait cette fois. La dragonne disparaissait lentement, avalée par le blizzard. Partagé entre satisfaction et mélancolie, Amdre la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle s'efface complètement. La Née-des-Glaces s'était envolée. Vers le Nord.
***
Image : http://njoo.deviantart.com/art/Dragon-Heads-73398969
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