Chapitre 2

Sorka avait toujours voué à l'espace une passion que l'on pouvait aisément qualifier d'obsessionnelle. Elle ne vivait que dans l'espoir d'admirer des étoiles, de traverser des galaxies, de découvrir des univers entiers de planètes et de constellations.

Mais pour son plus grand malheur, elle été née sur une colonie farouchement autonome, dont les habitants vouaient au mieux une indifférence polie aux échanges interplanétaires, et au pire une franche hostilité.

Le décalage que Sorka ressentait avec ses concitoyens n'avait fait que se creuser avec les années. Plus sa planète se refermait sur elle-même, plus son envie de s'évader se faisait forte. La jeune femme avait ainsi grandi en espérant pouvoir saisir sa chance de s'éloigner de cet endroit étouffant avant que les dernières routes commerciales ne ferment.

Peu à peu, elle avait vu tomber en désuétude les rares incursions de vaisseaux étrangers dans l'unique spatioport encore en activité. Puis, à l'aube de ses dix-sept ans, un décret avait fini par interdire purement et simplement leur venue.

La planète natale de Sorka se retirait officiellement des échanges spatiaux, brisant au passage les ultimes espoirs de la jeune femme.

Plus de vols interplanétaires.

Plus de possibilités pour elle de s'arracher enfin à cette colonie où elle se sentait comme une étrangère.

Pour Sorka, cette nouvelle avait été un choc terrible. Une horrible tempête dévastant tout sur son passage, un tremblement de terre faisant s'écrouler tous ses projets d'avenir. Elle qui avait toujours eu la tête dans les étoiles se retrouvait désormais clouée sur terre.

La jeune femme en était restée sonnée pendant des jours. Plongée dans une sorte de torpeur hébétée, elle s'était laissée dépérir, incapable de jeter ne serait-ce qu'un regard vers le ciel sans avoir l'impression que son cœur allait éclater en morceau. Rage, impuissance et profond désespoir s'étaient tour à tour emparé d'elle, la faisant sombrer de plus en plus profondément dans une dangereuse mélancolie.

Mais Sorka n'était pas du genre à se rendre sans combattre.

Au contraire.

Plus le défi à relever semblait infranchissable, plus elle savait trouver en elle les ressources nécessaires pour aller de l'avant.

Passé ces instants de désolation, elle avait rapidement repris du poil de la bête. Les spatioports étaient fermés ? Peu importe. Les vaisseaux intergalactiques évitaient désormais sa planète ? Grand bien leur fasse. C'étaient certes des obstacles majeurs, mais rien qu'elle ne pourrait surmonter avec un peu de volonté et d'imagination.

Sorka était optimiste, inventive, et d'une ténacité à tout épreuve.

Certes, il aurait été bien plus facile pour elle de baisser les bras. De se faire une raison et d'admettre que jamais elle ne naviguerait parmi les étoiles.

Mais son instinct lui hurlait qu'elle ne pouvait rester ici, à s'éteindre un peu plus chaque jour en rêvant d'ailleurs. L'envie de s'envoler vers le cosmos coulait dans ses veines, le désir de découvrir l'univers faisait battre son cœur. Qu'elle le veuille ou non, l'espace était sa raison de vivre.

C'était gravé dans sa chair, inscrit dans ses os, imprimé au plus profond de son âme.

Rester ici, c'était comme se condamner à une mort lente et douloureuse, à agoniser en regardant son rêve lui glisser des doigts.

Elle devait partir.

S'enfuir vers les cieux, peu en importe le prix.





Il avait fallu des mois à Sorka pour réussir à mettre au point un plan pour s'évader de cette maudite planète où elle se sentait étouffer un peu plus chaque jour.

Au tout début, elle avait prêté attention aux rumeurs, tendant l'oreille chaque fois qu'elle entendait parler d'un réseau clandestin capable de lui permettre de partir vers les étoiles. Les autorités avaient certes fermé les spatioports officiels, mais cela ne signifiait pas pour autant que des contrebandiers n'avaient pas réussi à monter un commerce parallèle. Mais les prétendus passeurs qu'avait rencontré Sorka lui avaient inspiré tout sauf confiance et avaient rapidement dissuadé la jeune femme de continuer à chercher dans cette direction.

Quant à chercher à passer par une voie officielle, c'était hors de question. Être autorisé à voyager vers l'espace représentait déjà un véritable défi administratif avant que la colonie ne se replie définitivement sur elle-même, et nul doute que la nouvelle politique de la planète n'avait rendu les choses que plus ardues.

Pour Sorka, c'était rapidement devenu une évidence.

Si elle devait partir, elle devait trouver un moyen de le faire seule.

La solution à ses problèmes finalement s'était présentée à elle sous la forme d'une vieille navette d'exploration, conçue pour pouvoir décoller sans les structures de soutien habituellement nécessaires aux vols à direction de l'espace. Le jour où elle avait découvert ce vaisseau jusque-là mis au rebus au fin fond d'un hangar à moitié délabré, Sorka avait aussitôt su que sa chance avait enfin tourné.

Enfin, enfin, elle allait pouvoir se remettre à espérer.

Cette navette n'était pas qu'un assemblage de composants électroniques et de matériaux de haute technologie.

C'était la concrétisation d'un rêve, l'incarnation d'heures et d'heures de sommeil brûlées à imaginer mille et une façons de s'enfuir de chez elle.

Il avait fallu à la jeune femme de laborieuses négociations, de nombreuses suppliques et de lourds sacrifices financiers, mais à force de persévérance, elle avait fini par réussir à mettre la main sur cette navette qui représentait désormais pour elle la promesse d'un avenir par-delà les étoiles.

Et à partir de cet instant, l'espace était devenu pour Sorka plus qu'une chimère jusque-là inaccessible. C'était désormais une idée fixe, qui la hantait de façon constante, l'obsédait de façon maladive. Où qu'elle soit, où qu'elle aille, elle ne faisait que penser à ces milliards de galaxies qui n'attendaient qu'elle et à comment réussir à s'y envoler enfin. Dès qu'elle avait un instant de libre, elle travaillait sur son vaisseau, ingurgitait d'innombrables connaissances en électronique, mécanique et navigation spatiale, préparait minutieusement son voyage à venir en tentant d'anticiper tous les aléas possibles.

Au fil des semaines, Sorka avait fini par mettre au point un plan précis.

En théorie, son idée était simple : rejoindre l'espace à bord de son véhicule de fortune et espérer y être recueillie par l'un des immenses vaisseaux qui sillonnaient le cosmos.

En pratique, la liste des difficultés à surmonter était si longue qu'elle en paraissait presque sans fin. En admettant que sa navette démarre, qu'elle décolle et n'explose pas en plein vol, il lui fallait encore espérer que les lignes commerciales dont elle avait connaissance étaient toujours en usage et qu'un capitaine dont elle croiserait la route veuille bien s'encombrer d'une passagère.

S'envoler vers l'espace comme elle comptait le faire revenait à tenter de traverser un océan à bord d'une barque, et prier pour croiser la route d'un navire ou d'une terre quelconque. Le tout avec les yeux fermés et une seule rame.

C'était de la folie pure.

Mais peu importe les obstacles, Sorka était fermement déterminée à ne pas reculer.





Faisant preuve d'une obstination remarquable, la jeune femme avait surmonté une à une toutes les difficultés qui s'était présentées à elle.

Elle avait réparé un à un les moindres éléments de sa navette, n'hésitant pas à aller jusqu'à parcourir des centaines de kilomètres pour trouver de quoi changer une pièce défaillante et faisant preuve d'une inventivité extraordinaire quand la remplacer s'avérait impossible.

Fuselage, moteurs, composants électroniques divers et variés, système de recyclage de l'oxygène et autres appareils nécessaires à sa future survie, rien n'avait échappé à la vigilance de Sorka. Elle n'avait pas non plus négligé de prévoir de quoi subsister plusieurs mois sans la moindre assistance. Si tout se passait bien, son séjour dans ce vaisseau était censé court, mais elle préférait être parée à tout éventualité.

Dans ses préparatifs, Sorka avait également dû faire face à un défi de taille : trouver un moyen pour piloter une navette seule, sans le moindre équipage sur lequel compter pour la seconder.

Après de longues et difficiles recherches en sciences cognitives, la jeune femme avait fini par acquérir suffisamment de compétences pour pouvoir installer ce qui serait l'élément indispensable au pilotage de son véhicule. A savoir Alphonse, une intelligence artificielle un brin récalcitrante jusque-là mise au rebut pour excès de personnalité chroniques.

Loin d'être né des dernières technologies, Alphonse datait d'une sombre mais heureusement brève époque où produire des intelligences artificielles dotées de traits de caractères était à la pointe de la mode. Il n'était alors pas rare de trouver des modèles d'humeur chaleureuse, enthousiaste, compatissante... Mais aujourd'hui encore, Sorka se demandait ce qui avait pu un jour motiver la création d'Alphonse. Les manières dont ce dernier faisait preuve laissaient souvent largement à désirer, et lui avaient presque valu de finir ses jours implantés dans une vieille machine agricole.

Cependant, quand Sorka l'avait découvert, elle avait aussitôt su qu'elle tenait là la pièce maîtresse de son plan. L'élément indispensable à son évasion, la touche finale à apporter à la conception de son vaisseau.

Peu importait les remarques inutiles de cette intelligence artificielle caractérielle, peu importait ses sautes d'humeur.

Il n'avait fallu que quelques évolutions pour faire d'Alphonse un copilote parfaite acceptable, et c'était tout ce dont Sorka avait besoin.

Naturellement, l'obsession de Sorka avait été loin de faire l'unanimité dans son entourage. Elle avait au contraire suscité l'incompréhension voire la réprobation de tous ses rares proches, à l'exception de son grand-père.

Bien qu'étant loin de partager les centres d'intérêts de sa petite-fille, ce vieil homme à la barbe neigeuse vouait une passion farouche à l'océan. Lui qui aurait préféré mourir plutôt que de cesser voguer sur les flots comprenait mieux que personne les tourments qu'endurait Sorka à rester ainsi coincée loin de ce ciel qui l'attirait tant. Il lui avait apporté son soutien inconditionnel, ne cessant de l'encourager quand son moral vacillait et la poussant à se dépasser sans cesse.

Il parlait de la mer comme Sorka parlait des étoiles. Passionnément, amoureusement, avec un enthousiasme qui n'avait d'égale mesure que l'adoration pour ces immensités d'eau sans lesquelles il ne pouvait vivre.

Jamais il n'avait remis en doute les convictions de sa petite-fille et jamais il n'avait cherché à la détourner de son objectif.

« N'écoute pas les autres », lui répétait-il sans cesse, ses yeux bleus rivés à cette mer dont il refusait de s'éloigner. « Il ne peuvent pas comprendre. Ils sont heureux ici, ce qu'ils ont leur convient. Mais nous », poursuivait-il en se posant la main sur la poitrine, « Nous, on est différent. On a l'océan dans le cœur. »

« TU as l'océan dans le cœur », le corrigeait gentiment Sorka, visage tourné vers le ciel. « Moi, c'est un peu différent. »

« Océan d'eau, océan d'étoiles, c'est la même chose », rétorquait alors le vieil homme, écartant les protestations de la jeune femme d'un geste de la main. « On n'est pas fait pour rester sur terre. Ni toi, ni moi. Les autres pensent qu'on a tout ce qu'il faut ici pour vivre, et c'est certainement vrai en ce qui les concerne. Mais pas pour nous. Nous, on a besoin d'autre chose. De quelque chose de plus grand que ce qu'on peut avoir ici. »

Et quand son regard se posait de nouveau sur la mer, son visage strié de rides se fendait d'un sourire si lumineux que Sorka ne pouvait que se languir un peu plus encore du jour où elle pourrait enfin naviguer parmi les cieux comme son grand-père voguait sur les flots.

La jeune femme avait la conviction profonde que jamais elle n'aurait trouvé la force de survivre aussi longtemps sans dépérir définitivement, si ce n'était pour son grand-père.

Et sa disparition, elle avait senti se rompre l'ultime lien qui la rattachait encore à sa planète natale.

Passée la souffrance, passée la douleur, passée cette peine si déchirante que Sorka avait eu l'impression que son cœur partait en lambeaux, la jeune femme était sortie de ce terrible deuil plus déterminée encore. A partir de cet instant, tout était devenu cruellement simple. C'était partir ou mourir. Il n'y avait pas d'autres option.

Il avait fallu pas loin d'une décennie à Sorka pour parfaire son œuvre. Des années de travail, de sacrifices, de déceptions amères et de réussites inespérées. Mais après ce qui lui avait semblé être une éternité, elle avait enfin apporté la touche finale à ce véhicule qui portait en lui tous ses espoirs.

Elle en connaissait désormais chaque boulon, chaque circuit électronique, chaque composant du plus vital au plus superficiel.

C'était SA navette. Son moyen d'évasion. Son radeau de sauvetage. Son ticket de départ pour une nouvelle vie.

Dommage que tout n'ait pas tourné comme prévu...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top