Journal des Sports, rubrique dracologique – édition du deux janvier 1990.

Kuxan vainqueur de la première étape du Tryptique

Conformément aux pronostics, Iendre Kuxan s'est imposé hier au terme d'une première course aussi extraordinaire que spectaculaire. Le désert n'aura pas fait de cadeaux aux participants, avantageant drastiquement les dragons adaptés à ce genre de chaleur extrême. Logique et maîtrisée, la victoire de Kuxan laisse présager un avenir radieux pour ce vétéran du Tryptique, qui ne s'est encore jamais imposé au classement général.

Les dragons migrateurs ont encore frappé

Après les vaches et les poules, c'est un troupeau de chèvres qui a fait les frais du passage d'un groupe de Suceurs-de-Sève sauvages. Le bétail a été retrouvé éventré et à moitié dévoré sur un pâturage. Voilà qui relance l'éternel débat entre éleveurs et partisans de la réintroduction de ce prédateur hors pair dans nos forêts. « Ça ne peut pas continuer comme ça ! Des mesures doivent être prises pour nous débarrasser de ces parasites », s'est insurgé le porte-parole de la ligue des paysans, tandis que de jeunes militants pro-dragons manifestaient sur la place du Parlement pour que celui-ci abandonne son projet de loi en faveur d'une régulation plus stricte des populations reptiles.

Locke aperçue au-dessus de l'Arctique

Partie d'Alyeska au matin du vingt et un décembre, Lorna Locke a été aperçue par un chalutier il y a trois jours au-dessus de l'océan Arctique. Malgré l'absence d'images pour étayer ce témoignage, les raisons de douter de sa véracité sont minimes : selon son plan de vol, c'est bien dans cette zone-là que Locke devrait se trouver actuellement. Sans compter qu'un Brise-Givre de cinquante-trois mètres d'envergure se confond difficilement avec les petits dragons Flocons-de-Neige qui peuplent la région.

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Premier janvier 2012.

– Lorna Locke ! Enchanté, je suis Amdre Vershel – vous devez connaître mon père. Ne vous inquiétez pas, je vais vous rendre votre main. Et votre temps. Enfin, non, il me serait difficile de vous le rendre, mais je vais au moins faire mon possible pour ne pas trop vous accaparer.

Légèrement interdite, Lorna demeura muette tandis que l'enthousiaste jeune homme lui serrait – lui secouait plutôt – la main avec une conviction sans faille.

– C'est un plaisir, vraiment, débita-t-il après une courte pause destinée à reprendre son souffle. Je tenais absolument à vous dire, tout d'abord que vous êtes tout à fait charmante et que votre beauté glacée fait indéniablement écho à la splendeur de votre dragon, mais aussi que je vais vous coller. Pendant la course, je veux dire, pas maintenant, et pas au sens où vous semblez l'avoir compris – oui, vous avez rougi. Je vais donc vous coller. Je préfère vous prévenir, parce que ceux avec qui j'adopte ce procédé s'en irritent généralement rapidement – ils ont l'air de penser que je m'apprête à leur tirer dans le dos ou je ne sais quelle autre bêtise sanguinolente du même genre. Mais non, bien sûr que non ! L'unique raison qui me pousse à vouloir vous suivre est la suivante : je crois que vous êtes douée. Terriblement douée. Et comme je n'ai jamais été fichu de lire une carte et que mon sens de l'orientation laisse sérieusement à désirer, il me semble opportun de faire de vous mon guide. Tentez de me semer, accélérez, prenez de la hauteur, faites tout ce que vous voudrez, je n'en prendrai pas ombrage, promis. Mais pas pitié, ne croyez pas que je suis là pour vous gêner de quelque manière que ce soit – j'ai horreur de ce genre de malentendus.

Il s'interrompit enfin, affichant un visage carmin qui manquait visiblement de souffle. Lorna n'en bougea pas plus. À vrai dire, elle s'efforçait de donner un sens à ce que venait de déclamer le fils de Maître Vershel.

– Des questions ? demanda le jeune homme, sourire aux lèvres, confirmant l'impression de Lorna selon laquelle elle traitait avec un parfait ahuri.

– Pas de questions, lâcha-t-elle sèchement. Et pas de réponses non plus, Monsieur Vershel. Il ne m'appartient pas de vous dicter vos lignes de vol – choisissez-les comme bon vous semble. En revanche, gardez à l'esprit qu'il ne vous appartient pas non plus de me demander de ne pas vous désarçonner si l'occasion s'en présente.

Le sourire du jeune homme s'élargit encore – si toutefois cela était physiologiquement possible.

– Lorna Locke, je vous aime déjà ! Nous allons former une équipe exceptionnelle.

Il tourna les talons aussi sec, ne laissant même pas à son interlocutrice l'occasion de formuler une réponse convenable pour une déclaration aussi manifestement absurde. À défaut, elle le suivit du regard, immobile, tandis qu'il gagnait sa place aux côtés de son dragon. Elle se sentait légèrement confuse : le garçon ne pouvait pas être sérieux, non ?

– Pilotes, à vos montures !

L'avertissement lancé au haut-parleur, suivi de la clameur impatiente des spectateurs, ramena Lorna à la réalité. Elle se trouvait dans l'aire de départ de la première étape du Tryptique et s'apprêtait à affronter une course de six heures en plein désert – un terrain des plus hostiles pour la Née-des-Glaces. Plus que cinq minutes avant le décollage.

Sur sa droite, deux éphèbes musclés aidaient Elizee Satini à se hisser en selle ; sur sa gauche, l'étrange Amdre Vershel caressait distraitement l'encolure de son Dragon-Siphon. Le fait qu'il participe à la course sur une créature de cette race-là perturba d'autant plus Lorna. Les Siphons, tout comme les Nés-des-Glaces, étaient réputés impossibles à contrôler par des humains, quoique leur cas s'avère différent : eux ne possédaient pas deux paires d'ailes qu'il convenait de synchroniser, mais plutôt une habitude assez étrange. Adeptes du plongeon en piqué, ils repliaient leurs ailes contre leur corps et tombaient à la verticale au lieu de descendre gentiment comme tout dragon doté d'un minimum de bon sens. En liberté, cette caractéristique les transformait en de redoutables pêcheurs ; en pleine course, cela ne serait sans doute d'aucune utilité, puisqu'il fallait être un dragon, né ainsi, pour savoir maîtriser cette dangereuse figure. Le plus doué des pilotes pourrait bien s'entraîner des années durant, jamais il n'acquerrait un tel instinct du vol et de la chute.

En pratique, cette découverte ne faisait que de prolonger le dilemme de la pilote : soit Amdre Vershel était un génie qui cachait vraiment bien son jeu, soit il incarnait le plus parfait imbécile jamais aligné au départ du Tryptique. Lorna ne devait le découvrir que plus tard, mais en réalité, elle avait juste dans les deux tableaux. Le problème qu'il posait ne risquait heureusement pas de durer bien longtemps s'il persistait dans son idée de coller à la trajectoire de l'écorcheuse d'Alyeska.

La voix dans le haut-parleur demanda bientôt aux équipes techniques de se retirer de la zone de départ ; la tension monta d'un cran. Agenouillée sur le dos de sa monture, Lorna se sangla rapidement à la selle, attachant ses jambes et ses bras tout contre le dragon grâce aux lanières de cuir et aux mousquetons.

Cette étape-là devait être réalisée avec minutie. Les dragons utilisés pour les courses n'étant rien d'autre que des coquilles vides, la conscience de Lorna passerait de son corps à celui de sa monture lorsqu'elle activerait la technologie télépathique. Il aurait certes été plus simple de simplement abandonner la partie humaine de son être dans un lieu sûr et de s'envoler en tant que dragon, mais pour fonctionner, le lien requérait une certaine proximité entre corps d'emprunt et d'origine. Chaque pilote se voyait ainsi forcé d'emmener son enveloppe humaine ; et vu les acrobaties auxquelles les astreignaient les courses, mieux valait que celle-ci soit solidement harnachée. Qu'elle se détache du dragon et la possibilité de mourir se transformait en certitude.

– Une minute avant le départ !

Après avoir resserré le bandeau sur ses yeux pour s'assurer qu'il tenait bien, Lorna referma les mains sur les tiges de métal qui pointaient hors du crâne de la Née-des-Glaces. Elle sombra, pour se retrouver dragon. Enfin ! À ses côtés, ses frères et sœurs s'éveillaient chacun à leur tour, parasités par leurs humains respectifs. Du coin de l'œil, elle voyait les muscles puissants du Diamantin-Tempête d'Elizee Satini rouler sous ses écailles multicolores ; tout au bout de la ligne, les trois Écumeurs grattaient le sable avec impatience ; l'Œil-de-Lune de Devi Ælin pointait son museau vers le ciel, impatient de s'arracher au sol ; tous s'animaient. Seul le Dragon-Siphon d'Amdre Vershel demeurait étrangement impassible. Le garçon était-il stupide au point d'oublier d'activer la procédure de Contrôle ?

L'immense spot lumineux situé juste en face d'eux clignota trois fois de suite, attirant l'attention de chacun des participants, tandis que le haut-parleur continuait de cracher une marée de sons incompréhensibles – les oreilles des reptiles ne pouvaient déchiffrer les mots des humains, pas plus que ces derniers ne parvenaient à saisir le langage propre aux dragons. Pour cette raison, tous les signaux se donnaient désormais par la lumière. Le spot clignota encore deux fois, plus lentement, puis demeura simplement allumé. Le silence du désert reprit ses droits sur la zone de départ tandis que chaque être vivant présent sur place – dragons et spectateurs – retenait son souffle. Puis, comme la foudre qui s'évanouit, le spot s'éteignit.

Les vingt dragons s'arrachèrent du sol dans un nuage de poussière, déployant leurs ailes immenses – de cinq à quinze mètres d'envergure, ainsi que le prévoyait le règlement du Tryptique. À travers le rideau de sable, vingt taches colorées s'évaporèrent à la vitesse de l'éclair pour s'élancer vers le ciel. Grace Valete volait en tête – son Dragon-Soleil aux ailes immenses possédait plus de puissance que les autres, la propulsant en avant. Comme toujours, Lorna se tenait à l'arrière. La Née-des-Glaces aurait disposé de la vigueur nécessaire pour la maintenir dans le peloton, mais elle préférait demeurer à l'écart des autres pour l'instant ; bien trop d'objectifs se braquaient sur les dragons à ce moment-là, et elle ne voulait pas prendre le risque de se retrouver prise dans un accrochage, dans lequel on aurait pu filmer sa virtuosité en vol et analyser sa technique par après. Pas plus qu'elle ne souhaitait tuer un autre pilote sous les yeux du monde entier.

Comme annoncé, Amdre Vershel et son Dragon-Siphon se trouvaient juste derrière Lorna. Il obliqua dans la même direction qu'elle lorsqu'elle abandonna les dunes et la ligne droite en direction de l'arrivée pour plonger vers un massif montagneux à quelques kilomètres à l'est. Les concurrents ne disposant pas de dragons adaptés aux conditions extrêmes du désert – soit tout le monde sauf Elizee Satini et Grace Valete – empruntaient cette route-là, où les masses d'air circulaient mieux, afin de trouver un peu d'ombre et de fraîcheur. Il fallait compter une bonne demi-heure de plus pour le détour, mais cela allait tout de même plus vite que de terminer la course sur le dos d'un dragon à moitié mort. Sans compter que l'endroit recelait nombre de tournants où se débarrasser sans témoins d'un concurrent gênant ; un terrain de jeu inouï pour l'écorcheuse d'Alyeska.

Les dix-huit dragons restants s'égaillèrent rapidement entre les rochers. La plupart optèrent pour une large fissure qui filait plus ou moins droit vers l'arrivée, mais quelques-uns, dont Lorna, s'aventurèrent dans des défilés plus étroits, évoluant entre ciel et pierre. Comme prévu, Amdre Vershel ne la lâchait pas d'un pouce. Lorna décida que le moment était venu de le mettre à l'épreuve. Elle fonça en piqué dans une crevasse à peine assez large pour elle, puis opéra une brusque remontée. Les changements de direction imprévisibles constituaient sa spécialité ; les quatre ailes de la Née-des-Glaces offraient une réactivité sans égale. Une vrille lui apprit que Vershel s'accrochait toujours à ses pattes – sans réelle difficulté, semblait-il. Lorna ne s'en alarma toutefois pas. L'air suintait la chaleur ; la Née-des-Glaces ne pouvait présenter ses plus belles performances dans de telles conditions climatiques. Sentir le vent glisser sur les écailles s'avérait cependant un sentiment délicieux, aussi poursuivit-elle un moment encore ses manœuvres à grande vitesse. Derrière, Amdre Vershel semblait apprécier le défi et le relevait avec brio. Il prenait ça pour un jeu, l'inconscient.

La suite fut presque trop facile. Sans prévenir, Lorna décrocha et plongea de quelques mètres. Elle pivota sur le côté afin de disposer d'assez de place pour ouvrir tout grand ses ailes blanches. Cela la ralentit aussitôt ; et le Dragon-Siphon, tout à ses acrobaties, se retrouva à sa hauteur sans même s'en rendre compte. La Née-des-Glaces termina sa vrille pour se retrouver tête en bas, à voler exactement au-dessus d'Amdre Vershel. Le geste qui suivit, Lorna le connaissait par cœur, depuis le temps : elle replia les ailes avant de son dragon à l'envers, planant à l'aide des deux restantes. Les griffes situées à l'extrémité de chacune des ailes se crispèrent lentement en direction du corps immobile du jeune homme. D'un geste sec et d'une précision incroyable, elles tranchèrent les lanières de cuir qui le retenaient sur le dos de sa monture, se déplièrent à pleine vitesse et firent remonter la Née-des-Glaces vers l'azur.

Le corps d'Amdre Vershel bascula dans le vide, plongeant vers un gouffre d'éclats de roche semblables à mille couteaux. Lorna déploya les quatre ailes de la Née-des-Glaces, stoppant brièvement son vol comme elle aurait stoppé le temps. Juste en dessous, elle vit le Dragon-Siphon plonger en piqué à la suite de son pilote – privé du lien télépathique, le corps de l'immense reptile ne valait pas mieux qu'un cadavre dont le cœur battait encore ; il allait s'écraser. Lorna poussa un soupir, que sa monture traduisit en une fine exhalation de particules gelées. Elle se sentait satisfaite d'elle-même.

Sauf que tout ne se déroula pas comme prévu. À moins d'une vingtaine de mètres du sol, le Dragon-Siphon déploya ses ailes.

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Image : http://njoo.deviantart.com/art/Dragon-Heads-73398969