Chapitre 3
Mathioé
Notre avancée est difficile ; nous contournons les tentes effondrées et les corps inertes des soldats lâchement assassinés, leurs corps gisant encore à moitié sur leur couchage. Ces pourritures sont des assassins ; tuer des hommes dans leur sommeil et brûler une citadelle qui abritent des femmes et des enfants. Ces êtres abjects n'ont pas honte de leurs actes ?
Mon ire s'agrippe à chaque parcelle de mon corps telle une plante venimeuse qui fait bouillonner mon sang de rage. Tant que mon bras s'abat sur mes ennemis, que ma lame tranche leurs membres alors qu'ils grimacent de douleur, que leurs yeux se voilent avant de pousser leur dernier souffle, j'ai l'impression d'expier un peu cette colère si intense qu'elle en est douloureuse. Une frénésie mortelle gouverne mes gestes et je la laisse s'exprimer dans le sang et la souffrance. Ainsi je ne laisse pas mon esprit comprendre ce qu'il se passe réellement, ce que je perds une fois de plus, ce malheur qui a anéanti tout ce qui donnait un sens à ma vie. Je m'accroche à l'idée de retrouver Manéa dans ce chaos et ce seul espoir me permet de tenir le coup et d'avancer.
Autour de moi les autres Sans Royaumes se battent avec ferveur, leur cœur aussi meurtri que le mien, leur détermination plus féroce que jamais.
Pour nous le temps ne s'écoule plus, le monde a arrêté d'exister, seuls nos coups rageurs et nos cris de fureur nous rappellent que nous sommes toujours en vie.
Et, au milieu du vacarme et de la fumée, j'aperçois la lueur d'une lame qui tournoie dans les airs avant de transpercer un corps. Le geste est précis, rapide, calculé, presque réalisé avec grâce. Un mouvement réalisé par une personne qui a des années d'entraînement au combat.
C'est elle, je le sais, je le sens.
Alors, je fonce dans sa direction et, quand son regard percute le mien, c'est comme si un ouragan venait dévaster mon monde. Elle est maculée de sang et de boue, sa tenue est déchirée, son corps est meurtrie, mais ses pupilles sont brûlantes de vie.
Par les dieux de l'été, elle n'est pas morte !
Je la regarde courir vers moi en esquivant les autres combattants et m'engloutir entre ses bras. Son corps est si chaud, son contact si apaisant, son cœur battant frénétiquement contre mon torse. La chaleur de son souffle sur mes lèvres est la sensation la plus délicieuse qu'il m'ait été donné de connaître et je pourrais mourir à l'instant s'il m'était donné de revivre ce moment à l'infini.
Elle recule légèrement son visage dévoilant sa mine désolée tout en me murmurant des excuses.
Là, tout de suite, je me fiche de ses excuses, de ses regrets. Évidement je lui en veux; elle nous a trahis ...elle m'a trahi ! Mais la seule chose qui compte c'est de la sortir de cet enfer ! Pour les reproches et les ressentiments, on aura tout le temps plus tard. Je lui réponds que je sais qu'elle est désolée et scelle mes lèvres aux siennes dans cet ultime moment de répit avant que la tempête ne nous rattrape.
Après m'être enivré d'elle une dernière fois, nous reprenons la bataille avec hargne. Je vois certains de mes hommes à bout de forces qui luttent quand même sans merci avant de s'effondrer.
Qu'Iranis les accueille en digne combattants !
La Nedala qui se défend férocement à mes côtés commence à montrer aussi des signes de faiblesses. Ses coups sont moins précis, moins forts, elle risque à tout moment de lâcher prise. Il est hors de question que je la laisse mourir alors que je viens de la retrouver. Ma hargne se décuple à mesure que je sens son petit corps faiblir.
L'orée du bois est maintenant à notre portée et j'aperçois son visage s'illuminer, puis elle tourne ses iris envoûtants dans ma direction et ma poitrine se gonfle de soulagement. Le cauchemar est bientôt terminé.
Malheureusement, cet intermède est de courte durée. Dans mon dos, je reconnais le sifflement des flèches que nos ennemis ont lancées contre nous. Tout est trop rapide et, malgré mon mouvement vif dans sa direction, je ne peux empêcher une des flèches de transpercer l'épaule de la Nedala. Elle se recroqueville contre un rocher, mais elle reste à découvert tandis que le bruit de la mort reprend au-dessus de nos têtes. Sans réfléchir je me jette sur elle, faisant de mon corps un bouclier. L'acier transperce ma peau à plusieurs reprises, laissant éclore une douleur atroce qui irradie tout le long de mon dos.
Les yeux de ma Manéa se noient dans ses larmes tandis qu'elle comprend que, cette fois-ci, je ne me relèverais pas. Elle tente de me secouer, me menace, sa voix éraillée par la fatigue et l'émotion. Le sens un liquide chaud envahir ma chemise contrastant avec la froideur qui s'empare de mes veines. Elle se débat, et moi je ne veux qu'une chose, qu'elle s'en aille, qu'elle vive, qu'elle continue à combattre pour nous, tous les oubliés, tous les moins que rien. Il faut qu'elle transmette notre mémoire et elle seule peut le faire, la fille de Calixta, ma Nedala, ma guerrière. Je me trompe peut-être en me convaincant que je veux la sauver uniquement pour ça. Je crois qu'au fond je suis aussi égoïste, que je veux qu'elle vive car je l'aime, car quoi qu'elle fasse, je la ferais toujours passer en priorité. Depuis que j'ai rejoint les Sans Royaume, je n'ai œuvré que pour la cause, sans jamais penser à moi. Alors aujourd'hui je m'octroie le droit de choisir, pour moi, pour mourir l'esprit au repos. Elle est sauve et elle sera avec celui qu'elle aime depuis toujours et, peut- être même, sera-t-elle heureuse.
Mes forces m'abandonnent et je tente de parler avec peine.
« Je crois que je t'aime depuis toujours. »
Je l'avoue enfin autant pour elle que pour moi. La panique envahie son visage alors qu'elle me dit qu'elle m'aime aussi. Je ne suis pas sûr d'y croire, l'urgence de la situation et la tristesse parlent pour elle. Elle tient à moi, ça je le sais, mais de là à ce qu'elle m'aime...
Peu m'importe, ses mots m'apaisent et je demande à Elion, de la prendre, de l'emmener loin de ce calvaire. Nous échangeons tous les deux un regard lourd de sens et, malgré nos différends, je sais qu'il prendra soin d'elle et de la poignée de mes hommes qui a survécu.
Elion la hisse sur son cheval et peine à la maîtriser tandis qu'elle se débat comme un diable. Ma vue se trouble et le goût métallique du sang agresse mes papilles. Ma poitrine se gonfle de plus en plus doucement, occasionnant des râles et tétanisant les muscles de ma cage thoracique. La douleur est si intense que j'ai du mal à ne pas m'évanouir. Je me dresse pourtant sur les genoux pour la regarder s'éloigner.
J'espère qu'elle se souviendra toujours de moi.
Comme je le lui ai dit quelques secondes plus tôt, j'avais promis de mourir pour elle et je l'ai fait. J'ai tenu parole et je peux maintenant aller rejoindre les autres combattants qui sont morts avec honneur aujourd'hui. Je m'effondre de tout mon long sur l'herbe rougie quand les chevaux disparaissent entre les arbres.
C'est ma dernière danse...
***
— Mathioé ! Mathioé réveille-toi bon sang !
C'est une voix féminine qui m'appelle, je la perçois comme si elle était à des centaines de mètres de moi, tellement loin...
J'ai la sensation de flotter ou plutôt d'être aspiré en arrière et je lutte pour remonter à la surface.
— Ne me fais pas ça ! Je t'en supplie !
Maintenant mon corps est secoué réveillant des pointes de douleurs insupportables de mes omoplates jusqu'à la chute de mes reins et mon cœur fait des embardés.
Je rassemble tout ce qui me reste de force pour ouvrir les paupières. Je suis entouré d'obscurité et je cligne plusieurs fois des yeux pour essayer de comprendre où je me trouve. L'air est glacial et l'humidité rentre dans ma chair jusqu'à pénétrer mes os.
— Manéa ? soufflé-je tant bien que mal.
— Oh, Mathioé je suis si heureuse que tu ne sois pas mort !
La propriétaire de la voix me serre contre elle et un peu de la chaleur de son corps se diffuse sur le mien, me faisant arrêter de frissonner quelques instants.
Je lève ma main lentement, ma vision est toujours trouble, pour caresser sa joue du bout des doigts.
— Manéa...
Je remonte jusqu'à la racine de ses cheveux, mais ceux-ci sont bouclés, la Nedala a les cheveux lisses et fins.
— C'est moi, je suis avec toi, continue la femme qui n'est pas Manéa.
Pourtant, cette intonation m'est familière...Elenia !
Cette fois, j'ouvre les yeux pour de bons et m'éloignent des bras qui m'enserraient avec tant d'ardeur. Tant pis si mes plaies se déchirent, je ne veux pas rester contre elle.
— Qu'est-ce que tu fous Elenia ? Où est ce qu'on est ?
Je me redresse et m'assoie. Mon regard se perd autour de moi, des murs de pierres froides, des barreaux d'aciers, des couchages de fortunes. Nous sommes dans une prison. Une immense cellule où sont tassés des dizaines et des dizaines de personnes. Hommes, femmes, enfants, je reconnais maintenant certains visages ; ce sont les habitants de Velatour.
Assis à même le sol, mes vêtements en lambeaux, je ne sens pourtant plus les flèches qui m'avaient transpercée. Je tente de tourner mon cou pour regarder. Rien. Quelqu'un me les a retirés et m'a soigné.
— Qu'est-ce que...où sommes- nous Elenia ?
Celle-ci lève les mains et regarde autour d'elle avant de répondre :
— Tu ne le vois pas ? Prisonniers d'Arconia.
Elle qui prend beaucoup soin d'elle est barbouillée de crasse, ses cheveux emmêlés et une plaie sur le front. Sa voix chevrotante indique qu'elle est au bord de la rupture.
— Je te croyais mort toi aussi, reprend-elle en posant sa main sur mon avant-bras.
Dans un geste brusque je me retire. Bien qu'elle semble sur le point de pleurer, je n'en tiens pas compte pour autant.
Prisonnier d'Arconia ? Par les dieux de l'été j'aurais préféré mourir que de me retrouver ici.
— Combien de temps ? soufflé-je en essayant de me remettre sur mes jambes.
— De quoi ? questionne la jeune femme.
— Depuis combien de temps suis-je ici ? hurlé-je cette fois faisant converger tous les regards dans ma direction.
Elle sursaute, et se mord les lèvres pour ne pas craquer avant de me répondre :
— Ça fait une semaine que nous sommes là, toi je ne sais pas, ils viennent juste de te ramener.
Je vacille, mais reste debout, je suis encore faible et ma tête tourne atrocement. J'entreprends de faire quelques pas, il faut que je retrouve mes forces le plus vite possible, il le faut !
Je dois m'enfuir, je dois retrouver les autres, je dois me battre à leurs côtés. Arconia et Saxtis ne vont pas en rester là sachant Méramar si vulnérable. Il faut que je les aide coute que coute !
Je frotte énergiquement mon épaule. Elle me brûle aussi.
— Où est Pralice ? Et Kamien ? Ils sont vivants ?
Je cris toujours, incapable de me contrôler et je sens la tension monter autour de moi.
— Je... ne sais pas, balbutie Elenia, visiblement effrayée par moi.
Et cette saleté d'épaule qui me brûle encore !
La paume de ma main posée à plat contre la pierre froide, je maintiens mon équilibre afin de me rapprocher de la grille. Une de mes jambes cède et mon ancienne maîtresse me rattrape de justesse.
— Bon sang, laisse-moi Elenia !
Combien de fois va-t-il falloir que je la repousse avant qu'elle ne comprenne que je ne veux pas de son aide !
— Arrête de jouer les héros Mathioé, tu peux à peine tenir debout !
Elle se glisse contre moi pour faire passer mon bras autour de son cou et me maintenir.
Mais ma douleur à l'épaule me lance tellement que je dois la rabaisser. Je tire sur la manche de ma chemise pour comprendre ce qui peut provoquer une telle brûlure quand je manque de m'écrouler une nouvelle fois, mais de surprise cette fois.
Depuis quand j'ai un tatouage de Destiné moi ?
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