I. L'écorcheuse d'Alyeska
Journal des Sports, rubrique dracologique – édition du dix décembre 1989.
Une nouvelle espèce de dragon découverte dans les Alpes
Lors de l'ascension de la face nord de l'Eiger, un groupe d'alpinistes s'est retrouvé nez à nez avec un spécimen de dragon jusque-là inconnu. Baptisée Ascendant, cette nouvelle espèce possède des ailes démesurées qui lui permettraient apparemment de mieux profiter des courants ascensionnels que ses congénères alpins. L'observatoire européen de dracologie enverra des chercheurs sur place dès le printemps afin d'en apprendre plus sur ces reptiles des hauteurs.
Locke sur le départ
Les conjectures ont été nombreuses ces dernières semaines pour savoir si Lorna Locke, vingt ans, mènerait à bien son projet de traverser le Pôle Nord en solitaire sur le dos de son Brise-Givre. Malgré les assertions des dracologues, selon lesquels aucune race de dragon n'est à même de survivre à une telle expédition, Locke ne semble pas près de renoncer à l'aventure. Lors d'une conférence de presse à Alyeska, elle a confirmé sa motivation et annoncé la date de son départ pour le vingt et un décembre prochain. Son plus fervent sponsor, la compagnie Limerick, risque bien de réussir un joli coup marketing si la jeune femme parvient au bout de son périple – et au-delà de toute considération publicitaire, c'est tout ce qu'on lui souhaite.
À l'assaut du Tryptique
Moins d'un mois avant le départ de sa trente-troisième édition, la plus prestigieuse des courses de dragons n'en finit plus de se dévoiler. Après la version remaniée de son règlement, interdisant aux coureurs les armes pyrotechniques, nous apprenons aujourd'hui qui seront les vingt heureux élus à prendre le départ. Pas de grosse surprise cette année, mais notons tout de même l'intronisation du jeune prodige Devi Ælin sur son Œil-de-Lune, ainsi que la présence pour la treizième année consécutive de Iendre Kuxan, grandissime favori de l'épreuve, qui ne changera pas ses habitudes et montera un Azur-et-Garance.
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Trente et un décembre 2011.
Lorna se tenait bien droite à côté de sa monture, défiant du regard ceux qui l'observaient autrement qu'à la dérobée – ce qui fonctionnait assez mal à vrai dire, vu l'épais bandeau blanc qui lui barrait les yeux ; qui aurait pris au sérieux les regards agacés de quelqu'un qu'il croyait aveugle ? Il n'empêchait que Lorna y voyait parfaitement et qu'elle discernait sans mal les visages curieux massés devant elle. Il en allait toujours ainsi avec ces marées humaines, songea-t-elle, de mauvaise humeur. Les spectateurs ne pouvaient s'empêcher de s'avancer, scruter, pointer du doigt, épiant les moindres de ses attitudes et mouvements ; les murmures allaient bon train depuis qu'elle s'était posée sur l'esplanade. Comme à chacune de ses apparitions publiques, elle attirait la foule comme un aimant. Rien d'étonnant : le couple qu'elle formait avec la Née-des-Glaces avait de quoi impressionner, sans compter la réputation sulfureuse qu'elle traînait dans le cadre des courses de dragons.
Depuis passé vingt ans qu'elle évoluait dans le milieu, Lorna avait largement eu le temps de s'y faire un nom. Les journaux la surnommaient ironiquement la reine des glaces à ses débuts, en référence à son caractère laconique autant qu'au dragon qu'elle montait – une Née-des-Glaces, rareté du Grand Nord ; la seule du circuit par ailleurs. Mais au fil des courses, ils lui avaient inventé un nouveau sobriquet – plus insultant celui-là, et moins imaginatif encore que le premier : l'écorcheuse d'Alyeska. Il fallait avouer qu'une statistique bien particulière s'affolait à chacune de ses participations à une étape : le nombre de pilotes tués en vol. Pas les dragons, ce qui s'avérait malheureusement fréquent et d'une affligeante banalité ; non, on disait de Lorna Locke qu'elle assassinait ses concurrents – les humains. D'où ces yeux mi-fascinés, mi-apeurés que braquait la foule sur elle. Lorna, elle, n'en retenait qu'une chose : il fallait qu'elle cesse de frustrer les journalistes en leur refusant des interviews ou elle risquait de se retrouver affublée d'un surnom pire encore que les deux premiers.
Ce soir-là, le contrôle des montures prenait plus de temps que de coutume – comme souvent avant les coupes importantes, et le Tryptique incarnait sans doute la plus prestigieuse de toutes. Les dracologues passaient en revue chaque dragon avec une méticulosité sans pareille, examinant griffes, ailes, dentition, prélevant un peu de sang sur chaque créature pour s'assurer qu'on ne leur avait administré aucun produit dopant. Lorna les observait sans réelle conviction, sans doute lasse de toutes ces précautions, mais elle ne put s'empêcher de remarquer que malgré leur soucis du détail, les experts ne s'approchaient jamais des deux tiges métalliques qui dépassaient des crânes de chaque dragon. Dégoûtés que l'on puisse infliger pareil traitement à des créatures qu'ils admiraient, sans doute.
Lorna partageait leur avis, même si elle s'avérait elle-même une fervente utilisatrice des tiges de Contrôle – dans le monde des courses de dragons professionnelles, il s'agissait de la norme si l'on souhaitait rester au niveau. Grâce à cette mutilation qu'ils faisaient subir à leurs montures, les pilotes parvenaient à pénétrer leurs esprits. Le lien télépathique permettait à l'humain de devenir sa créature, et cela donnait lieu à des courses plus spectaculaires les unes que les autres. La technologie commençait à dater, mais on n'avait pas encore trouvé de solution moins invasive pour les dragons – qui se retrouvaient ainsi transformés en de simples corps sans âme ; des légumes volants, un comble pour les prédateurs qu'ils incarnaient. Mais après tout, il ne s'agissait que d'animaux... et l'incroyable spectacle des courses de dragons s'était transformé en une entreprise bien trop juteuse pour que l'éthique entre encore en ligne de compte.
Deux concurrents séparaient encore les dracologues de Lorna et de sa Née-des-Glaces. Elle inspecta la créature une dernière fois pour s'assurer qu'ils ne trouveraient rien à redire à son apparence, mais conclut rapidement que la dragonne se montrait sous son meilleur jour – autant que faire se pouvait. La Née-des-Glaces volait avec elle depuis vingt-deux ans maintenant, et sa longévité toute reptilienne ne la protégeait en rien de la dangerosité des courses. Nombre de balafres zébraient ses écailles blanches – aucune assez profonde pour entraver ses mouvements cependant. Il ne s'agissait là que de cicatrices de guerre ; Lorna apprenait de chacune d'elles. Pour le reste, il émanait de la dragonne la même majesté qu'au premier jour. D'envergure moyenne – six mètres seulement – la Née-des-Glaces scintillait de l'éclat immaculé de ce Pôle où elle avait vu le jour. Exquise, mais pas extraordinaire en somme. Une caractéristique bien spéciale la distinguait cependant des autres espèces...
– Lorna Locke, grommela l'un des dracologues en tendant à la pilote une main calleuse, la tirant de ses réflexions.
– Maître Vershel, répliqua-t-elle doucement.
L'homme officiait dans la plupart des grandes courses, aussi Lorna avait-elle appris à le connaître au fil des années, malgré leurs deux caractères renfermés. Il examina attentivement les pattes antérieures et postérieures du dragon, fronça les sourcils lorsque ses doigts parcoururent les cicatrices et se plongea un moment dans les yeux inanimés de la Née-des-Glaces, comme un voyant scrutant sa boule de cristal. Ce qu'il espérait y découvrir, Lorna l'ignorait, mais elle le connaissait assez bien pour remarquer son air légèrement perturbé. Il ne tarderait pas à se laisser aller à quelques confidences.
– Mon imbécile de fils participe à cette édition, soupira-t-il quelques secondes plus tard. Vous vous rendez compte ? Je n'imaginais pas que le comité d'organisation puisse tomber si bas.
– Ma foi, le circuit manque cruellement de bons pilotes. Regardez la sélection de cette année : la moitié sont des habitués comme moi et l'autre des débutants sachant à peine voler.
– Vous n'y êtes pas du tout : mon fils n'appartient à aucune des deux catégories. Sa succube de mère – mon ex-femme – a simplement mis le grappin sur le président du comité d'organisation de la course. On annonçait la qualification d'Amdre deux semaines plus tard ; la coïncidence me paraît un peu grosse.
Le ton du vieil homme laissait clairement entendre son inquiétude – à raison : les étapes du Tryptique tuaient entre quatre et six concurrents chaque année, et ce n'était pas toujours de la faute de Lorna.
– Je tâcherai de ne pas trop vous l'abîmer, mentit-elle.
Maître Vershel hocha distraitement la tête, manière polie de dissimuler qu'il n'en croyait pas un mot ; il n'empêchait que ses relations avec Lorna demeuraient plus cordiales que celles qu'il entretenait avec la plupart des autres coureurs. Ceux-ci pouvaient bien jouer un jeu plus franc que l'écorcheuse d'Alyeska, la manière barbare dont ils traitaient leurs montures les rendaient détestables aux yeux de n'importe quel dracologue. Lorna se demanda comment le fils d'un homme respectant aussi profondément les dragons pouvait se retrouver pilote de course, à faire subir l'odieux Contrôle à un dragon.
– J'aimerais examiner ses ailes, grommela Maître Vershel après un temps de silence, se concentrant à nouveau sur la Née-des-Glaces.
Lorna savait pertinemment ce que cela signifiait : elle allait devoir monter sur le dos de la dragonne et pénétrer son esprit afin de la faire bouger. Une bagatelle pour une pilote chevronnée, mais elle pouvait sentir l'aversion de son interlocuteur rien que dans sa voix, et cela suffisait presque à faire ressurgir sa colère. Elle obtempéra néanmoins, sautant en selle d'un geste leste, se harnacha rapidement puis empoigna à deux mains les tiges plantées dans le crâne de la Née-des-Glaces. Un contact physique n'était en fait pas nécessaire pour activer le lien télépathique – une simple proximité suffisait –, mais il s'agissait là d'une habitude dont Lorna ne parvenait à se défaire. Sans plus réfléchir, elle se laissa sombrer.
Le corps du dragon exhalait à la fois puissance et légèreté ; s'y retrouver incarné engendrait toujours une impression de pouvoir des plus grisantes. Rien à voir avec la chair fragile d'une humaine. Lorna n'en oublia pas pour autant pourquoi elle avait rallié sa monture, et d'un geste ample, étendit ses ailes. Des exclamations s'élevèrent aussitôt de la foule. Pour cause : dépliées, elles révélaient la véritable force de cette espèce de dragons. Les Nés-des-Glaces possédaient deux paires d'ailes. Tant que celles-ci reposaient contre leurs flancs, elles ne formaient qu'une gracieuse mosaïque écailleuse, mais Lorna savait quelle puissance étrange émanait de sa monture lorsque ses quatre ailes battaient de concert. Un véritable cauchemar à diriger, toutefois. Il s'agissait de la raison pour laquelle les Nés-des-Glaces se montraient si rares en compétition ; on leur préférait leurs cousins à une seule paire d'ailes, plus maniables – Écumeurs, Éclats-de-Roc et Suceurs-de-Sève, pour ne citer que les principales espèces.
Elle demeura immobile quelques minutes, supportant les examens de Maître Vershel malgré l'appel de l'azur. Le corps inerte de l'humaine sur son dos ne la gênait pas vraiment – elle le portait depuis si longtemps. Correctement sanglé, il ne risquerait rien lorsqu'elle prendrait son envol ; il demeurerait sagement arnaché sur son dos. Encore quelques secondes et l'attente prendrait fin.
Vershel s'éloigna soudain, signe qu'il en avait terminé. Lorna vit ses lèvres remuer, mais ne comprit pas ; quand elle devenait dragon, le langage des humains ne signifiait plus rien pour elle. Les autres coureurs demeuraient sur place, signant des autographes et posant pour quelques photos, mais Lorna Locke ne suivait pas vraiment les mêmes règles qu'eux. Elle darda un dernier regard sur les spectateurs avant de décoller. Le sentiment apparaissait clairement dans leurs yeux : tous voyaient en elle l'écorcheuse d'Alyeska. Ils avaient raison, bien sûr.
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Image : http://njoo.deviantart.com/art/Dragon-Heads-73398969
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