Chapitre 2


Mathioé

A partir de ce moment, le chaos est total. Mes hommes paniquent car nous avons tous laissé nos proches, nos familles, nos enfants à l'intérieur de la Citadelle en les croyant en sécurité. Certains veulent repartir pour tenter de les sauver, d'autres veulent attaquer le campement pour se venger. Chacun y va de son idée, tous crient et se défendent. Moi-même je suis un peu perdu, je me questionne ; peut-on encore les sauver ou est-ce trop tard ? Je fais le choix de rester, de nous défendre. Si certains ont réussi à échapper à ce brasier, il ne faut pas qu'ils tombent entre les griffes de nos ennemis. Je scelle mon cœur et mon esprit pour ne pas penser à ce que j'ai laissé là-bas ; Kamien, Pralice,...Manéa. Je laisse mon instinct de tueur prendre le pas sur tout le reste ; les doutes, la douleur, la tristesse cela viendra après. Je ne suis plus qu'un bras armé ; une coquille vide, sans remords.

— Que chacun fasse comme bon lui semble. Allez sauver vos familles ou restez vous battre à mes côtés.

Beaucoup hésitent, d'autres partent en courant. Finalement, la moitié de mes combattants nous abandonnent. Nous n'étions déjà pas nombreux, mais là nous sommes ridicules. Peu importe, il nous reste notre volonté sans faille et cela décuplera nos forces.

En ligne, les muscles tendus, nous nous apprêtons à nous lancer quand nous voyons des mouvements inattendus entre les tentes. Des bruits d'acier, des râles, des cris de ralliement. C'est quoi encore ce bordel ? Ils se battent entre eux?

Un jeune homme non armé court dans notre direction avant qu'un poignard lancé à toute vitesse ne se plante entre ses omoplates et qu'il ne s'écroule de tout son long à quelques mètres de notre position. Les yeux agrandis par la mort, il nous fixe de son regard encore trop jeune pour périr si lâchement. Ce n'est même pas une bataille ; c'est une mise à mort. Je ne comprends pas ce qu'il se passe, le jeune garçon ne porte pas de couleurs, je ne sais pas à quel Royaume il appartient. Qui attaque qui ?

— Mathioé, il faut y aller maintenant ! s'impatiente l'homme sur ma droite.

Je relève mon poing fermé pour lui indiquer que nous ne bougeons pas. Je veux d'abord comprendre ce qu'il se passe ici. Et puis, s'ils se tuent déjà entre eux, cela fera moins d'ennemis à tuer nous-même.

J'attrape la longue vue que mon second Grilian porte à sa ceinture et cherche la tente de commandement. Quand je la trouve enfin, je vois Elion, entouré de ses gardes, la quitter précipitamment, poursuivis par les guerriers de Saxtis et d'Arconia. Les hommes armés de Meramar tirent le jeune Grand Maître qui semble vouloir repartir sous la tente. Ils doivent s'y mettre à plusieurs pour le traîner jusqu'aux chevaux. Avec dextérité, ils sautent sur leurs destriers avant de prendre la fuite à toute vitesse. Ils slaloment entre les hommes qui s'étripent devant eux. De ce que je comprends, les hommes en uniforme sont ceux de Claderia et Jestone et ceux qui ne portent pas d'armures, visiblement réveillés dans leur sommeil par une attaque surprise, sont ceux de Meramar. Ils se défendent comme de beaux diables, mais ils n'ont aucune chance face à deux armées.

— Allons intercepter Elion ! Ne les tuez pas, je les veux vivants. ordonné-je en me relevant rapidement.

Les hommes me suivent sans broncher et nous courons le plus vite possible pour rejoindre l'orée du bois avant les cavaliers. Mes jambes touchent à peine le sol jusqu'à ce que nous ne soyons plus qu'à quelques centimètres d'eux. Je m'élance de tout mon long et parviens à attraper un des gardes en entourant ses épaules. Nous basculons tous les deux alors que sa monture s'emballe et se cabre. Alors que nous roulons sur le sol, les sabots de l'animal retombent tout près de nos visages dans un bruit sourd. Le son de l'acier qui s'entrechoque me fait comprendre que mes hommes tentent de maîtriser les autres cavaliers.

Placé au-dessus de l'homme au casque d'ours, je lui assène un violent coup de poing sous le menton, là où je sais que l'armure est vulnérable. Celui-ci agrippe mon épaulière pour me rapprocher de lui et tenter de planter son poignard dans ma jugulaire. Mais j'ai anticipé son geste et je plaque son bras sur le sol de ma main gauche tout en donnant un autre coup de la droite sur sa mâchoire qui s'est découverte lors de la première attaque.

Assommé, je le sens faiblir et en profite pour le faire perdre connaissance en abattant une troisième fois mes phalanges sur le bas de son visage. Quand je sens qu'il ne bouge plus, je reporte mon attention sur Elion qui s'est jeté à terre, l'épée en l'air pour se défendre. Je repousse un de mes guerriers qui fondait sur lui à toute vitesse.

Il est à moi !

Je m'approche de lui par derrière et entoure son épaule de mon bras tout en posant la lame de mon épée contre sa pomme d'Adam.

— Je crois qu'il va falloir qu'on parle !

Je lui susurre au creux de l'oreille sans cacher l'amertume qui me brûle la gorge.

Tous ses muscles se tendent quand il reconnaît le son de ma voix et ses doigts se resserrent sur le pommeau de son arme.

— Va-y tente quelque chose et, par les dieux de l'été, je me ferais un plaisir de t'ôter la vie.

Il laisse glisser son épée à terre, vaincu, avant de lancer d'une voix terne :

— Il y a déjà eu trop de sang innocent versé aujourd'hui, laisse mes hommes en vie et tues moi s'il tu le souhaites, Mathioé.

Ce n'est pas l'envie qui m'en manque. Laisser le tranchant de ma lame chatouiller la peau diaphane de son cou de Grand Maître, ce serait si simple d'en finir avec lui immédiatement.

Il symbolise l'oppression, les inégalités, l'injustice de notre monde. Il aurait pu être différent et essayer d'apporter la prospérité, mais comme tous les siens il a choisi, la guerre, la douleur et la traîtrise. En menant cette armée à nos portes il a signé l'arrêt de mort de tous ces innocents à l'intérieur de la citadelle. Ceux que j'entends hurler à travers le vacarme du chaos.

Je tire sa tignasse blonde en arrière pour apercevoir son visage, dévoilant ses yeux rougis.

Pourquoi paraît-il si triste ? Si résigné ? Qu'est ce qui s'est passé dans camp de malheur pour qu'il semble si accablé ?

— C'est quoi ce bordel Elion ? Qu'est-ce que vous avez fait ? demandé-je aussi calmement que mon état nerveux me le permets.

— Je...je ne...ils nous ont trahis.

— Saxtis et Arconia ?

Le jeune Grand Maître hoche fébrilement la tête, les yeux fermés par la honte sans doute.

— Mais qu'est-ce que tu croyais bordel ? Que tu pouvais faire confiance à ces monstres ? Qu'ils étaient devenus des alliés juste par magie ? Qu'ils allaient t'écouter TOI ? Mais comment peut-on être aussi crédule ? Ton père ne t'a donc rien appris ?

Sans m'en rendre compte, je resserre ma prise dans ses cheveux et il grimace légèrement alors qu'un mince filet de voix sort de sa gorge:

— Je ne suis pas mon père !

— Et je commence à me demander si c'est une bonne ou une mauvaise chose.

D'un geste brusque je le relâche et il bascule les deux bras en avant.

— Tu étais au courant de ce qu'ils allaient faire à la citadelle ? je demande la gorge serrée à l'idée de tout ce je perds et qui part en ce moment même en fumée.

— Non, pas du tout, je ne m'y attendais pas. Même pour Len et...

Sa voix se brise alors qu'un frisson me parcours l'échine quand il prononce son prénom.

— Quoi ? Pourquoi tu parles d'elle ? Ou est-elle ?

Je me suis mis à hurler, l'espoir qu'elle n'était pas dans la citadelle ayant allumé un brasier d'espoir au creux de ma poitrine.

— Dans ma tente, elle était dans ma tente.

Dans sa tente ? Alors elle l'a rejoint ? J'en étais sûre. Elle l'a choisie, Lui ! Elle a piétiné notre cause, sa lignée, son père, son nouveau foyer,... et moi, pour le rejoindre à la veille de la bataille. Comment aurait-il pu en être autrement alors qu'elle l'aime depuis toujours. Et lui partage-t-il ses sentiments ?

Je ne sais plus trop à cet instant si je suis jaloux, abattu ou si je suis soulagé de me dire que je n'aurais plus à me battre pour elle. Elle a choisi son camp et ce n'est pas moi ça ne l'a jamais été.

Je baisse mon arme et reprend mon souffle. J'ai l'impression que ma poitrine se comprime.

— Elle est morte ? hasardé-je, effrayé par la réponse qui tarde à venir.

— Ali...finit-il par avouer, Ali, elle est morte. Ils l'ont assassiné !

— Ali est en sécurité, tu mens !

Elion se redresse, affrontant mon regard avec une infinie tristesse au fond de ses pupilles ternies par l'émotion.

— Lewane me l'a ramené. Elle voulait éviter la guerre, elle voulait que nous vous épargnions.

— Elle a fait quoi ?

Non contente de retourner avec l'ennemi, elle leur a livré la Promise de Sang sur un plateau, permettant ainsi à la prophétie de se réaliser à notre insu, malgré tous les efforts que nous avons fournis pour qu'elle nous soit favorable.

— Je ne connaissais pas leur plan, je les en aurait empêché, je ne voulais pas tout cela, se défend le jeune homme.

Malgré la sincérité de sa voix, j'ai envie de l'étriper. Pourtant, il faut que je sois lucide. Mon monde part en fumée, la fille à qui j'ai ouvert mon cœur nous a trahis, nos plans ont tous échoués. Il ne nous reste plus qu'une poignée d'hommes face à deux armées. Un pied déjà dans la tombe, nous sommes condamnés quoi qu'il en soit.

— Lewane croyait éviter la guerre, elle...

Je le saisis d'un coup par le col et le soulève jusqu'à ce que ses yeux soient en face des miens. Je ne me contrôle plus quand je l'entend prononcer son nom. La mâchoire serrée et les lèvres pleines d'amertume je lui demande :

— Où est-elle ?

— Lewane ? Pourquoi ? Je...

— Oui, où est-elle ? je hurle carrément maintenant, incapable de retenir le flot d'inquiétude qui me noie depuis qu'il a parlé d'elle.

Il semble perdu, évidemment il ne peut pas comprendre ce qui me lie à elle. Il nous croit ennemis, prêts à s'entretuer. C'est ce que nous étions et ce qu'il pense que nous sommes encore. J'étais prêt à la faire passer à trépas et aujourd'hui je pourrais tuer ne serait-ce que pour savoir si elle est encore en vie. Manéa...

— Elle était dans la tente quand nous sommes partis, elle était en vie.

Mon rythme cardiaque ralenti légèrement sa cadence, mais je ne serais soulagé du poids qui pèse sur ma poitrine que quand je l'aurais vu de mes propres yeux.

Je desserre ma prise et le jeune Grand Maître se retrouve de nouveau sur ses deux pieds.

Alors je me tourne vers mes hommes qui tiennent encore en respect les casques d'ours.

— Il faut aller la chercher, nous devons retrouver la Nedala !

Mes compagnons d'armes paraissent sceptiques et échangent des regards d'incompréhension quand l'un d'entre eux ose me demander.

— Pourquoi on risquerait nos vies pour elle Mathioé ? Elle est des leurs, elle nous a vendu !

Je me rends compte à cet instant qu'aucun d'entre eux n'a conscience du sang qui coule dans ses veines. Elle, la petite Nedala ennemi qui a rendu la Promise de Sang à nos oppresseurs.

— Qu'elle aille rejoindre les dieux de l'hiver, brame un autre.

Grillian esquisse un pas dans ma direction, cherchant visiblement ses mots.

— Mon ami, tu sais que je te suivrais jusqu'au bout du monde, mais là je...je ne comprends pas ta requête.

Il me montre le campement de son index avant de reprendre :

— Ils s'entretuent là-bas, ils s'affaiblissent eux-même. Attendons qu'ils soient épuisés pour les attaquer, nous aurions une bien meilleure chance.

Je soupire d'impatience, je n'ai pas le temps de leur faire un cours sur la ligné de la Nedala maintenant, chaque seconde qui passe peut être meurtrière, chaque silence inutile la rapproche de la mort.

— Parce qu'elle est la fille de Kamien et de Calixta !

Un long silence précède ma révélation.

Alors je me sens obligé de rajouter malgré le temps qui s'étire et qui me dévore de l'intérieur.

— Elle est notre lueur dans ce bordel, dans cette obscurité qui marque ce jour d'une pierre noire ! Je sais que nous n'avons pas de chefs, pas de lignées à prendre en compte, pas de souverain à honorer, mais elle est un symbole ! Le fruit d'une union interdite et improbable, la preuve vivante que l'on peut tracer nous-même notre propre voix. Faîtes ce que vous voulez, je ne vous force à rien, mais moi je vais la chercher.

Je me doute bien que la plupart d'entre eux ne viendront pas et, au fond, je les comprends. Ils me fixent tous comme si je venais de leur avouer que les dieux vivaient parmi nous.

Quand je me tourne vers Elion, ses yeux arrondis marquent le choc qu'il vient de recevoir en entendant ma révélation. Je peux lire au fond de ses pupilles claires les milles questions qu'il se pose en ce moment même.

— Elion, je sais que tu tiens à elle, si je te la ramène, tu la protégeras ?

Ses yeux s'embuent alors qu'il opine du chef.

Par les dieux de l'été, il ne va quand même pas pleurnicher comme un bébé.

— Ramène-la Mathioé !

— Je sais que ce n'est pas le meilleur moment pour parler alliance, mais au vu de l'anarchie ambiante, je crois qu'il va falloir qu'on se serre les coudes ! argumenté-je. Pour ceux qui le voudront, prends soin de mes hommes et de nos survivants et nous mettrons nos armes à ton service pour protéger Meramar le temps de se débarrasser de Saxtis et Arconia.

Elion tend sa main vers moi et attend que je la serre pour sceller notre accord. Ma main reste collée à ma cuisse alors que mes yeux descendent sur son bras pointé dans direction.

— Si tu ne respectes pas ton accord, les dieux en sont témoins, je t'étripe.

Prenant conscience que je la serrerais pas, il finit par baisser sa main avant de confirmer :

— Je te le promets Mathioé, je ne veux que la paix, même si tout ce massacre est de ma faute, je me rattraperais, je le ferais pour Ali.

Je me fiche pas mal de ses raisons, tant qu'il tient sa promesse.

— Attendez nous ici !

Je me retourne, suivit par certains de mes hommes, les muscles tendus, la rage au ventre, la haine imprégnée sur chaque centimètre de ma peau, prêt à affronter l'enfer pour aller la chercher. 

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