Chapitre 1
Jour 1 de la lune écarlate
Mathioé
Je l'ai su immédiatement. Je ne sais pas comment l'expliquer, aucun mot ne peut décrire ce que j'ai ressenti, mais dès que je l'ai tenue dans mes bras, quelque chose s'est ancré en moi. Une sensation qui s'est accrochée à mes tripes, à mon corps, à mon âme. Elle venait de naître et elle était si petite, si fragile que je l'ai serré plus fort contre mon cœur et que ses pleurs se sont arrêtés. Elle me fixait avec tant d'intensité avec ses petits yeux déjà si beaux. Sa mère et Pralice se préparaient à partir pour la mettre en sécurité et moi je lui promettais en silence que je la protègerais coûte que coûte.
La mort a dansé sa valse morbide avec moi plus de fois qu'elle n'aurait dû, mais je savais au fond de moi que ce n'était pas mon heure, que si je devais mourir un jour, ce serait pour la protéger.
Sous les étoiles, nous nous préparons maintenant à attaquer, le corps tendu par l'attente. Je regarde les hommes de Velatour couchés dans l'herbe à côté de moi et mon cœur se serre. Ils vont surement tous mourir cette nuit. Pour faire vivre un idéal, un rêve, une utopie qu'on croyait à portée de main. Mais tout s'est enchaîné, tout nous a échappé et aujourd'hui nous sommes dans une impasse. Notre plan consiste à attaquer par surprise nos ennemis qui sont endormis dans leur camp et prier les dieux de l'été que notre mort ne soit pas trop douloureuse. Je sais qu'elle est en sécurité au sein de la Citadelle et cela suffit à apaiser mes craintes. Je me fiche que ce soit ma dernière danse, tant que je sais que ce n'est pas la sienne. De toute façon, j'ai toujours été un mauvais danseur.
Depuis sa mort simulée, quand elle était bébé, je n'étais qu'une coquille vide et j'exécutais des ordres sans réfléchir. Je n'ais pas été capable de la sauver elle aussi. J'avais perdu un à un tous les êtres chers de ma vie ; ma mère, ma sœur, mon frère, Calixta et ce bébé qui n'avait pas de nom ; cet enfant aux yeux si clairs et pleins de promesses.
Chaque coup que j'ai pris par la suite, chaque cicatrice qui est née sur ma peau était un stigmate de ma douleur intérieure. Cette douleur que je m'infligeais moi-même pour avoir failli à ma tâche. Pour les avoir laissé mourir. Le bonheur m'était interdit ; inaccessible rêve que je ne toucherais qu'en songe. Je brisais tout ce que je touchais et n'arrivais qu'à donner la mort et la souffrance.
Je suis devenu le bourreau du Grand Maître Lestin et cela ne me faisait ni chaud ni froid de voir ces hommes souffrir sous mes lames. J'étais indifférent à leurs larmes de supplications. Si des innocents pouvaient souffrir le martyr, ils le pouvaient aussi. La vie était ainsi faite et rien ne peut protéger qui que ce soit de la souffrance.
Cœur de pierre, j'ai aussi sculpté mon corps pour en faire une arme. Avec acharnement, je me suis entraîné des heures durant, parfois jusqu'au bord de l'évanouissement pour être le meilleur guerrier possible.
J'ai torturé, j'ai tué sans pitié, enfermé dans ma haine et mes espoirs d'un monde meilleur. Je criais vengeance en exultant mes remords. J'ai embrassé la cause de Sans Royaume de tout mon être, sans jamais me retourner, sans jamais croire que mon cœur pourrait un jour se remettre à battre, sans espérer que je puisse un jour ressentir des émotions à nouveau. Jusqu'à elle...
La première fois que je l'ai vue, c'était le jour de l'arrivée de la Promise à Meramar. Avec sa mine boudeuse et ses cheveux tressés qui partaient dans tous les sens, elle attirait encore plus les regards que la Promise elle-même. Durant les deux ans qui ont suivis je l'ai vu grandir de loin, me contentant de la croiser ou de la surveiller quand Elion lui rendait visite. Je l'ai observé alors qu'elle s'entraînait sans relâche, rageuse et déterminée. J'ai suivi son épée qui volait dans les airs un nombre incalculable de fois alors qu'elle la jetait de frustration quand elle n'arrivait pas à faire quelque chose. Elle est devenue une jeune femme, toujours aussi impulsive, mais de plus en plus belle. Elion s'est amouraché d'elle et cela m'énervait. Il jouait avec le feu juste pour ses beaux yeux, mais je ne disais rien. Ce n'était pas mon rôle après tout. Moi, j'avais un objectif, un plan établi et c'est tout ce qui m'importait.
Mais tout a dérapé.
Notre première vraie rencontre s'est faite sur une arène de combat alors qu'elle s'apprêtait à combattre le Denetor. Cette petite furie m'a tenu tête, son épée pointée dans ma direction. Mais pour qui se prenait-elle ? Mon regard perdu dans le sien, j'ai été inéluctablement attiré vers elle et même la pointe de son arme contre ma peau ne m'a pas empêché d'avancer dans sa direction. Tout mon corps lui criait en silence : non je n'ai pas peur de toi !
Puis je l'ai vu combattre en y mettant toute sa détermination, et je dois avouer que j'ai été subjugué par ce spectacle. Elle s'en sortait pas si mal pour un bébé guerrier.
Au moment où elle a achevé cet homme sous la contrainte, j'ai compris que quelque chose venait de se briser en elle. Sa candeur était morte quand son épée a tué un innocent. Bienvenue dans la vraie vie, Nedala !
Notre deuxième rencontre dans le couloir qui menait à la chambre d'Elion a été plus violente. J'ai mesuré sa force qui, soyons honnête, dépassait quelque peu ce que j'imaginais. Pour autant, je l'ai maîtrisé assez facilement et, après l'avoir attaché, j'ai fait prévenir Lestin.
La torturer a été un moment assez étrange. Je ne savais pas encore qui elle était, mais son côté rebel titillait déjà ma curiosité. Je voulais la faire plier, qu'elle s'avoue vaincue sous ma domination, mais elle a résisté. Dur comme la pierre. Elle a souffert, mais elle a tenue bon. Plus j'essayais de la faire plier, plus j'étais attiré par ses yeux hypnotiques qui soutenaient mon regard glaciale.
Je crois que j'ai commencé à flancher quand je l'ai soigné dans sa cellule. Elle était si forte et si fragile à la fois. Son corps qui se dévoilait sous mes doigts m'électrisait plus que de raisons. J'ai cherché à ravaler et à enfouir mon trouble sous une couche de défi qu'elle m'a bien rendu. Puis ses cauchemars sont apparus et je l'ai trouvé tremblante, sanglotant au fond de sa prison. J'ai eu envie de la soulever et de la sortir de là, mais elle était mon ennemi. J'ai tout fait pour ne plus penser à elle et je l'ai détesté de provoquer tous ces sentiments étranges en moi.
Quand je l'ai vu embrasser Elion à travers les barreaux en acier, j'ai tout de suite remis les pieds sur terre. Cela fût plus efficace qu'une douche froide. Elle n'était pas de mon monde, elle était ce que j'exécrais !
Le jour des noces, une missive m'a été apportée me demandant de l'épargner. L'ordre venait directement du Grand Maître Kamien. La déception fût grande, puisque j'espérais me débarrasser d'elle ce jour-là afin d'endiguer toute autre pensée malvenue à son encontre.
Quand j'ai refermé les portes, l'enfermant sur le balcon, j'ai été soulagé. Elle allait enfin sortir de ma vie et de mes pensées. Cependant, connaissant son caractère, je me suis méfié. J'ai missionné Mazins afin de lui faire prendre du retard pour qu'elle perde notre trace.
Mais dès la première nuit, alors que nous nous étions arrêtés pour dormir, je l'ai senti. Elle et ses comparses ne faisaient pourtant pas de bruit, mais j'ai ressenti sa présence près de moi. C'est difficile à expliquer, mais c'est comme si mon sang était devenu plus chaud dès qu'elle s'est approchée. J'ai fait exprès de m'éloigner du camp pour qu'elle me suive. Je savais qu'elle viendrait seule. J'ai attendu qu'elle s'approche pour la surprendre et je dois avouer que ses joues cramoisies quand elle a vu mes parties intimes étaient terriblement sexy. Malgré tout, je l'ai combattu avec force ; il fallait bien qu'elle comprenne qu'elle devait lâcher l'affaire une bonne fois pour toute.
Pour le coup, je ne m'attendais pas à être attaqué par des Morgales. Ces sales bêtes sont sacrément coriaces. Je n'ai pas compris comment la Nedala s'est retrouvée à côté de moi dans l'eau. Elle avait pourtant rejoint la rive. Comme je suis fidèle à mes promesses je n'ai pu me résoudre à la laisser mourir ainsi. Je lui ai donc offert ma seule arme ; son poignard que j'avais rattrapé au fond de l'eau. C'était bel et bien ma seule façon de m'en sortir en vie, mais que voulez-vous, une promesse au Grand Maître est une promesse plus précieuse que la vie elle-même.
J'ai agrippé la Morgale de toutes mes forces jusqu'à ce que je sente sa tentacule hideuse se broyer sous mes bras et qu'elle me relâche enfin. Mais c'était trop tard, l'eau remplissait déjà mes poumons et je n'ai pu rejoindre la surface.
La seconde d'après, je recrachais tout ce qui encombrait ma poitrine, m'agrippant à ce qui se trouvait de plus proche de moi. La brûlure qui étreignait mes poumons était si intense et la chaleur de ce corps qui se trouvait au-dessus de moi me semblait si douce que je l'ai serré plus fort encore. Il m'a fallu quelques secondes pour me rendre compte que je l'étreignais, elle, comme si ma vie en dépendait. Mes mains perdues sur ses hanches, son souffle sur mon torse. Bordel, que c'était grisant. Cette petite tornade venait de me sauver la vie. Mais pourquoi ?
La main sur mon cœur, elle n'en revenait pas elle-même de ce qu'elle avait fait. Je venais de mourir et elle m'avait ramené à la vie. Cela paraissait si irréel que je me suis laissé aller à la garder près de moi. Après tout, on ne meurt pas tous les jours, je pouvais bien lâcher prise quelques heures.
Le lendemain, j'étais bien décidé à la laisser là. Blessée, au moins, elle ne pouvait pas me suivre. Et si elle mourrait ici, de faim ou dévorée par une bestiole, ce ne serait pas vraiment de mon fait et le Grand Maître ne pourrait pas me le reprocher. Mais quand elle m'a parlé de ses visions, j'ai eu l'impression d'être écrasé par un troupeau de Dénétor.
Comment ne l'avais-je pas vu avant ? Comment peut-on être aussi aveugle ? C'était si évident ! Ces yeux, ce tempérament réfractaire. Elle était le bébé sans nom, forcément ; la fille de Calixta et de Kamien !
Cette révélation a réveillé en moi une tonne d'émotions enfouies. Je ne savais plus si j'étais en colère qu'on m'ait caché la vérité, soulagé de la savoir toujours en vie, frustré de ne pas avoir compris. Tout ce qui m'a paru logique sur le moment, c'est que je devais la ramener à Velatour et demander des explications.
Quand nous sommes arrivés à destination, la colère avait pris le dessus et je m'en suis pris à Teren. J'étais tellement aveuglé par mes ressentiments que je n'ai même pas vu venir son attaque. La mini guerrière en a profité pour s'en prendre à nos gardes et, par la même occasion, pour me ridiculiser en me faisant goûter la saveur du sol. Revêche, je me suis occupée d'elle pour lui faire regretter sa témérité avant de l'amener dans ma chambre. Forcément, c'est la seule chambre qui possède des menottes accrochées au mur. Je voulais l'empêcher de refaire des bêtises et, secrètement, la savoir au plus près de moi.
C'est le moment qu'à choisie Elenia, ma maîtresse quand je viens à Velatour, pour venir me rendre visite. Je croyais, à tort, que sa présence pourrait me faire oublier le visage de la Nedala. Mais quand je l'ai embrassé, c'est son satané visage parfait que je voyais. C'est ses hanches trop plates que j'avais l'impression de tenir dans mes paumes. Cela m'a rendu fou. Elenia s'est plainte de ne pas vouloir la laver alors, sans réfléchir, j'ai pris sa place. Bordel cela a été le pire supplice de ma vie. La toucher, la voir, la sentir sans rien pouvoir faire d'autre. J'aurais préféré qu'on me brûle les mains plutôt que de faire ça. Moi qui avais torturé des dizaines d'hommes, je vivais là la pire torture au monde. J'ai craqué et j'ai dû la laisser ainsi, nue et tremblante de froid avant de faire quelque chose qui m'était interdit. Elle était la fille d'un Grand Maître, l'enfant de Calixta et moi, un simple garde balafré et plus âgé qu'elle. Je pensais que quelque chose ne tournait pas rond chez moi.
Et puis il y a eu ce baiser, quand je l'ai raccompagné après le conseil. Elle était ébranlée et perdue. Elle a posé ses lèvres sur les miennes et je ne savais pas comment réagir. Est-ce qu'elle faisait ça pour ne plus penser à ce qu'elle venait d'apprendre, parce qu'elle voulait se jouer de moi ? Ses lèvres étaient si douces, si pures et son baiser si innocent. Alors j'ai fait la seule chose qui me paraissait logique sur le moment. J'ai fui. Pourtant je ne suis pas homme à fuir une bataille, mais dans cette guerre-là, je n'avais aucune arme en ma possession et j'étais trop à découvert.
J'ai refoulé mes sentiments à son égard, je les ais enduits de froideurs et de distance pour me protéger. Pour la garder loin de moi. Mais je n'y suis pas parvenu, j'ai plongé droit dedans comme on plonge d'une falaise. J'ai goûté à sa peau, à sa chaleur son corps qu'elle m'a donné sans retenue. Je suis complètement accro à ses bras, à ses lèvres et ses regards durs qu'elle lance quand elle n'est pas d'accord, à sa moue boudeuse quand elle réfléchit à quelque chose qui la contrarie, à sa fougue, à son envie de toujours tout donner, de se dépasser. Bordel, je suis amoureux d'elle. Je ne peux plus le contenir, le garder pour moi. J'ai l'impression d'exploser de l'intérieur, de tout ressentir plus fort et plus vite. J'ai cru que, peut-être, elle ressentait la même chose à mon égard, une lueur d'espoir s'est allumée dans mon être.
Alors quand j'ai su qu'elle voulait retourner avec Elion, la lueur s'est transformée en brasier ardent dans ma poitrine. Evidemment, elle le veut, lui. Comment ais- je pu croire que je pouvais le supplanter. Ma folie n'a pas de limites.
En un seul coup elle m'a fait renaître et m'a achevé.
Ma petite rebelle, ma Nedala, mon bébé sans nom, Manéa. Celle à qui je suis relié depuis toujours.
Ce soir nous voilà près à affronter notre mort. Après tout je ne suis qu'un guerrier, c'est la seule destinée qui m'est accordée. Alors je lève doucement mon bras, mes guerriers se tiennent prêts à l'attaque quand un chuchotement venant des rangs sur ma droite me fait détourner le regard.
Par tous les dieux des saisons, la Citadelle est en proie aux flammes !
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