V. Marée haute

Journal des Sports, rubrique dracologique – édition du trente et un mars 1990.

Limerick SA rappelle ses tiges de Contrôle défectueuses

Suite aux deux accidents relayés par la presse la semaine dernière, Limerick SA reconnaît que son nouveau modèle de tiges en inox (Magister 5.3) présente une défaillance technique lourde de conséquences : en effet, la conscience des dragons à qui on les implante n'est pas complètement annihilée, autorisant à l'animal des sursauts de lucidité qui lui permettent d'échapper au pilote en plein vol. Tous les possesseurs de Magister 5.3 sont donc vivement invités à ne plus monter leurs dragons et à s'adresser au service clientèle de Limerick SA pour la procédure de remplacement et un éventuel dédommagement financier.

Le Brise-Givre de Locke retrouvé mort, aucune trace de la jeune femme

On le craignait depuis quelque temps déjà : Lorna Locke n'est pas sortie indemne de sa traversée du Pôle Nord en solitaire. L'expédition lancée à sa recherche vient de faire une découverte des plus macabres : le cadavre de son immense dragon, mort il y a plusieurs semaines déjà, à ce qu'il semblerait. Les circonstances de l'accident qui a coûté la vie à la monture de Locke restent mystérieuses, d'autant que les membres de l'expédition ont relevé de nombreuses griffures transperçant les écailles du Brise-Givre. Il s'agit d'un espoir insensé, mais la disparition d'une bonne partie de l'équipement de Locke laisse à croire que l'aventurière se serait tirée vivante du crash. Toutefois, les chances qu'elle puisse survivre seule, sans moyen de transport ni assistance au milieu d'un Pôle balayé par vents glaciaux et tempêtes de neige, sont malheureusement d'une minceur extrême. L'expédition va cependant poursuivre ses recherches, dans l'espoir – sinistre – de retrouver au moins sa dépouille.

Kuxan prend sa retraite

La rumeur courait déjà dans les coulisses du Tryptique, mais le principal intéressé ne la confirme qu'aujourd'hui : Iendre Kuxan, qui détient le triste record du nombre de participations sans victoire le plus élevé à la course mythique, vient d'annoncer qu'il se retirait de la compétition. Ce grand pilote souhaite désormais se consacrer à l'élevage familial d'Azurs-et-Garances, ainsi qu'à ses jumelles âgées de deux ans, Tyerne et Diedre. « Laissez-leur quelques années et vous reverrez le nom des Kuxan faire les gros titres des rubriques dracologiques ! » nous a confié Iendre avec un sourire complice.

***

Premier février 2012.

Lorna passa un mois de janvier des plus éprouvants. Pas physiquement – ses entraînements quotidiens avec la Née-des-Glaces appartenaient à la routine depuis trop longtemps pour qu'elle en ressente encore les effets – mais plutôt moralement. La cause de tous ses tracas se nommait bien évidemment Amdre Vershel. Il savait. La mort d'Elizee Satini, à quelques mètres de la ligne d'arrivée, avait peut-être choqué tous les spectateurs, mais l'enquête devait rapidement conclure à un accident et classer l'affaire. Trois mille spectateurs pouvaient en témoigner : un tragique accident, rien de plus. Sauf qu'Amdre Vershel connaissait les prouesses dont Lorna était capable en vol, et qu'elle avait pu lire tout son ressentiment dans son regard. Il savait !

S'il s'était agi de n'importe qui d'autre, Lorna ne se serait pas inquiétée outre mesure. Les rumeurs sur sa violence lors des courses flottaient d'oreille en oreille depuis longtemps. On ne la surnommait pas l'écorcheuse d'Alyeska pour rien. Mais là, tout différait : il s'agissait du fils d'un dracologue respecté et de la femme qui tenait entre ses doigts le cœur et la volonté du président du Tryptique. En d'autres termes, qu'Amdre Vershel se décide à parler et des gens influents seraient prêts à l'écouter. Il pourrait prouver ses dires en produisant les sangles tranchées de sa selle, accabler Lorna de son témoignage. Une fin bien abrupte pour le fantôme de ce jeune prodige qui avait traversé l'Arctique seule, deux décennies plus tôt.

Lorna rajusta machinalement le bandeau blanc qui lui barrait les yeux et lâcha un profond soupir. Elle aurait dû se débarrasser du garçon lorsque l'occasion se trouvait encore entre ses griffes. Mais la femelle Siphon l'en avait empêchée. Elle vivait, elle, pas comme ces carcasses de lézards qu'employaient les autres coureurs. Et elle était attachée à son jeune maître au point de risquer sa vie en plongeant à son secours ; cela signifiait sans doute qu'Amdre Vershel méritait sa chance, non ?

Toutes ces réflexions ne servaient pas à grand-chose, finit par conclure Lorna, pour qui la maxime « on ne peut revenir sur le passé » était devenue un véritable mode de vie. Il s'agissait d'une philosophie nécessaire pour elle : sans cela, mille fois elle se serait retrouvée à dessiner les contours de sa vie sans la tragédie du Pôle, vingt-deux ans plus tôt.

Le premier février vint sans que Vershel fils ne lâche un seul mot des méfaits de Lorna. À la fois surprise et méfiante, cette dernière endura les contrôles matinaux qui précédaient la deuxième étape du Tryptique sans broncher, quoiqu'évitant autant que possible de croiser le regard du jeune homme. « Je sais pourquoi vous participez à ces courses », avait-il déclaré. Impossible, songeait Lorna ; personne n'avait jamais assimilé sa quête de vengeance jusque-là. Mais la simple idée qu'il se trouve en mesure de la percer à jour la mettait mal à l'aise. Elle aurait dû l'oublier, s'en détacher pour se consacrer entièrement à la course à venir ; impossible. Ce petit idéaliste naïf ami des dragons l'obnubilait.

Le son de bottines cerclées de métal fit vibrer les pavés et attira l'attention de Lorna. Sans même devoir se retourner, elle savait qui s'apprêtait à la prendre en traître. Il n'y avait bien que Devi Ælin pour s'encombrer de chaussures aussi lourdes ; la musculature surdéveloppée de son Œil-de-Lune – aussi noir que la nuit même – lui permettait de ne pas trop se soucier de son poids en plein vol.

– Eh bien Lorna, de qui comptes-tu nous débarrasser aujourd'hui ? débuta celle qui faisait figure de favorite cette année encore. Du gamin Vershel peut-être ? Je t'avoue que je t'en serais reconnaissante, pour une fois ; il m'insupporte. Il a fini le nez dans le décolleté de l'une des filles Kuxan lors de la cérémonie en mémoire d'Elizee. Un vrai scandale ; tu aurais dû voir la tête du vieux Iendre. Quel dommage que la bienséance t'interdise de rendre un dernier hommage à ta victime ! On s'est bien amusés, et le vin était délicieux, pour une fois.

– Si tu te sens menacée par Amdre Vershel au point de venir me demander de l'achever à ta place, c'est que tu devrais passer plus de temps à t'entraîner et moins à boire, soupira Lorna.

Devi mesurait deux bonnes têtes de plus qu'elle et exhalait une prestance sans pareil, malgré son physique des plus communs – lèvres fines, cheveux d'un brun quelconque et silhouette musculeuse. Le hasard avait voulu qu'elle soit née exactement la même année que Lorna ; mais tandis que l'une décrochait sa première victoire au Tryptique, l'autre vivait les cauchemars du Pôle. Les parcours des deux femmes se croisaient souvent sans jamais se mêler. Devi semblait vouée au succès et aux exploits tandis que la minuscule Lorna, avec son bandeau blanc, ses cheveux aile de corbeau et son nez aquilin, demeurait l'oiseau de proie du Tryptique, l'outsider éternellement en embuscade. Dragon noir, dragon blanc.

On ne pouvait toutefois pas vraiment parler de rivalité pour décrire leur relation. Un respect teinté de haine plutôt, qui leur permettait néanmoins de dialoguer sans se jeter à la gorge l'une de l'autre lorsqu'elles se confrontaient. Elles ne savaient que trop bien qu'un jour viendrait où un malheureux accident malencontreusement provoqué par l'une d'entre elles frapperait l'autre en plein ciel.

L'après-midi arriva sans se presser, laissant au suspense le temps d'atteindre son apogée. Dix-sept concurrents seulement s'alignèrent au départ de la deuxième étape, contre vingt un mois plus tôt. Un décès – Elizee Satini – et deux abandons – Grace Valete et Jak Boerde – clairsemaient les rangs des pilotes. Lorna enfourcha la Née-des-Glaces et se laissa sombrer dans son corps aérien, s'efforçant d'oublier Amdre Vershel et son Dragon-Siphon, qui attiraient tous les regards dans l'aire de départ. L'énorme spot lumineux clignota comme de coutume, prévenant les pilotes de l'imminence du départ, et le silence habituel se posa tout autour de Lorna.

La deuxième étape du Tryptique constituait une épreuve bien plus technique que la première. Elle prenait place dans un réseau de grottes souterraines que la mer envahissait à moitié, promettant à chaque fois des retournements de situation retentissants. La rumeur voulait que l'on ne sache jamais qui terminerait en tête avant que la ligne d'arrivée ne soit franchie, ce qui se vérifiait bien souvent : les véritables outsiders se révélaient en général lors de cette course-là, tandis que les favoris habituels pouvaient essuyer de cruels revers. Mais en ce qui concernait Lorna, tout cela ne comptait pas ; pour elle, la deuxième étape constituait surtout un moyen infaillible de piéger les autres concurrents et de les conduire à leur perte. Elle détenait le macabre record de six pilotes tués lors de l'édition 2001, mais en général, la moyenne oscillait plutôt entre deux et trois – sans que l'on ne songe jamais à lui attribuer la responsabilité des « accidents », évidemment. Ses méthodes mûrement réfléchies la gardaient au-dessus de tout soupçon, à défaut de la protéger des rumeurs.

Le spot s'éteignit d'un coup. Mais cette fois-ci, au lieu de s'élever dans les airs, les dix-sept dragons plongèrent dans un gouffre d'une bonne cinquantaine de mètres, à l'intérieur duquel l'obscurité les avala rapidement. Heureusement, la Née-des-Glaces possédait une bonne vision nocturne – pas aussi fine que celle de l'Œil-de-Lune de Devi Ælin, non, mais assez aiguisée pour permettre à Lorna de serpenter sans risque entre stalactites et stalagmites.

Comme à son habitude, elle demeurait en retrait par rapport à ses concurrents, attendant les premiers tournants pour choisir sa proie. Les dragons s'éparpilleraient alors dans le réseau de grottes. Il serait aisé de se rabattre sur un pilote isolé. Une part de Lorna, débordante de sauvagerie indomptée, mourrait d'envie d'entamer un duel avec Devi ; mais son côté rationnel lui désignait d'autres pilotes. Le jeune Iguene Vage notamment, semblait décidé à obliquer plus tôt que les autres. Pour avoir emprunté ce tracé-là plusieurs fois déjà, Lorna savait qu'un tunnel sous-marin lui permettrait de rattraper le peloton une fois son méfait accompli. L'occasion lui parut trop belle pour y renoncer.

La Née-des-Glaces plongea donc à la suite de l'Aile-de-Palme de Vage, virant sur le côté pour s'enfiler dans une allée de stalactites particulièrement resserrées. Lorna manœuvrait les quatre ailes avec sa virtuosité habituelle, gagnant du terrain sur sa prochaine victime. L'air humide glissait en sifflant sur les écailles blanches de sa monture, qui virevoltait entre les parois, vivifiée par cette atmosphère fraîche déjà plus proche de celle de son Pôle natal que l'écrasante chaleur de la première étape. Vage montait un dragon tropical, de petite envergure, certes, mais guère adapté à des températures oscillant entre dix et quinze degrés et à un manque de lumière aussi flagrant. Lorsque viendrait le moment de le saisir à la gorge, ses forces s'épuiseraient vite.

Ils se retrouvèrent bientôt seuls tous les deux, zigzagant l'un derrière l'autre au milieu des colonnes de pierre. Lorna choisit ce moment-là pour passer à l'action : alors que Vage planait au ras de l'eau qui tapissait la grotte, elle prit de l'altitude, vrilla et plongea. Les mouvements s'enchaînèrent si vite que sa proie faillit bien ne pas la voir venir. Les yeux de l'Aile-de-Palme se relevèrent cependant une seconde trop tôt, lui permettant de réagir – ou plutôt d'opter pour le seul refuge qui s'offrait à lui : la mer.

Lorna jura intérieurement. Le dragon de Vage serait sans doute bien plus à l'aise que la Née-des-Glaces en milieu aquatique ; il nagerait plus vite. Résolue à ne pas le laisser s'échapper si facilement, elle plongea à sa suite, non sans gonfler les poumons du dragon d'une profonde inspiration. Tout cet air emmagasiné ne lui servirait cependant pas à grand-chose : le corps humain de Lorna, lui, ne possédait pas le réflexe de prendre sa respiration. Que la Née-des-Glaces demeure plus d'une minute sous l'eau et le manque d'oxygène risquait de se faire trop grave pour qu'il se remette à respirer de lui-même.

Lorna perçut un mouvement devant elle à travers les yeux azurins de sa dragonne, mais préféra s'en remettre à son sens du toucher pour retrouver Vage. Les ailes dentelées de l'Aile-de-Palme battaient l'eau avec l'énergie du désespoir, envoyant un léger courant contre les écailles de sa poursuivante. Lorna s'orienta en conséquence et finit par émerger dans une nouvelle salle, aux proportions si immenses que ses parois se perdaient dans l'obscurité. Là, perchés chacun sur un promontoire rocheux, dardant des regards sans équivoque sur la Née-des-Glaces, se tenaient quatre autres pilotes que Vage s'empressa de rejoindre. Devi Ælin ; Tyerne Kuxan ; Diedre Kuxan ; Azel Murdoch. Nul besoin de souffler ce qui suivrait à Lorna car elle ne le comprenait que trop bien : de chasseresse, elle venait de passer à proie.

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Image : http://njoo.deviantart.com/art/Dragon-Heads-73398969

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