Mars
Two – twenty one pilots (unreleased song)
« Nous ».
C'est peut-être triste, mais je serais incapable de dire à quand remonte la dernière fois où j'ai utilisé ce mot. A l'époque de l'école primaire ? Impossible, je ne parlais pas. Au collège, dans ce cas, mais pour désigner qui ? Jamais je n'ai été aussi seul qu'au collège. Pendant les jours clairs et simples de la maternelle, ou lors de mes premières paroles, alors que je n'avais pas encore soufflé mes deux ans ?
Probablement. Je ne m'en souviens pas.
« Nous ».
Ce mot est mort pour moi.
Et je l'ai toujours pensé, quoiqu'en dise les valeurs de la religion en laquelle je crois. Avant, je culpabilisais de ces pensées sombres et éloignées de ma foi, je me sentais divaguer et me blâmais de cet affront que je faisais à la communauté dont je devais faire partie. Mais maintenant, tout est différent. Dans mon cœur, il n'y a plus qu'une nostalgie creuse et une nonchalance témoignant d'une victoire de la réalité sur tout le reste.
Mais il y a autre chose, aussi. Aujourd'hui, quand je repense à Sirius, au rêve éveillé que j'ai vécu avec lui il y a une semaine, quand je suis allé chez lui pour jouer aux jeux vidéos, je me demande si les mots sont capables de ressusciter. Ça ne dure pas bien longtemps : aussitôt, je me sens complètement idiot de pouvoir envisager de telles choses, je tergiverse, me berce d'illusions puériles qui ne me mèneront à rien, et c'est dangereux parce que la déception entraînera toujours plus de conséquences que l'isolement où j'ai toujours habité.
Je suis seul depuis toujours, un cas désespéré pour tous les psychologues de la région, et un gamin de dix-sept-ans débarquerait et arriverait à tout changer en quelques semaines ? C'est ridicule.
Astrid avait raison. C'est parfois difficile, parce que je suis le résultat d'une âme divisée. Résignée, brûlante d'espoir. Certaine de ce en quoi elle croit, complètement perdue. Tombant dans le vide, gardant les pieds sur terre.
Qui pourrait dire nous, qui ne l'a jamais dit.
*
Aujourd'hui devait avoir lieu la thérapie du samedi où j'aurais enfin revu Sirius après une semaine de silence. Cela m'aurait aider à déterminer si oui ou non, le garçon blond aux yeux perçants est ce qu'on appelle un ami et ce quoiqu'en dise ma cousine. J'ai raconté à Astrid l'après-midi jeux vidéos (Sirius aussi lui en a touché mot apparemment, ce qui semble être un point positif) et elle m'a assuré que c'était bien le cas. Mais j'ai vécu assez de mauvaises expériences pour me souvenir qu'il ne faut compter que sur soi-même. Et bien qu'Astrid soit experte dans le domaine des relations sociales (elle a eu plus de petits copains que je n'ai rencontré de gens dans ma vie) je préfère prendre mes précautions.
D'ailleurs, j'ai découvert que ma cousine connaissait bien Sirius et qu'elle le voyait souvent. Bien plus souvent que moi. Cela m'intrigue, mais je n'ose pas poser de questions par crainte de sembler trop insistant ou regardant. Malgré tout, je continue de penser que je le connais mieux qu'elle. Et ce même si je ne lui ai réellement parlé qu'une fois.
Aujourd'hui devait donc avoir lieu la thérapie du samedi, que j'ai toujours exécré mais que j'attendais avec impatience cette semaine. Hélas, je n'irai pas : je suis malade, cloué au lit avec la migraine, dans un état où même penser vous donne mal à la tête. Et aussi paradoxale que cela puisse paraître, j'ai tellement cogité cette semaine que cela me fait du bien. En plus, ma mère me laisse tranquille, je n'ai vu aucun psychologue cette semaine et Astrid ne me bassine plus avec ses histoires de lycée. Tout le monde me donne un peu de répit. C'est tout bénéfique.
Quoique.
Seul au monde sous ma couette avec mes pensées qui tournent au ralenti, sans personne pour me parler de moi et de ma timidité maladive, je n'ai plus aucun paravent derrière lequel me cacher. Dans le silence, incapable de diriger mon esprit, il m'apparaît même dans le noir, alors que je me tue à fermer les yeux le plus fort possible.
Je ne me souviens de lui que comme dans les brumes d'un rêve lointain, j'étais trop jeune quand il est parti. Quand il est parti... « Mensonges ! » me souffle ma conscience, il n'est pas parti, ce n'est pas son âme qui s'est détaché de son corps, comme me l'a si souvent répété ma mère en espérant que je me remettrais à parler grâce à ça.
Papa est mort. Il est mort.
Et je ne le retrouverai jamais, parce que Dieu n'existe pas.
Mes mains tremblent, je hurle et m'étouffe dans mes draps. Le bruit, le silence, tout résonne de la même manière. Je ne peux pas. Je ne peux plus.
Mon esprit me torture et c'est une toute autre forme de maladie dont il s'agit là. Je sens le souffle chaud de quelqu'un murmurer à mon oreille qu'il faut que j'accepte la vérité qui est que Papa ne reviendra pas, qu'il ne reviendra pas, qu'il n'est plus qu'un tas d'os, qu'il est mort. Qu'il est mort.
Un nouveau cri déchire le silence. Je n'entends plus rien, mais mes cordes vocales vibrent toujours.
Sans la photo du salon, je l'aurais oublié. Je l'aurais oublié ! Avec lui, je parlais, j'étais heureux, je disais « nous », nous, Papa et moi, nous, ensemble dans la lumière. J'avais sept ans. Et aujourd'hui, tous les moments que j'ai passé avec lui ont disparu : j'ai essayé toute ma vie de m'en rappeler, à tel point qu'ils se sont volatilisés.
Ma tête va exploser. Je dois faire taire ces voix ! Elles me disent qu'il est mort comme tout être vivant finit par mourir, que c'est aussi simple que ça. Mes hurlements essaient désespérément de couvrir ces atrocités, mais je les entends toujours, elles sont là, dans ma tête !
Et si elles sont dans ma tête, cela signifie inévitablement que c'est moi qui les conçoit. Je deviens fou. Je deviens fou !
J'ai besoin d'air, de l'étendu intelligible du ciel et de l'apaisant vide que j'avais réussi à rejoindre quelques instants auparavant. Pour cela, je me précipite à la fenêtre parmi la cohue, mais les voix me suivent toujours, et je n'arrive pas à tourner la poignet.
- Laissez-moi tranquille ! Je hurle. Laissez-moi !
Puis la porte claque et à travers le vacarme des mes cris et de ceux des autres, une voix douce me chuchote des paroles rassurantes. Quelques secondes après, je ne me casse plus les cordes vocales. Une main chaude dans la mienne, une étreinte qui calme mes tremblements, un doigt qui essuie doucement mes larmes, une présence réparatrice qui me reconduit au lit, qui ramasse la couette et les coussins disséminés dans la pièce pour me réinstaller convenablement.
- Tout va bien, Naos. Calme-toi. Je suis là.
J'ouvre les yeux. Astrid me sourit, mais sa mine est couverte d'un voile sombre qu'elle peine à dissimuler. Elle a peur, elle aussi.
Puis je réalise que ma mère aurait pu m'entendre et que jamais elle ne doit savoir pour ce genre de passades. Et si elle était en bas, et qu'elle était au courant ? Astrid semble comprendre pourquoi je m'inquiète et m'assure qu'elle est la seule personne à être rentrée à la maison. Je transpire et lance des coups d'œils effarés autour de moi, pour vérifier que je suis bien seul. Ma cousine me fait boire, me propose d'essayer de récupérer un peu, je lui dis que je ne peux pas dormir seul, que ce serait trop dangereux. Elle me propose de rester un peu, elle va se reposer juste à côté de moi, sur mon lit, tout va bien.
Ses mots tranquillisants finissent par m'endormir. Quand je me réveille, elle est toujours à mes côtés, mais elle ne dort pas. Allongée sur le dos, ses yeux fixent un point flou au dessus d'elle.
- Ça va mieux ? Elle s'informe, sans lâcher le plafond du regard.
- Je crois, je réponds, perturbé par l'impression étrange que le calme dans lequel je suis perdure depuis cent ans.
Ma voix est rauque, éraillée par les hurlements que je poussais il y a quelques heures encore. J'ai l'impression d'être un homme de soixante ans qui fume depuis toujours.
- Je vais te dire un secret, ma carpe. Ce moment va être sentimental et plutôt humiliant pour une fille comme moi, alors tu as intérêt d'être indulgent et bienveillant. Et surtout, tu as interdiction de te moquer.
Astrid semble tellement différente de la personne qui a calmé ma crise tout à l'heure que je ne réagis pas tout de suite, confus et toujours à moitié endormi. Le temps s'écoule très lentement et contraste avec la vitesse folle à laquelle la situation a dégénéré précédemment.
Deux heures seulement se sont passées depuis, deux heures durant lesquelles ma cousine a veillé sur moi sans se poser de questions. J'ai envie de la remercier mais je sais que les remerciements ont tendance à la gêner et je ne veux pas la rendre mal à l'aise. Je veux qu'Astrid se sente bien et qu'elle se débarrasse de la peur qui brillait tout à l'heure dans ses yeux par ma faute.
- C'est vrai que j'ai toujours été du genre à clasher les gens un peu trop, je réplique avec légèreté pour détendre l'atmosphère.
Astrid rigole franchement, se tourne vers moi qui sourit bêtement puis ses yeux finissent par retrouver le plafond. Le silence s'installe. Un silence qui me rappelle les événements auxquels ma cousine vient d'assister et que j'aurais préféré oublier. Inconfortable, je brise la tranquillité qu'Astrid semble apprécier :
- Alors, ton secret ?
Elle ferme les yeux et fronce le nez exagérément un instant.
- Ne me presse pas, c'est déjà assez difficile comme ça ! Je suis vraiment nulle pour dire les choses, elle se justifie.
- Et je suis la personne la moins intimidante du monde. Ça te fera un super premier entraînement, si tu veux mon avis.
Ma cousine semble méditer mes paroles un moment puis elle abandonne son plafond pour me faire face.
- Tu... Tu sais que j'arrive pas à parler de mes sentiments ?
J'acquiesce. Astrid fait partie de ces gens incapables de dire « je t'aime ».
- Et tu sais... pourquoi ?
- Peut-être parce qu'en parler, ça les rend réels et que tu as tellement de problèmes avec tes parents qu'avec eux il est toujours plus facile d'abandonner ce que tu ressens, qui est souvent en contradiction avec ce que tu veux faire, je débite comme si j'avais appris la phrase par cœur.
En réalité, c'est quelque chose que j'ai compris depuis longtemps et la familiarité des cabinets de psychologie finit par influencer ma façon de parler. Astrid me dévisage d'un air médusé. Puis le plafond lui fait signe à nouveau, elle soupire, les sourcils froncés, pour au final se tourner encore vers moi.
- Il faut que je les accepte, pas vrai ?
Sa voix est faible et l'espace d'un instant, ma cousine, la personne la plus déterminée et confiante que je n'ai jamais connue, me paraît aussi vulnérable que moi à l'école primaire. Ses grands yeux me supplient presque de lui apporter la réponse à sa question. J'emprunte ma voix la plus douce pour ne pas la heurter :
- Oui. Après, tout sera plus facile.
Un pauvre sourire se dessine sur son visage qui semble étrangement avoir gagné en maturité depuis hier. Astrid prend une grande inspiration de courage et finit par se lancer :
- Tu te souviens quand je t'ai dit que je ne mourrais pour personne, à part pour ma grand-mère et peut-être quelqu'un d'autre ?
Je ne comprends plus vraiment.
- Oui ?
- Arrête de me regarder comme ça ! Elle s'écrie.
Astrid sourit mais elle est nerveuse.
- Comment ? Je proteste en souriant à mon tour.
- Avec tes yeux bleus, là, ils me jugent !
- Mais ils ne te jugent pas !
- Il y a intérêt !
- Arrête d'essayer de gagner du temps et dis-moi ce que tu as à me dire !
Astrid est impressionnée. Elle s'incline et avoue :« c'est vrai que c'était ce que j'étais en train de faire...». Je me sens bien. Avec ma cousine, j'ai l'impression de gagner en assurance.
Je l'encourage du regard. Je comprends ce qu'elle ressent et je suis sûrement le mieux placé pour le dire.
- J'ai dit que je ne prendrais de balle pour personne, à part pour ma grand-mère et peut-être quelqu'un d'autre. Ce quelqu'un d'autre, c'est toi, Naos.
Je reste interdit devant les paroles de ma cousine. Astrid serait prête à mourir pour moi comme je serais prêt à mourir pour elle.
Quelqu'un prendrait une balle pour moi.
- Voilà, c'est dit. Maintenant, arrête de me regarder comme ça !
Astrid évite mon regard, gênée par ses sentiments. Je la félicite, toujours un peu ailleurs. Je ne pensais pas que quelqu'un pouvait penser à mourir pour moi et j'ai l'étrange impression que cela change tout.
- Ah, je me sens mieux ! Elle soupire en se levant. Faudrait que je fasse ça plus souvent.
Je m'amuse de voir le naturel revenir au galop et réplique :
- Surtout avec les personnes qui te sont importantes.
Astrid lève les yeux au ciel en s'allumant une cigarette, comme ça, en plein milieu de ma chambre alors que je suis malade.
- Oh, le vicieux, il apprend que je le porte un peu dans mon cœur et ça y est, il me la fait à l'envers.
Ma cousine rigole, moqueuse. Je la suis et tente une protestation que je sais déjà inutile.
- Ouais, c'est ça, elle me coupe, si tu veux la jouer comme ça, moi je peux dire que tu galérais comme un con à ouvrir la fenêtre tout à l'heure. On aurait presque pu croire que t'étais un taré qui voulait sauter par la fenêtre !
- Astrid, tu fumes dans ma chambre, je lui fais remarquer.
- Oh merde ! Bon, repose-toi bien ma carpe, je vais faire un tour dehors.
Deux secondes plus tard, la porte claque, Astrid est partie. Dans le silence, je ressasse les paroles de ma cousine ; celles qui me sont arrivées dessus comme une claque en pleine tête.
Est-ce que dans mon trouble, j'ai vraiment voulu sauter par la fenêtre ?
*
15h00. Thérapie du samedi. Si je l'ai manquée la semaine dernière, me voilà devant la porte depuis maintenant quinze minutes, guettant l'arrivée de Sirius. Il n'est toujours pas là. Peut-être qu'il ne viendra pas.
Non, il viendra. Il le faut.
Aline Weil invite les patients à prendre place dans le cabinet. En retrait, je m'engage après Orion et Adara qui sont arrivés quelques minutes avant moi. Personne ne parle. Les rideaux lâchés devant chaque fenêtre de la pièce aux murs immaculés laissent entrer une lumière tamisée et inoffensive. Entre pénombre et clarté, l'ambiance me plaît.
L'air de rien, je dépose mon manteau sur la chaise à ma droite. Ce sera celle de Sirius. Comme les filles dans le bus que je prends parfois pour aller chez le psychologue le mercredi, quand ma mère ne peut pas m'emmener à cause de ses œuvres caritatives à l'église, je réserve une place à un ami. C'est la première fois que je fais ça. La sensation est étrange. Je ne saurais la décrire mais ce qui est certain, c'est qu'elle me détourne de ma phobie sociale. La preuve : Aline et les autres patients sont arrivés et je ne le remarque que maintenant.
Il y a deux chaises vides, cependant. Celle de Sirius et celle d'Hélios. Je n'ai pas vu ce dernier depuis longtemps et quelque chose me dit que personne ne sait pourquoi. Hélios a toujours été un mystère et les rumeurs de pyromanie entourant sa pathologie ne paraissent pas très rassurantes quant à son absence. Si dix ans de rendez-vous hebdomadaires n'ont pas réussi à me soigner, il serait improbable que cinq séances de thérapie à peine aient suffi à Hélios pour se remettre de tous ses problèmes.
Les deux coups de poings successifs tapés contre la porte me font sortir de mes songes ; Sirius apparaît dans l'encadrement de la porte, l'air toujours aussi ailleurs. Je remarque que le rituel du « qu'est-ce que j'ai fait cette semaine » a déjà commencé et que c'est mon tour. Je m'en sors avec un « j'étais malade » et je retire le manteau de la chaise pour faire comprendre à Sirius que je lui ai réservé une place.
Il semble à peine un peu plus lucide et prend place distraitement, sans prendre le temps d'enlever son manteau. Je me demande ce qui lui arrive. Mais les garçons comme lui ont toujours des raisons d'être distants alors je ne me pose pas plus de questions.
Aline salut Sirius et lui demande à son tour ce qu'il a fait cette semaine. J'attends sa réponse avec attention mais il ne réagit pas, les yeux perdus dans le vide, les lèvres pincés et les sourcils assez froncés pour qu'une marque longiligne se dessine au dessus de l'arête de son nez.
- Sirius ? Réitère la thérapeute.
Les regards pèsent sur le garçon et je me sens oppressé alors que lui a l'air de s'en moquer complètement. Un appel plus tard, le rire gras de ce con d'Antarès résonne dans la salle alors que Sirius demeure toujours aussi impassible :
- C'était un vent magistral, un bel ouragan, j'applaudis, ironise celui qui ne manque pas une occasion de se faire remarquer.
De manière hasardeuse, j'entreprends de solliciter doucement Sirius d'un léger coup sur l'épaule. Il ne faut pas qu'il se ridiculise comme j'ai l'habitude de le faire, pas lui.
Aline le relance une ultime fois et s'il l'ignore, il semble enfin avoir compris qu'il n'est pas tout seul et que la thérapeute attend quelque chose de lui. Puis ses lèvres se meuvent doucement et il souffle qu'il a existé, mais seul son corps se matérialise sur cette chaise, son esprit est ailleurs et son visage laisse apparaître de trop nombreuses émotions qu'il ne contrôle pas et même pire : qu'il ne connaît pas.
Alors, tout est allé très vite. Il a toussé à s'en arracher les poumons, cherché de l'air comme s'il étouffait, s'est affaissé sur sa chaise comme si son corps n'était que douleur et un hurlement familier s'est échappé de sa gorge, laissant tout le monde abasourdi par l'enchaînement trop rapide des événements.
Mon souffle s'est coupé. Sirius, tu es comme moi. Et puisque tu as crié, tu iras mieux à présent, c'est toujours ce que ça fait, c'est comme pleurer quand on est triste, mais pour le genre de personnes qui ont besoin d'aller en thérapie. Le cri est réparateur, Sirius, c'est promis.
Je capte son regard, il a compris. Il se calme et je souris. Ma main tremblante vient trouver son épaule tandis qu'il reprend ses esprits. Puis je respire à nouveau, rassuré : cet épisode est derrière lui.
Sirius finit par sortir à grandes enjambées, il a besoin d'aller prendre l'air. Aline ne sait pas quoi dire, personne ne parle. Quelques regards tournés vers moi sans trop m'atteindre. J'attendrai la fin de la thérapie du jour pour le rejoindre – une heure est toujours nécessaire pour se remettre de ce genre d'événements – en espérant qu'il ne soit pas parti avant.
Je n'ai pas vraiment suivi le cours de la thérapie aujourd'hui, trop distrait pour penser à autre chose qu'à Sirius. Quand Aline annonce le fameux « à la semaine prochaine », j'attends que tout le monde soit sorti pour me lever de mon siège, impatient d'être enfin dehors.
- Naos ? m'interrompt la thérapeute alors que j'allai fouler le pas de la porte.
Je fais volte face et attends qu'elle exprime ce qu'elle a à me dire.
- Je crois que tu es sur la bonne voie.
Puis elle replonge son nez dans son cahier avant de me souhaiter une bonne semaine. Je pars en me disant qu'il est finalement possible qu'Aline Weil soit un peu différente de tous les psychologues que j'ai rencontré et que c'est sûrement une bonne chose.
*
Sirius n'est pas parti mais bien adossé contre le tronc du grand cerisier de la cour du cabinet, plongé dans un carnet – celui-là même qu'il avait sorti au magasin de cupcakes avec Astrid – très concentré. C'est un soulagement de savoir que je vais pouvoir à nouveau échanger avec lui.
Après une crise de ce genre, je déteste devoir répondre à des centaines de questions inutiles du genre : « Qu'est-ce qui s'est passé, Naos ? », « A quoi tu pensais ? », « Comment tu te sens, tu es sûr que ça va ? ». Alors je tapote une énième fois l'épaule de Sirius, à la fois intimidé et surpris d'avoir osé le faire sans y réfléchir plus de trois fois. Il se retourne et je ne sais pas toute suite quoi lui dire mais il attend patiemment que je réagisse, sans me presser. J'aurais pu perdre le contrôle mais je ne l'ai pas fait, tout est tellement plus simple avec lui. Une grande inspiration et je lui demande, presque détendu :
- On va chez toi ?
Il a acquiescé et je l'ai suivi jusqu'à chez lui comme la semaine dernière, si facilement que j'ai cru nagé en plein rêve.
Quelques minutes après et alors que je commence à reconnaître le chemin, Sirius me tend un fascicule où l'image d'un grand bâtiment transparaît.
- C'est mon lycée, il précise, l'air bien plus à l'aise que tout à l'heure.
J'essaie de l'imaginer dans une salle de classe ou devant l'entrée de cet établissement imposant, moi à ses côtés. Je n'y arrive pas.
- Je suis scolarisé chez moi depuis des années et le monde de ces établissements m'échappe encore, je lui confie comme il vient de le faire en me montrant son lycée.
Le trajet se précise et je me sens bien. L'air est agréable, je n'ai ni trop chaud, ni trop froid et je suis Sirius d'un pas léger. Je suis à l'apothéose de mon bien-être quand il m'invite à rentrer à nouveau chez lui et que je m'empresse d'enlever mes chaussures dans l'entrée, impatient. Naturellement, je vais pour lui demander si tout va bien, mais je m'interrompt en pleine phrase en réalisant que c'est exactement le genre de choses que je répugne quand c'est à moi qu'on l'adresse.
Le salon est comme je l'ai laissé il y a quelques semaines, excepté une petite boîte et ce que je crois être semblable au matériel pour fumer d'Astrid, sur la table basse. Sirius se laisse tomber sur le canapé et je l'interroge du regard.
- Ce n'est pas à moi, je ne fume pas.
Poussé par la curiosité, je manipule des petits cylindres blancs en laissant échapper à Sirius que ma cousine roule ce genre de trucs, mais pour faire autre chose que des cigarettes. Je regrette aussitôt mes paroles : Sirius connaît Astrid, il doit être au courant depuis longtemps.
Un sourire malicieux s'affiche sur le visage du garçon.
- Tu veux fumer ?
Je reste un instant ébahi face à l'interdit. Ma mère ne cautionnerait sûrement pas que je touche à ce genre de choses.
Je sens l'excitation grandir en moi comme jamais. La petite boîte contient des sortes de petites billes sombres à l'odeur douce. J'ai déjà vu Astrid préparer ses cigarettes avec ça et cela me met en confiance. Ajouté au fait que je n'ai jamais désobéi de ma vie et que j'attends depuis une éternité l'opportunité d'être comme les autres adolescents, cela me pousse à accepter presque aussitôt.
- Je veux bien si on teste avec ça, ces boules sentent une odeur vraiment spécial.
Sirius va chercher un ordinateur pour qu'on regarde des « tutos » sur internet. Ni lui ni moi ne connaissons l'art de faire des cigarettes comme Astrid et cela promet d'être amusant selon lui. Je suis toujours impressionné de voir que les autres ont télévision et ordinateur à leur portée, chez eux, et je demande en silence au garçon de prendre les commandes de l'appareil. Il y consent sans hésiter et je brûle d'impatience.
- Je suis obligé d'aller à la bibliothèque pour toucher à un ordi, c'est encore nouveau pour moi, je lui explique.
Il hoche la tête, l'air amusé. Ce qui est bien avec Sirius, c'est qu'il ne se moque jamais, il ne dégage que de la bienveillance. Il n'aurait pas agi comme tous les autres dans la cour de récréation.
Grâce à lui, je découvre le concept des tutoriels sur YouTube qui aident gratuitement à réaliser des choses qu'on ne sait pas faire. J'entre « tuto pour rouler des cigarettes » sur internet et Sirius m'aide à préciser la recherche pour tomber sur une vidéo adéquate. Après une courte navigation entre les vidéos à la qualité laissant à désirer, je comprends en quoi consiste la manœuvre à effectuer. Feuilles, tabac, carton, billes brunes ; me voilà paré. Sirius l'est aussi.
Je suis le plus habile et parviens à obtenir une cigarette avec une tête convenable.
- Regarde, Sirius, elle est presque comme sur la vidéo !
Il me montre la sienne qui ne ressemble à rien. J'ai envie de rire mais je me retiens. Par la force de la volonté, il parvient à obtenir le même résultat que moi.
- La prochaine étape, si j'ai bien compris, c'est de l'allumer pas vrai ? Je le questionne, plutôt fier de mon résultat pour une première fois.
Sirius acquiesce à nouveau, sans se servir de sa voix. Le plus dingue dans tout ça c'est qu'ensemble, je suis toujours celui qui parle le plus, comme si j'avais besoin de rattraper toutes ces années passées sous silence. Et en plus, ça ne me fait pas de mal, au contraire : je me sens merveilleusement bien.
Le garçon ramène des allumettes et parvient après plusieurs tentatives à allumer les deux cigarettes. Mes mains tremblent légèrement d'excitation. Astrid m'a bien déjà proposé de fumer mais j'ai toujours refusé. Aujourd'hui, tout est différent : je me lance dans l'inconnu, mais avec Sirius, qui n'y connaît rien non plus. Aujourd'hui, je ne suis plus seul.
Au moment de tirer sur la bâton de tabac fumant, je doute et demande à Sirius si c'est bien une cigarette que je tiens entre les mains. Il ne sait pas, moi non plus, et peu importe.
J'ai fumé avec Sirius. Le goût était terriblement amer dans la bouche, j'ai beaucoup toussé et rigolé, rigolé surtout, de plus en plus au fur et à mesure que la cigarette se consumait. Je me suis senti incroyablement léger, tous mes problèmes se sont dissipés dans la fumée claire qui s'échappait par la fenêtre mais j'étais toujours moi ; un moi libéré de son anxiété perpétuelle et de sa manie à tout appréhender tout le temps.
Après, je me suis senti moins bien, confus, la voix de Sirius me parvenait difficilement et j'ai senti le cocon dans lequel je me trouvais me quitter de manière frustrante et désagréable. J'ai le souvenir d'avoir joué aux jeux vidéos à nouveau, je me rappelle de cette chaleur dans ma cage thoracique quand j'ai battu le Boss du Niveau et de tous ses éclats de rire qui résonnaient dans le salon et plus loin encore.
Je me souviens aussi avoir dit à Sirius que ses chaussettes trouées étaient cool et je ne me suis même pas senti bête pour l'avoir fait, il m'a avoué que contrairement à ce que je pensais, ce n'était pas fait exprès et qu'il fallait qu'il aille en racheter. La faim et la nécessité de nouvelles chaussettes m'ont fait suggéré à Sirius d'aller au supermarché de la ville.
Le trajet est flou, encore beaucoup de rires et de légèreté. Une chose est certaine : ces cigarettes étaient loin d'être des cigarettes normales.
*
J'ai retrouvé ma lucidité au supermarché. En plus d'être fatigué, j'ai faim et l'atmosphère du lieu m'est inconnue. Habituellement, j'aurais paniqué face à cette situation inconfortable mais aujourd'hui, ce genre de préoccupations me semblent négligeables.
- Je ne vais jamais au supermarché, j'informe Sirius pour je ne sais quelle raison.
Ma mère s'est toujours parfaitement débrouillée pour faire les courses toute seule et les magasins, comme tous les lieux où le contact social est obligatoire, n'ont jamais été fait pour moi.
Il y a beaucoup de monde en ce samedi après-midi mais c'est comme si je portais la large cape protectrice d'Harry Potter : personne ne me voit. Les rayons colorés se succèdent ; toujours pas de chaussettes. Le mot « musique » m'interpelle sur un des panneaux suspendus et je m'arrête dans l'espace restreint dédié à tous les groupes que j'aime, en face des pochettes de disque artificielles des musiques populaires d'aujourd'hui.
The Stone Roses, Oasis, Nada Surf, The Pixies, Radiohead ; ils sont tous là, dispersés dans les différentes catégories qu'il faudrait d'ailleurs repenser pour que les genres et les dates soient convenablement respectés. Les voir tous ainsi me remplie d'une joie sans pareille et je découvre une toute autre facette des supermarchés qui ne me donne plus aucune raison de paniquer et d'avoir peur. J'ai le temps d'inspecter toutes les pochettes jusqu'à ce que Sirius apparaisse derrière mon dos, trois pairs de chaussettes à la main. Son regard est étrange, quelque chose me dit qu'il a compris l'importance de ce rayon pour moi.
Au moment de payer les chaussettes et les paquets de gâteaux, je suis encore un peu ailleurs, l'effet ne s'est pas complètement dissipé et je me remets difficilement de la surprise du rayon musique. La caissière fait une remarque sur mes yeux et ceux de Sirius que je ne comprends pas. Comme le garçon doit déjà débourser son argent de poche pour ses nouvelles chaussettes, je propose de payer les gâteaux. Je dépose la liasse de billets que j'ai dans ma poche sur le tapis roulant ; je n'ai pas envie de compter aujourd'hui, la caissière se débrouillera très bien toute seule.
Étonnamment, mes billets de cinquante sont inutiles et seuls neuf euros cinquante-huit centimes me sont demandés pour tous ces gâteaux. En plus d'avoir un bon rayon musical, les gens de ce magasin sont généreux.
Alors que je suis Sirius sur le trajet du retour, je me sens revenir à la normale : l'euphorie retombe, mes pas ne sont plus si légers et je redeviens le garçon qui a besoin d'aller en thérapie. Ma timidité de retour, l'idée de reprendre la parole me paraît risquée et les rires qui emplissaient la rue tout à l'heure ne sont plus que de l'histoire ancienne. Sirius retrouve son visage impassible et son aura mystérieuse. Bizarrement, je préfère ce Sirius là.
- T'es du genre friqué, il remarque en évitant mon regard.
Je ne dis rien, confus par son commentaire. Est-ce que cela signifie que j'ai agi de manière inappropriée ? Que je l'ai vexé ? J'ai envie de lui dire que je n'étais pas moi-même tout à l'heure et que je ne voulais pas paraître arrogant avec mes billets, non, je voulais juste l'aider. Cependant, aucun mot ne sort de ma bouche. Il fait très froid soudain et je ne parviens qu'à attendre une réaction de sa part, les mains jointes pour dissimuler mes tremblements.
- Il n'y a pas à avoir honte, il précise d'un voix douce en percevant mon trouble.
Soulagé de ne pas avoir tout gâché, je pousse la porte de l'immeuble de Sirius en soufflant. De retour dans le salon que j'ai quitté dans la joie et que je retrouve dans le silence, ça ne va plus du tout et le fait que Sirius le remarque ne fait qu'intensifier mon mal-être.
Le retour à la réalité est si violent que je me sens perdre pied. Ce que j'ai n'est pas simplement une pathologie que l'on retrouve chez plusieurs personnes. Cette phobie ne fait pas seulement partie de moi, elle me constitue et elle me suivra toujours, quoi que je fasse. Seule la mort pourrait la faire trépasser.
Mon monde menace de s'effondrer sous mes yeux et la respiration de Sirius me rappelle qu'il faut que je tienne le coup, au moins cette fois là. La pensée des disques du supermarché m'apaise et je murmure les paroles d'un des tubes de Radiohead en fermant les yeux. Ce réflexe agit comme un sédatif et le sol ne tremble plus. Je prends le temps de me calmer et je me lance à la recherche de Sirius qui a disparu du salon, la chanson toujours dans la tête.
Je le retrouve dans sa chambre, occupé avec ses chaussettes et l'air soulagé de me voir.
- Entre, il me propose en se redressant.
Contrairement à la mienne, sa chambre est sombre, les meubles sont en bois, la lumière filtre difficilement à travers la fenêtre et les papiers qui peuplent la pièce sont la principale source de clarté dans ce monde obscure. Sur son bureau, entre les livres de son immense bibliothèque, sous le lit même ; il y en a partout. Je m'approche de sa réserve livresque et j'apprécie la diversité que je perçois autant dans le contenu que dans les couleurs. Je n'ai jamais été un grand lecteur, les livres m'ont toujours semblé trop irréalistes mais en découvrant la bibliothèque de Sirius, j'ai envie de passer mes nuits à les dévorer un par un.
Je continue ma visite et suis interpellé par une grande caisse fermée qui contraste avec le reste du décor, dans le coin, juste à côté du bureau de Sirius et que le garçon fixe avec de grands yeux.
- C'est le cadeau d'anniversaire que ma grand-mère m'a offert, il m'explique. Il y a quelques une de ses anciennes affaires.
Son regard est doux et sombre à la fois, comme si la référence à sa grand-mère ravivait des souvenirs agréables mais douloureux. Il me semble d'ailleurs que Sirius l'a déjà évoquée lors des toutes premières thérapies du samedi, il y a longtemps déjà.
D'un regard, il approuve mon accès à la caisse, que j'espère ne pas être trop intrusif. La poussière se dépose sur mes habits quand je soulève le couvercle et la première chose que je vois m'arrache un hoquet de surprise. Entre une montre, de nombreux marques pages et d'encore plus nombreux vinyles trône mon album favori d'Oasis, celui de 95 « (What's the Story) Morning Glory ? ». Je revois les journées que j'ai passé à l'écouter, terré au fond de ma chambre, perdu dans mes pensées en m'imaginant comme le héro de mon propre film, et le plaisir que je ressens est tellement immense qu'il pourrait être contagieux.
- Il y a Wonderwall dedans, ma chanson préférée, murmure Sirius dans mon dos.
La joie qui me submerge après cette déclaration n'est pas artificielle, je la ressens, elle est réelle et beaucoup plus puissante que celle entraînée par les cigarettes spéciales. Je fais volte-face, Sirius affiche un sourire sincère qui s'agrandit quand je lui fais part de mon bonheur de partager l'amour de cette chanson avec lui.
Par l'observation de son visage, je comprends que je suis euphorique, ce qui doit pour le moins trancher avec l'image habituelle du petit Naos paralysé par la timidité. Au moins, Sirius connaîtra les effets de la musique sur moi. Le garçon en profite pour me montrer un vieux tourne disque, vraisemblablement toujours en bon état, et dans un accord tacite, il m'autorise à le manipuler pour que la musique se mette en route convenablement.
J'ai besoin d'une minute et je sens un sourire de satisfaction se dessiner sur mon visage quand les premières notes de Wonderwall résonnent dans la pièce. Tandis que Sirius ferme les yeux pour profiter davantage de la chanson, je me mets à murmurer les paroles et je me dis que moi aussi, peut-être, je trouverai celui qui me sauvera. Et en voyant une larme s'écouler le long de la joue du garçon, je comprends que cette chanson est importante pour lui autant qu'elle l'est pour moi et que le partage a une signification grande, peut-être la plus grande dont il ait été question jusqu'alors.
Devant moi se tient un garçon dévoré par la souffrance, qui pleure pour une raison que j'ignore et qui est triste sans le savoir.
J'observe la peine sur son visage et je m'en veux terriblement d'avoir d'une façon ou d'une autre été responsable de ce chagrin. Désireux de lui faire retrouver le sourire, je me mets à chanter la chanson en modifiant légèrement les paroles pour l'y inclure avec moi. Je n'ai pas vraiment réfléchi mais plutôt que de me sentir ridicule, je suis fier de moi.
Un rire doux s'échappe de la gorge de Sirius et je n'ai plus peur, tout ira bien, pour lui et pour moi. Parce qu'avec lui, je crois que je vois déjà tout plein de couleurs.
Alors j'ai refait tourner la chanson et nous l'avons réécoutée ensemble, sans larmes ni tremblements, dans une limpidité nouvelle.
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