Chapitre 11

An 0 de la lune écarlate

Royaume de Méramar

— Pour la dernière fois, je ne boirais pas ce breuvage écœurant.

Je plante mon regard dans celui de mon interlocuteur qui peine à garder les paupières ouvertes.

Son torse grassouillet s'étale à moitié sur le comptoir en bois et sa tête dodeline de façon inquiétante. Il se lèche la lèvre supérieure dans un sous-entendu qui me donne envie de vomir.

— Allez beauté ! (Il hoquète) T'es pas marrante ! Juste un (hoquet) un petit verre pour me faire plaisir. T'es toujours si sérieuse, si sérieuse et ...t'es toujours si sérieuse.

J'approche mon visage du sien et l'odeur âcre de l'alcool qu'il ingurgite depuis le matin vient balayer mon épiderme.

— Tu te répètes, mon vieux ! Il serait temps de rentrer chez toi je pense.

L'homme ivre tente de se redresser mais son coude glisse et son menton rencontre le bar dans un bruit sourd. Il ne semble même pas s'en apercevoir et relève son torse tant bien que mal avant de vider d'une traite la chope qui traînait devant lui. Ce n'était pas la sienne et je ne prends pas la peine de le lui dire.

A quoi bon, je ne suis pas sûre qu'il comprenne un mot de ce que je lui dirais.

Un filet rouge s'écoule dans son cou, il s'est sacrément assommé le bougre. Je pose mes doigts sur son avant-bras pour attirer son attention qui est fixé sur les bouteilles rangées dans mon dos. Quand ses yeux fatigués rencontrent les miens je réitère :

— Il est temps pour toi de rentrer maintenant.

La paume moite de son autre main s'écrase sur le dos de la mienne. J'esquisse un mouvement pour me dégager, mais il me retient.

— Tu es si belle, tu sais ! Je suis sous ton charme (hoquet) je suis...j'aime pas ma femme, ... tu es si belle ! Je voudrais te faire des bébés, des tas et des tas de bébés...

Achevez-moi !

J'use de tout mon self-contrôl afin d'éviter de fracasser de nouveau son crâne sur le chêne massif.

Depuis que je suis ici, je fais tout pour passer inaperçue, pour me fondre dans la masse alors il est hors de question que j'utilise ma force en public. Je ne suis plus Lewane la Nedala, je suis Manéa la serveuse de la taverne du bois maudit du Royaume de Meramar. Inoffensive et docile petite serveuse ! Une fille ordinaire et qui ne sait pas se battre.

Après m'être enfuie de la Forteresse, j'ai parcouru des kilomètres et des kilomètres à pieds sans m'arrêter jusqu'à ce que mes jambes ne me tiennent plus. J'ai erré sans but, sans réfléchir, seul m'importait de fuir, loin d'Elion, loin de tous mes échecs, loin de cette folie, de tout ce qui pouvait me rappeler Mathioé. J'ai volé de la nourriture, j'ai emprunté des couvertures à des voyageurs sans qu'ils ne le sachent, j'ai bu à tous les ruisseaux, dormi à la belle étoile, j'ai évité toute âme qui vive durant des jours et des jours. Plus libre et plus seule que jamais.

Le temps s'est écoulé et mes blessures physiques ont guéries ; mes plaies se sont refermées, mes griffures ont laissé place à de fines lignes nacrées sur ma peau, mais les blessures de mon âme sont restées, plus vives et douloureuses que jamais. Leurs assauts lancinants faisant écho dans tout mon corps.

Mon cœur battant de façon mécanique, ma cage thoracique se remplissant d'un air chargé de remords, j'avançai dans une épaisse brume de solitude amère. Jusqu'à ce qu'un jour j'entre dans cette taverne poussée par une odeur de nourriture qui m'a prise aux tripes.

Cela faisait bien trop longtemps que je n'avais pas pris un vrai repas et ce ragoût qui mijotait sur la cheminée m'hypnotisait carrément. Sans argent, je ne pouvais que le humer sans y toucher et les effluves épicés qui emplissaient mes marines étaient si divines que je me suis laissé tomber sur les genoux devant l'âtre pour prolonger ce moment.

— Tu as faim ? m'a demandé une femme rondelette au décolleté ravageur.

Ses cheveux bouclés remontés dans un chignon flou, elle essuyait ses mains sur un tablier qui a dû un jour être blanc. Je n'arrivais pas à lui donner d'âge mais ses yeux constellés de reflets dorés m'inspiraient confiance.

Nous étions alors convenues que je fasse la plonge dans sa cuisine en échange d'un repas. Cela ne devait être qu'un jour au départ, puis le jour suivant j'étais revenue, puis le suivant, jusqu'à ce qu'elle me propose de l'aider à servir. Son mari ayant rejoint des groupes de volontaires pour l'armée de Meramar, elle s'est retrouvée seule à gérer cet établissement.

Ce que j'ai apprécié c'est qu'elle ne me pose jamais de questions. Seule lui importait mon prénom, mais à aucun moment elle ne m'a demandé d'où je venais. Même le jour où elle m'a surprise alors que je dormais dans la remise et qu'elle a aperçu ma mèche de cheveux blanche que je prenais soin de cacher en temps normal sous un fichu, elle n'a pipé mot.

Delamia. C'est ainsi que se nomme cette bonne âme.

Je ne peux pas dire que nous sommes amies, mais je sais qu'elle est la seule personne sur qui je peux compter désormais.

La voilà qui s'avance vers nous de sa démarche chaloupée, une bouteille dans la main qu'elle tient par le goulot.

— Allons, Jastin, tu ne voudrais pas que ta femme sache que tu courtises la jeune serveuse ? La pauvre enfant a l'air effrayée, tu ne voudrais pas lui faire peur n'est-ce pas ?

Effrayée ? Moi effrayée par ce soulard ? Je pourrais lui briser tous les os de la main rien qu'en lui soufflant dessus.

— Mais je ne vais lui faire mal, au contraire...on pourrait se faire du bien !

Il accompagne ses paroles d'un clin d'œil concupiscent.

Je serre les dents pour éviter que le flot des mots qui s'agglutinent dans ma gorge n'atteigne les oreilles des clients de la Taverne.

Je suis la douce et inoffensive Manéa ! Je ne sais pas me battre, je ne vais pas faire regretter cet énergumène d'essayer de remonter le long de mon bras pour relever ma manche.

Pourtant, s'il continue ainsi, il découvrira mon tatouage de Destinée et cela ferait voler ma couverture en éclat.

Il en est hors de question !

Mes muscles se contractent, la patience n'est toujours pas mon fort. Je lui laisse dix secondes avant de lui briser la nuque s'il n'ôte pas ses sales pattes de moi.

Ma patronne doit sentir mon malaise car elle s'empresse de contourner le bar et tire le malotru un peu plus loin dans la pièce.

— Je t'offrirais un verre demain si tu pars immédiatement !

L'homme titubant réfléchi puis acquiesce en balançant un regard vicieux :

— Je reviens demain ma beauté !

J'ai trop hâte !

J'observe son départ, le pas lourd et mal assuré. Une fois débarrassée de ce lourdaud, j'entreprends de passer un coup de chiffon là où il a renversé son breuvage puis je vais en faire de même sur les tables vides. La nuit est déjà bien avancée et les derniers clients s'attardent sur leur boisson en parlant beaucoup trop fort.

Je tends l'oreille en passant près d'un groupe d'hommes qui a l'air moins éméché que les autres. J'ai pris pour habitude d'écouter les conversations qui paraissent sérieuses afin de me tenir informé de la situation des Sept Royaumes. Poser des questions pourrait paraître suspect alors je me contente de voler des bribes d'informations à droite et à gauche.

J'ai ainsi appris que la nouvelle Promise du jeune Maître Elion s'était défenestrée. Apparemment elle a préférée se tuer plutôt que demeurer auprès de lui. Des restes de sa robe de mariage ont été retrouvés accrochés aux parois au-dessus de la falaise.

Elion me croit donc morte et il a été affublé du surnom « Le Maître maudit ».

A en croire les commérages, il se serait enfermé dans sa Forteresse et deviendrait fou de chagrin. D'y penser, mon cœur se serre. Certes, je lui en veux pour ce qui s'est passé après mon retour à Meramar et jamais, au grand jamais, je n'y retournerais, mais savoir qu'il souffre autant me chagrine au plus haut point.

Le point positif c'est que personne n'est donc parti à ma recherche.

Je peux donc rester cachée ici sans éveiller les soupçons. Je rumine ma vengeance envers Arconia et Saxtis sans savoir comment l'assouvir et cela hante toutes mes nuits. Je ne sais comment les atteindre, comment leur faire goûter au sang qu'ils ont fait couler. Je veux qu'ils souffrent, qu'ils expient leurs fautes, qu'ils me supplient de les achever. J'imagine ma lame sur leur peau traçant des sillons vermillon, Je peux entendre leurs plaintes lugubres au moment où je les acheverais sans remords. Je ne vis plus que dans ce but. Le besoin de vengeance a pris possession de chaque parcelle de mon corps, s'est sournoisement insinué dans mon esprit, dans ma poitrine puis dans tous mes muscles, régissant désormais chacun de mes gestes. La journée mes gestes sont machinaux, sans envie, et, dès que la nuit tombe je m'entraine sans relâche pour devenir une meilleure combattante. J'y injecte ma rage, ma peine, ma douleur, les écorchures de mon être, mes espoirs prématurément assassinés. Un jour viendra où je trouverais le moyen de m'approcher d'eux et de le faire payer.

Pour l'heure la situation des Sept Royaume est d'une stabilité précaire et tout le monde attend de voir qui avancera ses pions le premier. Arconia a reconnu Velatour, le Royaume en cendre, comme lui appartenant et personne n'est venu le contrer. Nul ne sait s'il compte aller conquérir d'autres Royaumes ou si ces deux-là lui suffisent. Sa revanche sur le Royaume qu'il tient responsable de la mort de sa fille ayant été assouvie, peut-être en restera-t-il là. Saxtis quant à lui est retourné à Claderia, ses troupes ayant subi de lourdes pertes durant la bataille de Velatour. Cependant, je reste dubitative quant au fait qu'il ne tente pas de conquérir Méramar extrêmement affaibli aussi par ce conflit. Emalien, qui tient désormais la tête de l'armée de Méramar, a recruté des hommes dans la population pour les former au plus vite afin de regonfler les rangs en attendant une prochaine attaque. Mais des charpentiers, des taverniers et des paysans ne feront jamais le poids face aux armées entraînées qui se tournent dans leur direction.

Je reste persuadée que Saxtis prépare son plan d'attaque et qu'il ne tardera pas à nous dévoiler ses cartes. Plusieurs questions restent cependant en suspend ; Arcaonia lui prêtera-t-il main forte ? Ou bien Jestone attend que Méramar et Claderia s'affaiblissent mutuellement pour venir donner le coup de grâce ? Est-ce que les Royaumes de Norleman et Ptorélis comptent un jour interférer dans les conflits qui secouent l'Est ? Pour le moment, ils restent sourds à toute demande provenant de leurs voisins. Mais s'ils venaient à réagir, dans quel camp seraient-ils ?

Aujourd'hui les bavardages des hommes attablés à la Taverne ne m'apportent pas beaucoup de réponses.

— Il a pris une dérouillée comme jamais ! s'esclaffe l'un d'entre eux en se tapant le ventre.

— Il l'avait cherché en même temps, mais c'est vrai que je ne m'attendais pas à le voir mordre la poussière ainsi, confirme un second avec la même hilarité.

— Cet étranger m'intrigue, je n'aime pas ne pas connaître ni son visage ni son nom, s'inquiète une autre en portant son verre à ses lèvres.

— En tout cas, même si on a pas vu son visage, ajoute le troisième sur qui je relève plusieurs commotions sur le visage, on a bien vu qu'il avait un tatouage. Un homme avec un tatouage couleur sang comme les bonnes femmes dans les temples, ça ne court pas les rues. On va forcément le retrouver et lui fera sa fête à cet abruti !

Un homme avec un tatouage de Destiné ? Impossible ! Ça n'existe pas ! Cet idiot a dû trouver un moyen de s'injecter une encre rouge sous la peau pour se donner un genre. Quel abruti ! S'il connaissait la véritable portée de ce marquage de malheur, il ne s'amuserait pas à ça !

S'il m'était donné de m'en débarrasser, je m'arracherais la peau moi-même !

Je sens l'agacement poindre le long de mes veines et donne un dernier coup de chiffon rageur sur la table en pestant dans ma barbe.

Les quatre hommes se retournent de concert et me dévisagent, surpris par mon irritation soudaine.

Je les couvre d'un regard sauvage, contenant difficilement mes sentiments et les gratifie d'une phrase sans gentillesse :

— On ferme, allez-vous en !

J'attends qu'ils s'exécutent non sans me montrer leur mécontentement de se faire mettre dehors par une femme. Mais je m'en fiche, je n'ai qu'une envie c'est les voir disparaître au plus vite et me retrouver seule avec mes démons qui me dévastent de l'intérieur.  

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