Chapitre 5
Lewane
J'ai renvoyé les trois pimbêches qui étaient venues m'aider à me préparer. Je les ai reconnues immédiatement avec leurs manières faussement gentilles et leurs coiffures trop élaborées. Elles faisaient partie des « demoiselles » d'Ali. Sous leurs sourires hypocrites elles arrivaient à peine à camoufler la haine qui leur hérissait le poil quand elles me regardaient.
Et dire que je me plaignais d'être dans l'ombre, qu'on ne savait pas que j'existais, finalement j'aurais préféré garder cet anonymat réconfortant.
Le reflet du miroir me renvoie une image qui m'est étrangère. J'ai revêtu une robe grise, très simple et mes cheveux détachés et brossés tombent sur mes épaules comme tel pelage d'un animal mort. Il paraît que je dois faire profil bas et apparemment, me déguiser comme une souillon jouerait en ma faveur. Mais ce n'est pas moi, ce n'est pas ce que je suis et encore moins ce que je suis devenue.
Faire profil bas, pourquoi ? S'ils veulent me molester, qu'ils le fassent, mais je resterais moi-même jusqu'à la fin !
Je tire sur le tissu qui me démange et le déchire alors que je m'extirpe de cet accoutrement ridicule. Une fois libérée, j'attrape dans ma penderie, la seule tenue qui n'ait jamais fait partie de ma personne. C'est la dernière qu'il me reste, mais cela suffira si je dois pendu aujourd'hui.
M'attelant à étaler le maquillage autour de mes yeux, j'étire à outrance le noir qui fait ressortir la couleur de mes yeux. Puis je laisse en suspens le pinceau au-dessus de mon front avant de dessiner les runes que je connais si bien. Force, Courage. Mais sur le dernier espace je ne marquerais pas cette fois non plus « renoncement de soi ». Plus jamais je ne le ferai, je suis un personne à part entière, je suis une guerrière libre, je n'ai pas Maître ! Je suis une Nedala libre de choisir ses batailles, ses combats ; des gens m'ont aimés, m'ont protégé, se sont battus à mes côtés, je ne suis plus seule dans mon cœur désormais. J'ai des raisons de me battre plus profondes encore que les lignes de sang qui parcourent ma peau et que ce tatouage de malheur qui dirige chacun de mes pas.
Je fais tournoyer mon pinceau dans la couleur violette de ma palette de maquillage avant de l'appliquer sur toute la partie droite de mon front. Le violet, symbole de Velatour, de mes véritables racines, de l'endroit où mon cœur s'est mis à palpiter pour la première fois, de là où je suis véritablement née, deux fois ! Puis je remonte ma capuche et mon cache nez. Reliant ainsi mes deux existences, je suis enfin complète.
Une fois prête, je me dirige par reflexe vers la chambre d'Ali avant de me rendre compte que ce n'est plus la peine, que je n'aurais plus jamais à ouvrir cette porte, à la suivre, à la protéger. Que je ne râlerais plus face à son insupportable gentillesse, à ses sourires exaspérants, à son éternel optimisme déroutant. Troublée, il me faut quelques secondes pour retrouver une respiration normale et me diriger vers le couloir où m'attendent deux casques d'ours.
Quoi deux seulement ? Ils doutent tant que ça de mes capacités ? Je pourrais les envoyer au tapis en seulement trois mouvements !
J'hésite mais me ravise. Après tout, à quoi bon ? Où est-ce que je pourrais bien aller ?
J'essaie de deviner leurs visages à travers la fente de leurs casques sans succès.
— Pas la peine de me montrer le chemin, je suis persuadée que je connais cette forteresse mieux que vous !
Je donne un coup d'épaule au garde qui se trouve sur ma droite pour le dépasser, mais le second me barre la route et plaçant son épée sous mon menton.
— Nous avons ordre de vous escorter pour vous empêcher de vous enfuir ! se justifie-t-il.
Tout en plissant le nez et en serrant les dents, je lui jette à la figure :
— Si je voulais m'enfuir, tes entrailles seraient déjà à l'air espèce de crétin !
Obtempérant à contre cœur, je les suis dans ces couloirs que je connais sur le bout des doigts. Il n'y a pas si longtemps je les arpentait avec La Promise et pourtant j'ai l'impression que cela fait une éternité, que mille vies se sont écoulées entre temps.
Au détour d'un couloir, je suis surprise que l'on ne bifurque pas. Pourtant la salle du conseil se trouve à gauche. Je marque un temps d'arrêt et un des casques d'ours donne un grand coup dans mon dos pour que je continue. Je me retiens de lui rendre la pareille et le questionne :
— Nous n'allons pas dans la salle du conseil ?
Pour toute réponse, l'homme me pousse de nouveau vers l'avant. Mon sang ne fait qu'un tour et je me retourne précipitamment vers lui en position d'attaque :
— Touche moi encore et j'enfonce ton casque jusqu'à ton cerveau !
L'homme me jauge, incertain de ce que je pourrais lui infliger ou non.
— C'est bon, laissez là ! ordonne une voix dans mon dos.
Mes deux gardes acquiescent et s'éloignent dans le couloir. J'attends de les avoir vus disparaître avant de me tourner vers Emalien ou devrais-je plutôt dire conseiller Emalien. Il s'agit du plus jeune conseiller du Grand Maître Lestin, le non regretté père d'Elion. Il doit avoir une trentaine d'années, les cheveux coupés très courts, une silhouette longiligne et un air supérieur qui ne le quitte jamais.
— Suis-moi Lewane, tu es très attendue !
Après quelques mètres à le précéder, je comprends enfin où il m'amène. Il s'arrête devant les lourdes portes en bois et me fixe, l'air prétentieux, avant de me préciser :
— Nous nous sommes dit que ce serait plus judicieux que le conseil se déroule dans la salle de bal en présence de toutes les personnes qui ont perdu des proches lors des noces à cet endroit même. Vous en pensez quoi...comment faut-il que je vous appelle ; Grande Maîtresse de Velatour ?
Il émet un son de gorge moqueur et je mets à prier les dieux du printemps qu'il s'étouffe avec sa propre salive. Une fois de plus, les dieux ne m'écoutent pas et le voilà qui pousse sur les battants, un sourire sardonique accroché sur son visage. Lorsque tous les regards haineux se braquent dans ma direction, une énorme bouffée de chaleur remonte tout mon corps.
Rassemblant tout le courage qu'il me reste, j'avance doucement dans l'allée, le dos droit malgré l'appréhension qui tente de me paralyser les membres. Au début le silence est pesant, mais je le regrette bien vite quand des cris fusent de toute part :
— Traîtresse !
— Meurtrière !
— Tuez-la !
— Arrachez-lui la tête !
Inspire ! Expire ! Avance !
Perdue, mes yeux balayent la foule à la recherche d'un visage amical et trouvent celui d'Elion, fermé, mais qui ne m'est pas hostile. Mon regard agrippe le sien comme si je m'agrippais à un rocher pour ne pas me noyer. Il baisse ses paupières lentement pour me donner du courage sans que personne d'autre ne le voit. Alors je mets un pied devant l'autre, faisant fi des insultes et des bras qui tentent de me frapper malgré les gardes qui m'ouvrent le chemin jusqu'à l'autel où trônent Elion et ses quatre conseillers. Emalien y prend place et son visage dérive vers le mien alors qu'il annonce en grande pompe :
— Que le procès de l'ancienne Nedala Lewane commence !
Puis il rajoute en secouant la tête :
— Ce n'était pas la peine de vous accoutrer ainsi, votre Promise est morte ! Votre traîtrise est connue de tous !
Le Grand Maître lève le poing pour le faire taire. Puis il se met debout pour énoncer les charges :
— Lewane, vous êtes accusé de trahison et de meurtre !
— De meurtre ? m'étonné en criant. Je n'ai tué que pour vous, que pour protéger Méramar comme on me l'a appris, j'ai...
— Silence ! hurle à son tour un autre conseiller en tapant le plat de sa main sur l'accoudoir de son fauteuil, vous n'avez pas le droit de couper la parole à votre Maître.
Elion se gratte la gorge avant de reprendre :
— Vous avez comploté avec l'ennemi afin d'enlever Aliarena de Miosé, ma Promise le jour de nos noces et la...la...la tuer.
Cette fois ça en est trop, la rage prend le dessus sur ma raison :
— Comment oses-tu Elion, comment tu peux dire ça ? Tu étais là, tu sais ce qui s'est passé, tu sais que ce n'est pas moi ! Je te l'ai ramené, je te l'ai rendu comme tu me l'as demandé, j'ai fait mon devoir...Ali était, elle était mon ...elle était mon amie, je voulais la protéger ! J'ai toujours tout fait pour vous ! Toujours ! Tu n'es qu'un menteur !
Trop occupée à libérer la fièvre qui a enflammé toutes les parcelles de mon corps, je ne vois pas le danger venir. Un coup de poing féroce s'abat sur mon visage tandis que j'avançais machinalement vers l'estrade. Je voulais rejoindre celui que je considérais comme mon ami, briser cette distance qu'on nous a imposé, retrouver cet être avec lequel j'étais en phase, celui dont j'ai été amoureuse secrètement et qui m'a offert mon premier baiser derrière les barreaux d'une prison. Arrêtée net dans mon élan, je vacille, une main couvrant l'ecchymose qui irradie déjà sur ma pommette.
Je retiens tant bien que mal mes larmes, mais ce n'est pas à cause de la douleur, c'est cette sensation d'avoir été trahie, ce sentiment que je viens de perdre le seul être au monde qu'il me restait. Avec animosité je lui offre un regard noir tandis qu'il se mord les lèvres, l'air hagard. Il ne réagit pas, il ne m'aide pas !
Le calme retombe peu à peu avant qu'Emalien ne prenne la parole à la place d'Elion qui s'est plongé dans un drôle de mutisme.
— Nous allons vous poser des questions auxquelles vous répondrez par oui ou par non. Rien d'autre, simplement Oui ou Non ! Puis vous avez deux minutes pour nous convaincre de votre bonne foi, après quoi nous rendrons notre jugement. Avez-vous bien compris ?
J'ai déjà vu des procès, en temps normal un Graveur de Sang est présent pour trancher si la décision va à l'encontre de l'avenir du Royaume ou non. Si c'est le cas, il rend lui-même le verdict, si ça ne l'est pas, il laisse les conseillers décider en votant. Quoi qu'il en soit les votes des conseillers ne sont que consultatifs et c'est le Grand Maître qui rend la décision finale. J'étais persuadée qu'Elion trancherait en ma faveur, qu'il me sauverait lui aussi, mais il faut que je me rende à l'évidence, je suis seule aujourd'hui. Devant cette foule déchaînée qui ne demande qu'une chose ; qu'on apaise leur douleur en leur offrant un bouc émissaire sur un plateau, peu importe lequel. Ce procès est un simulacre de justice ; le Graveur de Sang n'est pas là et la foule scande ma mise à mort avec ferveur. J'ai été jugée sans même qu'on m'ait écouté. J'ai survécu à l'enfer, Mathioé s'est sacrifié pour moi et c'est comme ça que je vais mourir ? Jeté en pâture aux habitants de Méramar.
— Commençons !
Emalien monopolise la parole comme si son Grand Maître n'était pas présent dans la pièce. En même temps, il semble ailleurs.
— Avez-vous aidé à orchestrer l'enlèvement de la Promise ?
— Non, jamais je...
— Taisez-vous et ne répondez que par oui ou par non ! Sinon nous serons obligés d'interrompre ce procès et vous serez exécuté sur le champ ! Etes-vous la fille du Grand Maître Kamien ?
— Oui.
Une clameur s'élève dans la foule et il faut attendre que le calme revienne pour poursuivre :
— Faîtes-vous partie des terroristes que l'on appelle les Sans Royaume ?
J'ouvre la bouche, prête à répondre non, pourtant je n'y arrive pas. Je trahirais ma mère en réfutant ce fait, ainsi que mon père et Mathioé ! Leurs visages tournoient dans mon esprit si bien que je dois plisser les yeux pour m'éviter de tanguer.
— Oui !
Cette fois la foule s'échauffe et un projectile m'atteint l'épaule.
— Avez-vous été l'amante du traître, anciennement casque d'ours, nommé Mathioé ?
Je serre les poings, laissant mes ongles pénétrer ma chair. Penser à lui est si douloureux que je pourrais imploser sur place. Comment peut-on avoir si mal, comment cela peut-être possible ? Je manque d'oxygène, je manque de force, je manque de lui ! Je manque de nous...
— Oui !
Je m'enferme dans une sorte de bulle pour ne plus voir ce qu'il se passe autour de moi, tous ces gens qui me détestent, qui veulent me briser sans chercher à comprendre la vérité !
— Avez-vous livré Aliarena au Grand Maître Arconia et au Grand Maître Saxtis ?
Ces questions sont insidieuses ; tourné ainsi je passe pour la fille qui leur a livré Ali alors que je la ramenais à Elion, pas à eux !
— Non !
— Vous mentez ! Nous avons des témoins qui vous ont vu faire rentrer la Promise dans la tente et en ressortir sans elle ! Est-ce le cas ?
Des cris de frustrations et de protestations se meurent dans ma gorge devant ce piège auquel je ne peux échapper. Tremblante, mes muscles me lâchent et je me retrouve à genoux. J'ai perdu, je ne pourrais pas me sortir de ce pétrin et j'en prends conscience.
— Oui, soufflé-je, la voix éraillée par la fatalité de ma situation.
Je vais donc mourir ainsi, comme une traîtresse, détestée !
Deux gardes me soulèvent par les bras pour me remettre debout et un troisième prend mon menton en coupe pour me forcer à affronter les saletés de conseillers qui se déchargent de leur responsabilité dans cette histoire en me mettant tout sur le dos.
— Vous avez deux minutes pour nous convaincre de votre innocence...même si cela ne fait aucun doute que vous êtes coupable !
Si seulement j'avais la force de faire autre chose que chercher un quelconque signe de la part d'Elion qui pourrait m'aider. Celui-ci, affalé sur son siège, fixe inlassablement les marches. Il semble perdu dans ses pensées. A quoi bon tenter de justifier quoi que ce soit. Personne ne veut de ma vérité, personne n'est prêt à l'entendre. Alors la seule réponse que je leur offre c'est un crachat qui vient lamentablement se perdre sur la pierre à quelques pas de moi.
— Très bien, reprend Emalien, puisque c'est ainsi, je pense que nous sommes tous d'accord pour vous déclarer coupable ! Vous êtes condamné à la peine de mort et serez pendu immédiatement!
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