IV. Amdre riposte

Journal des Sports, rubrique dracologique – édition du deux mars 1990.

Ælin l'emporte, Kuxan forfait

La trente-troisième édition du Tryptique aura été pleine de surprises, mais pas en ce qui concerne l'identité de son vainqueur : parfaitement à l'aise depuis le début des courses, Devi Ælin s'est logiquement imposée après une spectaculaire victoire lors de la troisième et dernière étape de la course mythique. Elle entre ainsi dans l'histoire des courses de dragons, laissant loin derrière elle tous ses concurrents, même les plus sérieux. Notons notamment la contre-performance de Iendre Kuxan, contraint d'abandonner en cours d'étape après une violente collision avec Sooki Selma – laquelle s'est tout de même débrouillée pour passer la ligne d'arrivée en cinquième position. Quoi qu'il en soit, cette édition demeurera celle qui aura révélé Devi Ælin. On l'attendra évidemment au tournant l'année prochaine.

Toujours aucune nouvelle de Lorna Locke

La jeune aventurière devrait atteindre Trondheim sous peu, mais l'absence de témoins l'ayant vue survoler les côtes nordiques laisse présager le pire. Pour mémoire, la dernière trace de Locke date d'il y a plus d'un mois, lorsque son dragon a été aperçu par une expédition scientifique en route pour le Pôle. Plus inquiétant encore, son absence remarquée au-dessus des îles du Svalbard, qui figuraient pourtant sur son plan de vol et qu'elle aurait déjà dû atteindre. Toutefois, si les nouvelles sont alarmantes, il n'y a pas encore lieu de s'inquiéter outre mesure : les imprévus peuvent s'avérer nombreux lors d'un voyage de deux mois, fournissant ainsi au retard de Locke une explication parfaitement innocente.

Les mineurs avaient réveillé un dragon

On en sait plus sur l'accident tragique qui a coûté la vie à une dizaine de mineurs jeudi dernier : ceux-ci auraient accidentellement pénétré dans l'antre d'un Croc-Caillasse, le tirant de son hibernation. La réaction de l'énorme lézard ne se sera pas fait attendre, et son issue aura malheureusement été mortelle pour tous ceux qui se trouvaient à portée de feu. Le directeur de la mine, tout en nous assurant sa profonde sympathie aux familles des victimes, a juré que l'animal serait exécuté avant que le travail ne reprenne.

***

Premier janvier 2012.

Accorder sa confiance à Lorna Locke avait paru une idée alléchante – un de ces mélanges de folie et d'audace qu'Amdre appréciait. Avec le recul, il devait avouer qu'il ne s'agissait sans doute pas de sa plus grande réussite. Après tout, l'écorcheuse venait de tenter de le tuer. Les figures qu'elle avait enchaînées pour le piéger le laissaient sans voix. Cette femme possédait la même virtuosité qu'un véritable dragon ; la même cruauté impitoyable également.

Amdre tombait. Les yeux grands ouverts, horrifié, il discernait falaises et rochers tout autour de lui, défilant à une vitesse qui n'augurait rien de bon. Une incroyable lucidité l'habitait – un peu comme si ses pensées se déroulaient en accéléré – lui permettant d'observer, de comprendre, de craindre chaque seconde. Il ne gesticulait pas, demeurant immobile tandis que les mètres de vide se réduisaient sous ses pieds. Au fond de lui, le jeune homme sentait bien que cette réaction n'était pas logique. Il aurait dû crier, se débattre, paniquer. Mais non, au lieu de cela, il jouait les fanfarons et gardait les lèvres scellées. Seuls ses yeux luttaient encore, cherchant le ciel. Il finit d'ailleurs par le trouver : tout là-haut volait la Née-des-Glaces, tache blanche et splendide sur l'azur. Plus proche, légèrement sur sa gauche, Charybde plongeait.

Amdre n'eut besoin que d'un seul coup d'œil, même en pleine chute, pour reconnaître la position caractéristique des Dragons-Siphon qu'elle avait adoptée : les ailes rangées contre son corps, le cou tendu à l'extrême et les pattes repliées. De là-haut, Locke devait sans doute croire que la dragonne de son adversaire ne faisait que tomber, alors qu'en vérité elle volait – chutait – au secours de son maître.

Il n'empêchait que le sol se rapprochait dangereusement, et qu'Amdre commençait à douter de la capacité de Charybde à déployer ses ailes et le récupérer assez haut dans le ciel pour qu'ils ne finissent pas tous deux écrasés contre pics et caillasse. Il faudrait se trouver à une bonne trentaine de mètres du sol pour que l'acrobatie puisse être exécutée sans y risquer la peau de la dragonne. Et les mètres, justement, commençaient à manquer.

Charybde finit cependant par rattraper son jeune pilote, lequel commençait à paniquer – ce qui impliquait le lot de réactions idiotes allant avec : gesticulations inutiles et cris de fillette entrecoupés d'inspirations profondément hystériques. Amdre discerna malgré tout la masse imposante de la dragonne, passant juste au-dessous de lui, puis ce fut le choc. Son dos heurta violemment la selle endommagée par Locke. Il s'y agrippa tant bien que mal tandis que Charybde déployait ses ailes. Huit mètres d'une ossature légère gainée de muscles nerveux se mirent à battre les airs avec frénésie. Amdre, le souffle coupé, se sentit projeté dans tous les sens. Plus de haut ni de bas, d'horizon ou de ciel. Il crispa désespérément les doigts sur la lanière qu'il était parvenu à attraper, mais glissa néanmoins. Il fallait qu'il se retourne et enfourche la dragonne, il le savait bien ; sauf que le geste lui paraissait absolument impossible pour le moment.

– Et merde !

La dragonne stabilisa son vol, cessant sa terrifiante remontée en piqué. Trop tard pour Amdre cependant : la lanière lui échappa, et pour la deuxième fois de cette étrange journée, il fut projeté dans les airs. Le sauvetage de Charybde fut nettement moins impressionnant et remarquablement plus douloureux cette fois : elle referma l'une de ses pattes griffues sur le bras gauche de son pilote, transperçant la chair. La fierté déjà écorchée du jeune homme prit un nouveau coup lorsqu'un cri de douleur lui échappa, suivi de nombreux jurons.

– Maman... lâcha-t-il finalement, lorsqu'il se rendit compte que malgré les quelques écorchures dans son bras, il demeurait en vie, affichait une santé éclatante vu les circonstances, et plus important encore, se trouvait en état de terminer la course. Locke ne perdait rien pour attendre.

Remonter sur le dos de sa monture avec un bras blessé s'avéra quelque peu acrobatique, mais pas plus que la chute libre qu'il venait d'exécuter. Une fois en selle, Amdre plaqua ses mains sur l'encolure de la dragonne et laissa un soupir de soulagement lui échapper. Charybde lui répondit par un grognement sourd, qui fit vibrer ses écailles sous les mains de son pilote.

– Merci, murmura simplement ce dernier.

Il savait que Charybde le comprenait. Leur relation demeurait étonnamment probe malgré les mensonges dont ils s'entouraient. Factices que les tiges de métal qui dépassaient du crâne de la dragonne ; comédie que son immobilité lors de leurs apparitions publiques ; ils trompaient le monde entier depuis le départ. Mais après tout, aucune des règles du Tryptique ne spécifiait que l'on devait participer sur le dos d'un dragon contrôlé. Un dragon apprivoisé faisait aussi bien l'affaire. Amdre, en digne fils de son père, respectait bien trop ces reptiles géants pour se permettre de leur infliger les mêmes mutilations que les autres coureurs. À vrai dire, sa participation au Tryptique ne visait qu'un seul but : prouver que l'on pouvait gagner en collaborant avec sa monture, et pas en la lobotomisant pour mieux la maîtriser. Armé de cet idéal bien naïf, il comptait leur démontrer à tous combien ils se trompaient. Enfin, ceci constituait son plan jusqu'à ce qu'il tombe sur un os en la personne de Lorna Locke. Dommage – Uly Vershel semblait pourtant croire qu'elle partageait les mêmes idées que son imbécile de fils.

Amdre abandonna sa gratitude sans bornes à l'égard de Charybde pour se concentrer à nouveau sur la course. Locke avait disparu, bien évidemment, mais il gardait une vague idée de la direction à emprunter pour rallier l'arrivée. Toutefois, un problème demeurait : les lanières de la selle étaient tranchées, inutilisables. Amdre devrait monter son dragon plus traditionnellement. Impossible de faire semblant d'être inconscient cette fois ; son secret était sur le point de s'éventer. Il pouvait déjà imaginer quel désordre médiatique cela engendrerait – un jeune fou participait au Tryptique sur un dragon dressé, du jamais vu ! Et cela le mettait d'excellente humeur, malgré la tentative d'assassinat dont il venait d'être victime.

– On va prendre de l'altitude, murmura-t-il pour lui-même après s'être assuré aussi solidement que possible.

Il recula légèrement ses jambes et pressa les talons contre les flancs de sa monture, lui indiquant qu'elle pouvait reprendre ses montées en piqué si bon lui semblait. Charybde réagit aussitôt, donnant un puissant coup d'ailes vers le bas, arquant le dos pour se tourner vers le ciel. Amdre savait que la technique qu'il s'apprêtait à employer épuiserait la dragonne, mais n'y voyait pas d'alternative. Il ne pouvait se permettre de terminer dernier.

Ils prirent de la hauteur durant une bonne vingtaine de minutes, grimpant si haut dans les airs que la silhouette cobalt du Dragon-Siphon ne devait plus paraître qu'un point minuscule perdu en plein ciel. Puis, lorsqu'ils parvinrent à une altitude où même l'air se raréfiait, où la chaleur du désert s'était muée en une atmosphère glaciale, Amdre se pencha en grelottant sur l'encolure de sa monture, avança ses jambes et serra les genoux. Charybde s'orienta d'elle-même en direction de l'arrivée, si loin au nord. Elle replia ensuite ses ailes, et la chute débuta.

En vérité, il ne s'agissait pas vraiment d'une chute, mais plutôt d'un vol plané à très haute vitesse, d'une sorte de plongeon impossible directement sur l'arrivée. Amdre savait bien qu'ils atteindraient le sol avant cela, mais demeurait confiant : la manœuvre leur permettrait peut-être de rattraper les retardataires, voire même Lorna Locke en personne.

Autour, le paysage se transforma en une espèce de masse brune et bleue, floutée par leur incroyable vitesse. À un moment donné, la pression fut telle qu'Amdre ne parvint même plus à décoller sa tête de l'encolure de la dragonne. Il ferma les yeux aussi fort que possible, accordant sa confiance à Charybde pour gérer le reste.

Quand tout se calma et que le vol reprit son cours de manière plus ou moins normale, Amdre se redressa enfin. Une ombre colorée passa au-dessus de sa tête, attirant son attention un peu plus haut. Il y découvrit cinq dragons volant de concert, à des altitudes diverses – les jumelles Kuxan sur leurs Azurs-et-Garances, mais aussi le tout jeune Iguene Vage, puis encore Mel Jadavis et son inséparable compère à la personnalité inexistante, au point qu'Amdre ne se souvienne même plus de son nom. Trois ou quatre kilomètres devant eux, on discernait une forme sombre qui ne pouvait appartenir qu'à l'Œil-de-Lune de Devi Ælin. Et plus avant encore, deux pilotes se battaient pour la première place : Elizee Satini, tout en scintillements, ainsi que l'insaisissable Lorna Locke. Amdre ne put s'empêcher de pousser une exclamation joyeuse lorsqu'il comprit quel exploit venait de réaliser Charybde : elle ne s'était pas contentée de rattraper les traînards, mais les avait propulsés en plein cœur du peloton de tête. Si la victoire semblait plus que compromise, une bonne place au classement général demeurait largement atteignable.

Charybde montrait toutefois d'inquiétants signes de fatigue, et Amdre s'en voulut de la pousser autant. Le Dragon-Siphon devait cependant avoir saisi quels enjeux dépendaient d'elle, car elle maintint un rythme de croisière des plus satisfaisants, offrant à son jeune pilote une chance de se maintenir en tête aux côtés de l'une des Kuxan et de Jadavis. Lesquels, s'ils demeuraient inconscients sur le dos de leurs montures, ne se privaient pas de tourner les yeux de dragons vers ce jeune homme insensé qui n'avait rien, absolument rien à faire parmi eux.

Et enfin, la ligne d'arrivée fut en vue. L'arche immense qui la marquait émergea du désert comme un sombre arc-en-ciel. Amdre et ses deux concurrents directs grignotaient peu à peu le terrain les séparant encore des trois dragons de tête – et pour cause : Satini et Locke perdaient de précieuses secondes à se harceler mutuellement, dans l'espoir de se débarrasser l'une de l'autre. Aucune d'elles ne parvenait cependant à prendre l'avantage pour l'instant, ce qui soulageait Amdre. Si un accident malheureux frappait Elizee Satini maintenant, il aurait énormément de mal à se convaincre qu'il ne s'agissait pas d'une nouvelle tentative de meurtre de la part de l'écorcheuse d'Alyeska.

Le Destin s'était toujours plu à jouer de drôles de tours à Amdre Vershel. Adolescent, il suffisait qu'il pense un « je ne veux pas être interrogé sur ces fichues intégrales aujourd'hui » et il finissait forcément devant le tableau noir ; qu'il s'agisse d'un « aucune chance que Maman remarque que nous avons vidé sa bouteille de whisky single malt lors de cette fête sauvage organisée dans le garage » et on pouvait être certain qu'il se retrouvait privé de sortie pour les trois semaines à venir. Alors évidemment, lorsqu'il songea qu'il ne voulait absolument pas assister à un assassinat en direct, le sieur Destin se fit un plaisir de ne pas l'exaucer.

En pratique, cela se déroula ainsi : alors qu'elles ne se trouvaient plus qu'à une centaine de mètres de l'arrivée, Devi Ælin sur leurs talons, Locke et Satini subirent un nouvel accrochage, qui envoya la Née-des-Glaces – plus légère – voleter quelques mètres en dessus de son adversaire. Le dragon blanc exécuta plusieurs tonneaux avant de parvenir à rétablir son équilibre, et ce faisant, fouetta l'air de ses quatre ailes désordonnées. Puis plus rien durant quelques secondes.

Amdre observait la scène, fasciné, tout comme ses adversaires et les quelques milliers de spectateurs pétrifiés par le suspense dans l'aire d'arrivée. Tous crurent que c'en était terminé, que Satini allait bel et bien remporter la première étape vu la vitesse perdue par Locke dans l'accident. Amdre comprit avant tout le monde que rien ne se déroulerait ainsi : ses yeux se posèrent sur la Née-des-Glaces, et furent attirés par l'extrémité de l'une de ses ailes, qui semblait comme tachée. Il fallut que les caméras se braquent dessus pour que l'on puisse discerner de quoi il en ressortait sur les écrans géants : du sang. Celui d'Elizee Satini.

Le fabuleux Diamantin-Tempête ne passa jamais l'arrivée. Ses ailes battaient avec moins de vigueur et il volait en zigzags, comme ivre. Des traînées sombres glissaient du corps de la pilote jusqu'à celui de sa monture, ternissant l'éclat multicolore des écailles. Tout le monde s'y attendait, mais des exclamations horrifiées montèrent tout de même du public lorsque l'énorme lézard s'effondra dans le désert, à une cinquantaine de mètres seulement de l'arrivée. Amdre n'avait même pas besoin de regarder de plus près pour comprendre ce qu'il s'était réellement passé : Locke venait de transpercer le corps de Satini de l'une des griffes qui armaient les ailes de la Née-des-Glaces, et il ne s'agissait en aucun cas d'un accident, même si les apparences allaient toutes dans ce sens.

Ce fut Devi Ælin qui remporta donc la première étape, mais elle atterrit dans un silence choqué et non portée par les acclamations de la foule. Locke arriva juste ensuite, indifférente comme jamais, puis vint le tour de Jadavis et de l'une des jumelles. Amdre termina ainsi en cinquième position – mieux que tout ce qu'il s'était pris à espérer. Mais la mort d'Elizee Satini, quand bien même celle-ci avait pu être une garce infâme et cruelle, donnait un goût amer à cet excellent résultat.

– Alors, enfin compris que je n'étais pas quelqu'un de bien ? le nargua Locke lorsque Charybde atterrit auprès d'elle.

– Non, répondit Amdre en ravalant sa colère, tâchant de toutes ses forces de ne pas lorgner du côté de l'aile ensanglantée. Au contraire, je sais pourquoi vous participez à ces courses à présent. Et laissez-moi vous dire une chose : je suis là exactement pour les mêmes raisons que vous.

Il n'eut pas le temps d'entendre ce que Locke pouvait bien lui répondre : une horde de journalistes l'assaillirent soudain, ébahis de le voir conscient aux côtés d'un dragon tout aussi éveillé que lui – ce qui signifiait qu'il ne le contrôlait pas. Amdre abandonna donc sa bataille personnelle contre l'écorcheuse d'Alyeska pour se consacrer tout entier à la cause qu'il portait sur ses jeunes épaules : celle des dragons.

***

Image : http://njoo.deviantart.com/art/Dragon-Heads-73398969

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