VI. Marée basse
Journal des Sports, rubrique dracologique – édition du sept avril 1990.
Miraculée !
Alors que tout espoir semblait perdu, Lorna Locke a finalement gagné Trondheim hier, avec plus d'un mois de retard sur son plan de vol. Émaciée et épuisée, la jeune femme n'est pas restée longtemps sous les feux des projecteurs, se retirant presque aussitôt vers un refuge à l'adresse inconnue. Sa réapparition miraculeuse soulève toutefois nombre de questions, qui sembleraient devoir rester sans réponses le temps que Locke se remette de ses aventures. Les spéculations vont bon train à propos de ce qui a pu autant la retarder, mais également au sujet de la monture sur laquelle elle a achevé son exploit – une Née-des-Glaces, rareté du Grand Nord. Quoi qu'il en soit, Locke devrait entrer sans mal dans la légende grâce à cette toute première traversée du Pôle à dos de dragon, en hivernal et en solitaire.
La foire au dragon ouvre ses portes
La foire annuelle, paradis de tous des dracologues amateurs, débutera dès demain. Au programme, le show aérien de la patrouille nationale des Écumeurs, une exposition sur les dragons hybrides, mais surtout les stands des principaux acteurs du marché, qui cette année encore profiteront de l'occasion pour dévoiler leurs nouveautés. L'absence compréhensible de Limerick SA suite au scandale des tiges défectueuses sera ainsi compensée par les dernières avancées technologiques d'Appeal, le lancement de la collection été – automne des selles de chez Léz'art et des dizaines d'autres innovations prometteuses.
L'initiative « pour une limitation des populations reptiles » aboutit
Les milieux paysans ont mené leur pari à bien : on votera cet automne sur la possibilité de délivrer des permis d'abattre les dragons gênants. Si le peuple accepte le texte tel quel, les Suceurs-de-Sève et autres prédateurs friands de chèvres et de moutons se verront assigner des quotas à ne pas dépasser, sans quoi on pourra octroyer aux chasseurs l'autorisation de les abattre s'ils croisent leur route. Le Parlement parle déjà d'élaborer un contre-projet moins strict, tandis que les associations écologistes hurlent au scandale. La campagne promet de rudes débats.
***
Premier février 2012.
Un jeune homme responsable se serait fait un devoir de dénoncer la meurtrière d'Elizee Satini et de la mettre hors d'état de nuire. Ou aurait ressenti une culpabilité tenace au souvenir de cette première journée de janvier. Voire accorderait de temps à autre un instant, une infime seconde de réflexion à son rôle au cœur de tels évènements. Toutefois, le mot responsabilité sonnait comme une douce utopie aux oreilles d'Amdre Vershel ; et les choses devenaient bien plus divertissantes ainsi.
Il passa un mois de janvier des plus agréables, enchaînant conférences de presse et cocktails frivoles, accaparé qu'il était par sa nouvelle notoriété. Si Uly voyait les choses d'un mauvais œil, clamant à qui voulait l'entendre que son fils ne prenait pas les courses au sérieux et essuierait un dangereux revers lors de la deuxième étape s'il persistait à bouder l'entraînement, Alivia, elle, se trouvait parfaitement enchantée de partager enfin son goût prononcé pour la mise en scène mondaine avec son unique descendance, gérant dans l'ombre l'image du nouveau phénomène dévoilé par le Tryptique.
Son attention monopolisée par son nouveau statut de grand défenseur des dragons ainsi que par un certain nombre de jeunes personnes de sexe féminin – dont l'une des délicieuses jumelles Kuxan – Amdre ne consacra pas une seule pensée à celle qu'il considérait désormais comme une sorte de rivale. Lorna Locke demeura une inconnue dans son jeu. Toutefois, cette insouciance juvénile ne lui permit pas d'échapper à son cas de conscience lorsque vint la deuxième étape de la course.
Il se posa dans l'aire de départ sous les flashs des photographes et les acclamations de la foule, et se trouva presque aussitôt coupé dans son élan de bonne humeur : Lorna Locke se tenait là, juchée sur la splendeur blanche qui lui tenait lieu de monture. Amdre déglutit avec difficulté. Et afin de conjurer tout mauvais pressentiment, abandonna Charybde pour se diriger vers sa plus proche voisine – l'une des sœurs Kuxan, qu'il espérait être celle avec qui il avait sympathisé le soir de la cérémonie en mémoire de Satini.
– Tyerne ? appela-t-il doucement, se concentrant pour la fixer droit dans les yeux lorsqu'elle se retournerait – pas une trentaine de centimètres plus bas.
– Perdu ! Je suis Diedre. Et pour mémoire, c'est dans le décolleté de ma sœur que vous vous êtes effondré l'autre jour, pas dans le mien – j'ai cru comprendre que vous aviez quelque peine à vous souvenir de nos prénoms.
Amdre leva les yeux au ciel, prenant un air démuni pas tout à fait factice vu le charmant visage qui se trouvait face à lui.
– Vous m'avez démasqué, avoua-t-il.
Diedre le considéra un instant en souriant, avant que son regard ne vole par dessus l'épaule d'Amdre. Ses traits se firent aussitôt plus penseurs, et elle se mit à tortiller distraitement une mèche de cheveux auburn autour de son index.
– Cette chère Devi, soupira-t-elle si théâtralement que c'en fut comique. Elle a toujours adoré narguer ses victimes avant de les achever. Elle faisait pareil avec mon père il y a vingt ans déjà – et ensuite, elle l'a effectivement forcé à prendre sa retraite. Je la trouve démoniaque par moments.
Amdre suivit son regard jusqu'à retrouver la silhouette élancée de Devi Ælin. Et en face d'elle... Lorna Locke, descendue de sa monture pour cette brève entrevue avec la favorite de la course.
– Victime ? s'étrangla-t-il, comprenant mal comment on pouvait en venir à considérer l'écorcheuse d'Alyeska de la sorte.
Le visage de Diedre s'émailla d'un petit sourire.
– Oh Amdre... Nous débarrassons le monde de Lorna Locke aujourd'hui. Elle est allée trop loin en assassinant Elizee sous les yeux du monde entier. Tâchez de ne pas vous retrouver au milieu du chemin lorsque nous passerons à l'attaque ; cela pourrait s'avérer dangereux.
Après quoi elle planta un baiser aussi furtif qu'inattendu sur les lèvres de son interlocuteur, puis l'abandonna sans plus de manières, rejoignant sa sœur en riant. Nul besoin de préciser qu'Amdre se retrouva aussitôt face à un nouveau cas de conscience, ce qui ne lui plut guère. Il avait permis à Lorna Locke d'échapper à la justice – par manque d'intérêt, de conviction, voire par le biais d'une philosophie plus tortueuse : parce que cette folle furieuse de quadragénaire le fascinait. Et voilà que Diedre Kuxan l'avertissait à mi-voix de la tentative de meurtre qu'elle s'apprêtait à mettre en branle – avec d'autres – contre la meurtrière elle-même. Amdre s'était souvent plu à se croire plus divin qu'il ne l'était en réalité, mais se retrouver avec la responsabilité de décider qui devrait mourir et qui pourrait continuer à vivre ne le séduisait guère, en fin de compte.
Le départ fut donné, entraînant les dix-sept coureurs dans un dédale ténébreux. Charybde volait avec aisance, quand bien même elle n'appréciait guère les espaces clos comme celui-ci. Durant les dix premières minutes de la deuxième étape, Amdre surveilla Lorna Locke du coin de l'œil sans chercher à l'approcher. Il avait pris parti de coller au dragon de Devi Ælin pour ce début de course, se persuadant qu'il se séparerait d'elle lorsque débuterait la tentative de meurtre sur Locke – quelle meilleure occasion de dépasser la favorite ?
Le plan, bien qu'audacieux, ne semblait pas trop susceptible de rater cette fois-ci. Car Amdre se sentait plus décidé que jamais : non, il ne commettrait pas l'erreur de se mêler à ce nouveau meurtre. Elizee Satini suffisait à son carnet noir. Il allait poursuivre, tirer parti de la petite taille de son dragon pour se faufiler en tête de course et prouver au monde entier que Charybde valait mieux que n'importe quelle monture contrôlée. Il plaidait déjà la cause des dragons ; sauver l'écorcheuse d'Alyeska ne faisait pas partie de ses plans philanthropiques immédiats.
Devant lui, Ælin volait avec virtuosité, quoique ses mouvements ne paraissent pas aussi naturels que ceux de Locke. Amdre discernait son Œil-de-Lune avec peine dans l'obscurité ambiante, handicapé par sa vision purement humaine, mais percevait tout de même les accrocs dans le vol de la championne. Elle les compensait sans mal par la puissance des ailes de son dragon ainsi que par sa connaissance quasi parfaite des grottes.
Puis soudain, contre toute logique, Ælin plongea sur la droite plutôt que de poursuivre le long du tunnel qui, à terme, les mènerait à la ligne d'arrivée. Amdre tira aussitôt sur les rênes de Charybde pour lui indiquer de ralentir. La dragonne se percha sur l'une des immenses stalactites qui pendaient du plafond – forçant son jeune maître à observer la suite des évènements la tête en bas, mais cela importait peu car le point de vue s'avérait excellent.
– Ils vont vraiment la tuer... murmura Amdre, dont la vision commençait à tanguer, sans qu'il ne puisse déterminer s'il devait cela à son perchoir insolite ou à l'idée qu'il s'apprêtait à laisser un nouveau meurtre se commettre sans réagir.
Il vit trois dragons s'engager sur la même voie qu'Ælin : Tyerne et Diedre, pourtant si mignonnes quand l'envie leur prenait de plaire, ainsi qu'Azel Murdoch, l'un des gros bras du Tryptique. Difficile d'imaginer comment Locke pourrait échapper à quatre pilotes déterminés à en finir avec elle. Si elle se tirait vivante de ce traquenard... ma foi, ça ne serait en tout cas pas grâce à Amdre. Résolu à écouter les bons conseils de ses parents – parvenus à se mettre d'accord pour une fois –, il comptait bien se tenir le plus loin possible des problèmes et autres évènements potentiellement mortels.
Amdre avait seulement oublié un détail dans ses plans magistraux ; un détail bleu cobalt tout en griffes et en écailles d'environ huit mètres d'envergure. Car alors qu'il se tenait là, immobile et repentant, Charybde prit une décision – laquelle consistait non pas à s'envoler vers la victoire, mais plutôt à entamer un plongeon insensé dans les entrailles de la Terre, suivant les traces des quatre meurtriers en puissance. Évidemment.
– Non ! Non ! Non ! Charybde !
La dragonne ne répondit ni aux injonctions hystériques d'Amdre, ni à ses gestes brutaux lui commandant de remonter. « Tâchez de ne pas vous retrouver au milieu du chemin », avait susurré Diedre avant le départ. Eh bien raté.
Ils débouchèrent à pleine vitesse dans une grotte immense – mais pas assez pour que Charybde puisse stopper leur chute avant qu'ils ne heurtent le bras d'eau salée tapi tout au fond. Amdre avala une grosse goulée de liquide glacé, qu'il recracha en toussant et s'étouffant à moitié quand sa monture daigna refaire surface.
– Vraiment pas malin ! grommela-t-il à son intention, bien qu'il sache pertinemment qu'elle n'en comprenait pas un traître mot.
Le jeune homme cessa enfin de frotter ses yeux, irrités par le sel, et put ainsi détailler la scène au milieu de laquelle il venait – bien malgré lui – de faire irruption. Un cadavre flottait à quelques mètres de là, saturant le petit lac de son sang. Amdre étouffa un hoquet de terreur en reconnaissant la tignasse grise de Murdoch. Ælin et les sœurs Kuxan, ainsi qu'un quatrième pilote – l'appât sans doute – volaient en cercles nerveux au plus près des parois, battant frénétiquement des ailes. Quant à la Née-des-Glaces, elle s'agrippait au plafond ; ses quatre ailes tranchaient l'air tout autour d'elle, défiant quiconque de l'approcher.
– Merci, Charybde, articula soigneusement Amdre. Diedre va me tuer. Si Locke ne frappe pas la première.
Si la situation s'était avérée moins dangereuse, l'infortuné pilote aurait sans doute pris le temps de se demander pourquoi sa dragonne au fichu caractère tenait tant à ce qu'il se retrouve ici. Mais en l'occurrence, cinq lézards des plus agressifs rugissaient aux alentours, donnant à Amdre assez de sueurs froides pour forcer sa conscience au silence.
La Née-des-Glaces de Locke se décrocha soudain du plafond pour tomber en position d'attaque, droit sur l'une des Kuxan. L'Azur-et-Garance de la jeune fille détourna l'assaut en se laissant tomber au ras de l'eau, frôlant Amdre de si près qu'il crut y laisser sa tête. Puis ce fut le chaos, véritable ballet d'ailes et de crocs. Pétrifié, Amdre remarqua à peine que Charybde reprenait son envol pour se joindre au combat – dans quel camp, dur à dire ; seul comptait le fait qu'elle virevoltait elle aussi au milieu des autres, compromettant de beaucoup la sécurité de son pilote.
– Mais à quoi tu joues ? s'époumonait ce dernier. Remonte ! Remonte ! Tu me punis parce que j'ai laissé Maman te vernir les griffes l'autre jour, c'est ça ?
Il entra en collision frontale avec un autre dragon, dans une explosion de cobalt et de jade. Charybde réagit sur le champ, se dégageant des griffes de l'autre pour saisir son pilote à la gorge.
– Non !
Le cri d'Amdre n'y changea rien : sa compagne de toujours venait de goûter à la chair humaine. Il ferma les paupières aussi fort que possible pour échapper à la vision cauchemardesque, au sang et à la mort, mais ne put s'empêcher d'appréhender une bribe de la scène. Iguene Vage. Charybde venait de tuer Iguene Vage, et laissa retomber son cadavre sans l'ombre d'une hésitation, pour se jeter à nouveau dans la mêlée.
Amdre, qui venait de décider que des yeux ouverts et traumatisés valaient peut-être mieux que de ceux qui seraient clos et morts, se trouva aux premières loges pour apprécier la suite. Sa dragonne fonça en piqué contre l'Œil-de-Lune d'Ælin, qui, aidée des jumelles, était parvenue à coincer Locke dans un angle. Charybde sauva ainsi la mise de la Née-des-Glaces. Avec sa férocité habituelle, cette dernière profita de la confusion pour lacérer les airs de ses ailes plus si immaculées que ça. Un rugissement échappa au dragon d'Ælin quand la griffe de la furie blanche lui lacéra l'épaule. Mais ce ne fut rien en comparaison de celui que poussa l'une des Kuxan.
Elle volait heureusement à basse altitude lorsque le coup de Locke l'atteignit, ce qui lui permit de se poser sur la rive avant que le choc ne la force à réintégrer son corps. Amdre arriva directement après elle et se précipita à son secours.
– Ça va aller ? hurla-t-il en franchissant d'un bond l'espace qui séparait leurs dragons, pour constater presque aussitôt que non, rien n'irait.
L'artère fémorale était tranchée. Amdre n'avait rien d'un spécialiste en premiers soins, mais en l'occurrence, la quantité de sang s'avérait si énorme, bouillonnante, qu'il ne pouvait s'agir que d'une blessure de ce type. Une blessure fatale. Sous le choc, il trouva malgré tout la lucidité d'appliquer ses mains sur la plaie, cherchant à endiguer le flot.
– Écarte-toi d'elle immédiatement, traître ! Tyerne ? Tyerne, dis quelque chose, je t'en prie !
Diedre venait de se poser à son tour et s'évertuait à défaire son harnais, au-delà de toute forme de panique. Tyerne perdit connaissance à la seconde même où sa sœur parvenait enfin à la rejoindre. Amdre ne tint pas compte de la furie rousse qui se jetait vers lui, contemplant seulement le beau visage de la blessée, si pâle qu'il semblait chasser l'obscurité. Puis il comprit qu'elle était morte, malgré le sang brûlant qui continuait à couler sur les mains de son sauveteur improvisé, malgré ses yeux béants et sa bouche entrouverte, comme si ses derniers mots étaient restés coincés à mi-chemin sur ses lèvres.
– Amdre Vershel, debout ! Remonte sur ton dragon et suis-moi !
– Tu ne peux plus rien pour elle, Diedre. Viens !
Tout là-haut, Locke et Ælin avaient cessé le combat pour récupérer leurs disciples respectifs – ou du moins ce qu'il en restait. Elles se regardaient en chien de faïence, juchées sur leurs dragons inanimés. Les morts violentes de trois pilotes semblaient les avoir rassasiées. Lorsqu'Amdre se leva pour rejoindre la maîtresse du dragon blanc, il agissait par simple automatisme. Il remarqua à peine le sang dégouttant de ses doigts lorsqu'il enfourcha Charybde, et prêta moins attention encore à Diedre, qui s'envola secouée de sanglots mais sans un regard pour sa sœur décédée – la course avant tout.
– Si tu trouves l'audace de remonter, Lorna, je te descends pour de bon, cracha Ælin juste avant de réintégrer la conscience de son dragon.
Elle s'envola aussitôt, grimpant le long du puits qui débouchait sur cette grotte immense. Amdre, toujours immobile sur le dos de Charybde, interrogea l'écorcheuse d'Alyeska du regard. L'idée que cette dernière puisse réitérer sa tentative de meurtre à son égard ne l'effleura même pas. Trop de cadavres hantaient déjà cette grotte.
– On plonge, décréta mollement Locke. Je connais un passage sous-marin qui débouche droit sur l'arrivée.
La Née-des-Glaces s'enfonça dans l'eau sans laisser à son interlocuteur le temps de protester ; il n'eut d'ailleurs pas même l'occasion d'hésiter, car Charybde se jeta sur les traces de Locke sans attendre.
Ils émergèrent dans une nouvelle grotte aux dimensions plus restreintes. Lorna Locke avait à nouveau intégré son corps humain. Elle tournait le dos à Amdre, essorant la bande de tissu blanc qui couvrait ses yeux d'ordinaire.
– Ne m'approche pas ! le prévint-elle. Attends une seconde.
Elle se hâta de renouer le bandeau, puis se tourna enfin vers celui qui semblait incarner à la fois son sauveur et son protégé. La traversée dans l'eau froide avait rendu ses esprits à Amdre. Il passa une main sur son visage avant de demander :
– Où sommes-nous ?
– Au départ d'un passage qui conduit tout droit à la ligne finale, je te l'ai dit. Un raccourci que l'on ne peut emprunter qu'à marée basse – sinon on manque d'air.
Un rire légèrement hystérique échappa au jeune homme. Il frissonna.
– Vous voulez me faire croire que depuis toutes ces années, vous connaissez un chemin cent fois plus court que tous les autres pour se faufiler jusqu'à l'arrivée, et que vous n'êtes pas parvenue à gagner cette étape une seule fois ?
Locke descendit du dos de la Née-des-Glaces pour se rapprocher de son jeune interlocuteur, sa démarche reptile lui conférant une grâce étrange et sauvage dans le noir.
– Je n'ai pas voulu gagner, nuance. Je ne participe pas aux courses pour la victoire.
– Oui, vous participez pour tuer plein de monde et assouvir vos pulsions sanguinaires, j'ai cerné le truc. Mais... Oh ! Ce n'est pas bête du tout votre histoire, en fait.
Amdre ne remarqua même pas qu'il venait de complimenter une meurtrière à propos de ses ruses pour trucider le plus d'innocents possible ; il s'émerveillait trop de la logique glacée de Locke pour cela. Bien sûr ! Elle demeurait à l'arrière, se débarrassait des coureurs retardataires, puis, grâce à ce petit raccourci accordé par la providence, se classait dans les premiers. Impossible dès lors de la relier aux « malheureux accidents » qui frappaient les derniers.
– Vous êtes une sacrée psychopathe, vous le savez au moins ?
Locke haussa les épaules, indifférente. Amdre comprit qu'il ne lui tirerait pas un mot à propos de ses motivations.
– Charybde vous aime bien. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi, mais c'est un fait : elle a plongé d'elle-même pour vous sauver. Si ça n'avait tenu qu'à moi, je vous aurais abandonné dans le guêpier dans lequel vous vous trouviez. Vous l'avez bien mérité.
L'écorcheuse ne réagit pas plus, laissant Amdre poursuivre la conversation seul.
– Enfin, soupira-t-il, vous semblez défendre la cause des dragons, comme moi – même si je désapprouve vraiment vos manières. Alors j'imagine qu'il peut sembler normal que Charybde vous apprécie un peu. Elle est perspicace, vous savez. Je veux dire, vraiment. Elle ne comprend peut-être pas ce que je dis, mais rien d'autre ne lui échappe. J'en viendrais presque à me demander si elle n'est pas humaine parfois...
– Elle ne l'est pas. Les dragons possèdent leur propre forme d'intelligence, voilà tout. Je le ressens aisément lorsque je m'incarne dans la Née-des-Glaces et que des spécimens non contrôlés se trouvent à proximité. Sans doute pour cette raison que votre Siphon m'apprécie.
Lorna Locke utilisait un ton grave lorsqu'elle s'exprimait, qui tranchait beaucoup trop avec sa silhouette fragile et ses allures sauvages. Amdre y décela même une note de tristesse. Il se tut enfin ; la conversation n'irait pas plus loin.
Une heure passa, puis une autre. Demeurer immobile alors que se jouait la victoire de la deuxième étape laissait une étrange impression à Amdre, qui ne parvenait à se détendre complètement. Il revoyait le triste visage de Tyerne, sentait son sang séché se craqueler dans les sillons de ses paumes. Locke avait agi en légitime défense, certes, mais il ne pouvait s'empêcher d'éprouver un sentiment de gâchis.
– On y va.
Demeurée immobile trop longtemps, Locke s'étira avec raideur et se hissa à nouveau en selle. Amdre l'imita docilement. Et alors qu'ils s'apprêtaient à repartir, il se surprit à se demander en quelle position le ferait atterrir le raccourci de son alliée inattendue – qui ne l'avait même pas remercié pour son intervention bien involontaire, nota-t-il. Mais cela ne l'étonnait guère. Lorna Locke semblait ne s'exprimer que par les actes ; les mots ne signifiaient pas grand-chose pour elle.
Ils plongèrent à nouveau. Amdre s'était efforcé d'emmagasiner le plus d'air possible, gonflant ses poumons et accordant sa confiance à Charybde pour suivre leur guide à travers le tunnel sous-marin. L'impression de n'être qu'un poids mort le tenaillait de plus en plus férocement, mais il la chassa au mieux, convaincu que la cause des dragons nécessitait un visage humain s'il souhaitait toucher ses semblables.
Mais bientôt, Amdre n'eut plus loisir de penser. Une bonne minute devait s'être écoulée depuis leur immersion. Le manque d'air commençait gentiment à lui brûler les poumons ; comme une flammèche qui monterait lentement le long de sa gorge, jusqu'à ce que la douleur en arrive au point où il ne tiendrait plus, où il reprendrait sa respiration. Sous l'eau – mieux valait éviter. Il ne distinguait plus rien. Pas une seule lueur de salut à l'horizon, juste l'eau froide qui envahissait tout. Comment Locke s'y était-elle prise pour découvrir un passage pareil ? Il fallait des poumons d'acier pour supporter pareil supplice sans même la certitude de trouver une sortie.
Ils émergèrent au fond d'un puits de roche sombre et coupante, qui s'élevait vers le ciel, porteur d'espoir. Amdre, écarlate et en pleine crise d'hyperventilation, jeta malgré tout un regard inquiet vers le corps immobile de sa complice. Celle-ci paraissait aussi blafarde que le bandeau blanc qui lui couvrait les yeux ; aussi pâle que sa Née-des-Glaces. La dragonne ne montrait cependant aucun signe de malaise. Tout allait bien. Ils s'étaient tirés des entrailles de la Terre, avaient échappé au silence de la mer et s'apprêtaient à rejoindre le ciel, enfin. Ce passage au travers de deux éléments qui correspondaient mal aux habitudes de Charybde – et aux siennes – laissait Amdre plus lessivé que jamais.
Locke lui accorda l'honneur de s'envoler le premier. Machinalement, le jeune homme resserra les talons contre les flancs de sa monture pour lui donner le départ, oubliant que ses indications à son égard n'avaient pas pesé lourd dans les grottes. Il ne contrôlait pas Charybde ; elle déployait ses ailes quand bon lui semblait.
Le garçon idéaliste et son Dragon-Siphon passèrent ainsi la ligne d'arrivée en troisième position, suivis de près par Locke, qui se contenta d'une quatrième place au pied du podium.
– Comme ça ces vautours de journalistes me lâcheront un peu pour aller s'en prendre à toi, maugréa-t-elle à l'oreille d'Amdre lorsqu'ils descendirent tous deux de leurs montures.
Le jeune homme hocha vaguement la tête, observant les deux gagnants du jour – Noha Del Mah et Mel Jadavis, premiers ex æquo et nouveaux venus sur la liste des favoris.
Devi Ælin et Diedre Kuxan ne firent leur apparition qu'une dizaine de minutes plus tard. La première brûlait d'une fureur glacée ; la deuxième pleurait toutes les larmes de son corps – la réflexion dénotait un mauvais goût odieux, mais Amdre ne put s'empêcher de se demander si cela provenait de la mort de sa sœur ou de sa médiocre huitième place. Elle releva les yeux alors qu'il la détaillait encore, arrachant un frisson au jeune homme lorsque leurs regards tombèrent l'un dans l'autre. Diedre ne pouvait pas les accuser du meurtre de Tyerne, Locke et lui, sans révéler l'attaque orchestrée contre l'écorcheuse d'Alyeska. Et de toute manière, il semblait évident qu'elle comptait régler l'affaire elle-même. Amdre fut le premier à détourner le regard, vidé. Il se dirigea vers Charybde afin de quitter la scène – enfin.
Une main se posa cependant sur son épaule avant qu'il ne puisse esquisser un seul pas, le tirant en arrière comme une serre griffue. Il tourna des yeux ronds vers la propriétaire du bras en question.
– Tu viens avec moi, décréta simplement Locke, comme si la chose paraissait des plus évidentes. Hors de question que je fasse équipe avec un novice. Je vais t'apprendre à voler à travers le blizzard.
Elle avait lancé le mot comme une menace, comme une promesse ; ce mot qui résumait en deux simples syllabes toute la terreur de la troisième étape. Blizzard.
***
Image : http://njoo.deviantart.com/art/Dragon-Heads-73398969
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