Février

Ride - twenty one pilots featuring mutemath.

Je ne réalise que maintenant que la première séance de thérapie date d'il y a plus d'un mois. Et j'ai le sentiment d'avoir vécu l'équivalent de toute une vie. Pourtant, je serais incapable de rapporter un événement plutôt qu'un autre ou de détailler une séance qui m'aurait davantage marqué. Tout est flou et improbable comme dans un rêve, mais l'aspect onirique s'arrête là : la réalité est que je n'ai changé que dans les divagations stériles de ma mère et que je suis toujours ce garçon asocial et profondément seul.

Le premier jour de thérapie a sûrement été le plus difficile. Et pas parce que les regards me torturaient tant que j'aurais souhaité mourir, ni parce que je me suis ridiculisé plus d'une fois et que l'image que je tenais tant à ne pas renvoyer – celle du timide maladif, faible et ridicule – a inévitablement sauté aux yeux de tous les participants de la thérapie (même ceux qui dormaient et ceux qui n'ont pas daigné lever les yeux de leurs pieds).

Le premier jour de thérapie a été le plus difficile parce que pour la première fois, j'ai senti qu'il n'était pas avec moi. Si c'est moi qui l'ai oublié ou lui qui m'a lâché, je l'ignore. Ce dont je suis sûr, c'est que je ne sais plus en quoi je crois.

En rentrant chez moi ce soir là, j'ai pleuré comme je ne l'ai jamais fait. Les larmes s'échappaient de mes yeux sans que je ne ressente rien, si ce n'est ce vide incommensurable qui m'habite davantage de jour en jour. Je veux croire en lui à nouveau, mais je me mens à moi-même en affirmant que c'est toujours le cas. Et la seule chose à laquelle j'arrive à penser face aux sourires tendres de ma mère est dorénavant : Maman, est-ce que tu m'as réellement menti ?

Il y a bien quelque chose de concrètement notable sur ce mois de janvier cependant. Astrid, ma seule cousine du côté de ma mère, a débarqué à la maison. Elle va rester quelques temps. Si j'ai bien compris, ceux qui me servent d'oncle et de tante divorcent, Astrid qui n'en pouvait déjà plus a pété les plombs une bonne fois pour toute, son père l'a mise à la porte et elle ne veut plus revoir sa mère pour l'instant. Comme d'habitude, les adultes ont décidé pour les enfants, et voilà comment ma cousine a atterri ici. Obligée de réciter la bénédicité avant chaque repas alors qu'elle emmerde Dieu autant que ses parents et condamnée à supporter une tante intrusive et un cousin quasi muet. Bienvenue à la maison, Astrid.

Je ne sais pas vraiment qui je suis avec elle. Elle est tellement différente de moi. Quand je bégayais seul dans mon coin petit et qu'on me demandait pourquoi je n'allais pas jouer au foot avec les autres garçons, elle faisait rire la galerie en s'exclamant de sa petite voix criarde à seulement sept ans. Elle n'a pas changé. Grande gueule, sûre d'elle et à l'aise dans toutes les situations, elle obtient toujours ce qu'elle veut. C'est la personne la plus énergique que je n'ai jamais rencontré, mais je crois que ce n'est pas entièrement naturel : Astrid fume beaucoup et même si je ne m'y connais absolument pas (tellement qu'elle se moque souvent de moi pour ça) les choses qu'elle manipule sous mes yeux semblent plus illicites qu'autre chose.

Mais sa présence ne me rend pas nerveux. Simplement ennuyé. Depuis qu'elle est arrivée, elle se plaît à s'incruster dans ma chambre pour me raconter sa vie dès qu'elle a une minute de libre. Elle parle, et moi j'écoute (plus ou moins). Comme si cela pouvait se passer autrement.

Il est quinze heures trois. J'ai encore quelques minutes avant qu'elle ne débarque. Les rayons de soleil, particulièrement intenses aujourd'hui, percent à travers la fenêtre de ma chambre. Accoudé sur le rebord, je laisse mon regard divaguer dans les rues de cette ville qui – je l'espère - fera un jour parti de mon passé. Je vois dans les reflets des vitres que la lumière claire fait ressortir mon teint pâle et mes cernes. Je ressemble à un fantôme.

Durant mes heures les plus désespérées, je me suis déjà pris pour une âme en peine condamnée à errer dans un monde qui ne serait pas le sien. J'ai déjà eu cette impression d'être mon propre fantôme. Comme si j'étais déjà mort et incapable d'exprimer autre chose que le malheur de mon existence passée.

Oui, je pense beaucoup trop à la fin. Et c'est sûrement grâce à la religion, mais elle ne m'a jamais effrayé. Que j'atteigne le paradis ou que je sombre en enfer, cela ne fait aucune différence. La mort peut-être une issue. Je prends mon temps sur mon chemin, et quand les obstacles s'accumulent et me paraissent indépassables, je continue grâce à une seule et unique chose. J'ai toujours cru qu'il s'agissait de la pensée de Dieu. Mais depuis que je doute, j'ai compris que ce qui m'a toujours permis de continuer n'est rien d'autre que la pensée de ce qu'il y aura après ces obstacles, à la fin de ce chemin. L'espoir d'arriver à destination. Je suis sûr que vous avez compris.

C'est sombre, je sais. De toute façon, je ne suis pas très fun comme gars. Mais je ne veux pas non plus que vous me preniez pour un suicidaire. La preuve, j'ai vu sur internet que la combinaison de tous ces cachets qu'on me prescrit pour calmer mon stresse pourrait facilement être mortelle si je n'en disais rien à personne une heure après les avoir ingérés. Et pourtant, je ne l'ai jamais fait.

- Salut à toi, ma carpe préférée ! Tu sais quoi ? J'ai passé une journée de merde. Trop de devoirs et ces gamins catho pompeux et pleins aux as commencent à sérieusement me les casser. Quelle bande d'hypocrites... Tu penses, se sont bien les premiers morveux que Théo fournit ! Bref, j'ai un devoirs de maths pour demain. Tu peux me le faire ?

Astrid s'est affalée sur mon lit et me regarde dorénavant dans le blanc des yeux. Elle tente de m'attendrir avec ce fameux sourire : celui qui laisse apparaître ses dents parfaitement blanches jusqu'à ses gencives et qui veut dire « je ne te lâcherai pas tant que tu n'as pas fait ce que je t'ai demandé ».

- Non, je réplique, et elle sourit davantage en réalisant que j'ai fait l'effort d'utiliser ma voix pour lui répondre.

Elle et ma mère font partie des rares personnes pour qui j'y parviens sans peine.

- S'il te plaît, Naos, insiste-t-elle en sortant ses trucs pour fumer. L'école c'est vraiment horrible, tu devrais compatir ! Tu n'y vas plus, toi, tu es tranquille et tu as tout ton temps. Je croule sous le travail et tu sais très bien qu'en plus de détester les maths, j'y suis aussi douée que toi pour te faire des amis.

Je ne réagis plus, j'ai trop l'habitude. Néanmoins, je ne peux réprimer un pincement au cœur et Astrid le remarque.

- Oh, ne fais pas cette tête. Je rigole ! Et arrête de me regarder comme ça, j'ai l'impression d'être la méchante sorcière que tout le monde déteste dans les films Disney. Alors que je suis géniale, c'est bien connu.

Elle me fait un clin d'œil. Si cela avait été quelqu'un d'autre, j'aurais complètement paniqué. Transpiration, tremblements, sueurs froides, bouffées de chaleur ; ce genre de choses. Heureusement, mes aisselles restent sèches.

- C'est toujours non.

- Et pourquoi ?

- Je suis nul en maths, et je refuse que tu m'utilises. Ça te suffit comme justification ?

Ma cousine lève ses yeux clairs de cette sorte de papier qu'elle est en train de lécher pour préparer sa cigarette (ou quoi que ce soit d'autre) et me dévisage longuement.

- Quoi ? Je demande aussitôt.

Je supporte mal que quiconque me regarde avec tant d'insistance. Je me sens toujours jugé et vulnérable. Des fossettes se dessinent sur les joues de la blonde.

- J'oublie toujours que tu es capable de sortir plus que trois mots d'un seul coup, ma carpe.

Il arrive que je l'oublie moi aussi. Et c'est peut être pour ça que je ne répugne pas les moments avec Astrid. Ils me rappellent que je suis capable de tenir un semblant de conversation avec quelqu'un d'autre que ma mère.

Quelques secondes plus tard, Astrid fume tranquillement à ma fenêtre. Je regarde la fumée s'échapper de sa bouche à intervalles réguliers, allongé sur mon lit. Vu la façon dont elle débite toutes ces paroles, son truc lui a fait effet rapidement. Elle me parle de ses règles douloureuses, de ce garçon étrange, « beau-gosse mais pas trop » qu'elle a rencontré et qui lui au moins, accepte de lui faire ses maths, et elle ne cesse de répéter que ses parents sont des vieux cons et que la seule personne qu'elle apprécie dans sa famille est sa grand-mère paternelle.

- Pour qui tu serais prêt à mourir ? Me questionne-t-elle soudain.

Je ne réagis pas tout de suite. Sa question me prend au dépourvu. Encore plus que d'habitude.

- Je veux dire, elle reprend, pour qui est-ce que tu prendrais une balle ? Genre on te dit je te tue toi ou cette personne, et bah qui serait celui pour qui tu ferais l'ultime sacrifice ?

Merci Astrid, j'avais compris, je ne suis pas idiot. Mais je ne sais pas. Pour moi, la question devrait sûrement être : pour qui vivrais-tu ?

- Naos, je t'ai posé une question. Ne t'inquiète pas, tu n'es pas obligé de dire que c'est moi. Personnellement, je crois que je ne prendrais de balle pour personne, à part pour ma grand mère. Je tiens bien plus à ma vie ! Quoique. Il y a bien une autre personne pour qui je pourrais hésiter, mais peu importe.

Je m'imagine la scène. Un homme vêtu de noir (c'est toujours comme cela que l'on se le représente) pointe son arme sur quelqu'un, ligoté sur une chaise. Il me dit que je peux le sauver en prenant la balle à sa place. D'une voix grave, il m'ordonne de me placer en face de la personne assise. Je m'exécute. Et le visage de la potentielle victime m'apparaît. C'est ma mère. Je dis à l'homme de me tuer. Je serais prêt à mourir pour elle.

Puis il s'agit de mon père. Son visage est flou, je ne m'en rappelle pas très bien. Son regard ,lui, est perçant comme sur la photo de lui petit garçon, affichée dans le salon. Je serais mort pour lui aussi.

Le visage devient celui d'une petite fille blonde qui pleure, inconnue et surtout innocente. Je ne peux pas la laisser mourir. Je dis à l'homme que je prendrais la balle à nouveau. Vient ensuite le tour d'Astrid. La situation se réitère. Les visages inconnus se succèdent. Mes morts aussi.

Mais quand il s'agit de personne que je connais, mes psychologues, Aline Weil, les patients de la thérapie, mes anciens « camarades » de classe, les gens qui m'ont fait du tord et ceux qui ne m'en ont pas spécialement fait – mes oncles et mes tantes même ; je ne sais plus. La solution ne me paraît plus aussi évidente et la vérité est qu'au contraire, je sais très bien. Je ne veux pas prendre la balle à leur place. Ils peuvent mourir devant mes yeux. Je survivrai.

Il est facile de dire que l'on vivrait pour quelqu'un. Mais que ferait-on vraiment si la situation se présentait ? On ne peut pas savoir. Ce qui m'effraie, c'est que moi je sais. Je prendrais une balle pour un inconnu.

La peur me foudroie. Ça n'a plus aucun sens. A moins que je sois réellement suicidaire.  

- Naos ! Tu m'entends, bordel ?

Astrid me sort de ma transe. Mon cœur tape à grands coups dans ma poitrine. Je me suis redressé, tous mes muscles sont crispés. J'ai besoin de quelques minutes pour me calmer. Je m'en remets à cette chanson, elle défile dans ma tête tandis que je chante ses paroles en silence. Voilà mon vrai remède, parmi toutes ces pilules et ces psychologues.

Pendant ce temps, Astrid énonce des mots que je n'entends pas. J'ignore si elle fume toujours. Puis je la découvre contre moi. Comme ma mère, elle m'enlace et caresse mes cheveux pour me rassurer. Elle dégage un mélange de senteurs fruitées et de quelque chose d'acide, un peu comme le tabac. Elle empeste. Ses mèches de cheveux clairs glissent sur mon visage et dérangent mes yeux. J'essaie de lui rendre son étreinte mais je ne suis pas assez conscient pour dire si j'y parviens ou non.

- Je sais que c'est parfois difficile, elle me murmure.

Ses paroles fondent sur moi de manière douce et inattendue. J'ai l'impression de redécouvrir ma cousine. Son comportement est tellement différent de celui qu'elle adopte d'habitude que je doute de la réalité du moment. D'un mouvement de recul, je l'interroge du regard.

Elle pleure.

- Quoi ? Elle s'exclame en forçant un sourire. Tu viens de découvrir que j'étais capable de me soucier de quelqu'un d'autre que moi-même ?

- Non. J'ai toujours su que en étais capable.

Les signes ne trompent pas. Depuis ses quatorze ans, Astrid vient se réfugier chez nous quand ça ne va pas avec ses parents. Si je ne lui ai jamais beaucoup parlé, je sais qu'elle est bien plus que cette fille extravagante et sûre d'elle qui aime les chats, les cupcakes, raconter sa vie et fumer plus qu'elle ne le devrait pour ses dix-sept ans fraîchement acquis. J'ignorais seulement qu'elle pouvait se soucier de moi.

Soudain, ma mère m'appelle de sa voix suraiguë. Elle va débarquer d'une seconde à l'autre. Astrid se précipite hors du lit pour cacher son matériel. C'est l'heure de la séance de thérapie du samedi, et si je déteste ce moment de la semaine, je me dis qu'aujourd'hui, cette obstacle n'est pas forcément insurmontable.

Tandis que je prends mon chemin vers la porte pour devancer ma mère, Astrid me retient.

- Je dirai à ta mère que c'est moi qui viendrait te chercher tout à l'heure. Il faut que je te montre ma planque.

J'espère sincèrement qu'un regard peut être aussi remerciant que des mots.

*

Antarès est un gros con.

Malgré tous les efforts que je fais pour essayer de le voir comme le petit garçon en manque d'amour qu'il est au fond, sa personne m'inspire un dégoût profond et indélébile. Son regard me rappelle ceux des enfants qui m'humiliaient dans la cour de récréation, et je me revois au centre d'un cercle de haine, qu'on imaginerait pas à des écoliers d'à peine huit ans. Puis ces enfants grandissent, et la violence n'est pas plus terrible, elle se montre simplement de manière différente. Au collège, on sait pour ma phobie sociale, alors on me laisse tranquille. On se contente de rire de moi, de faire des remarques que l'on croit discrètes ou alors on m'ignore complètement et je deviens un fantôme.

Je tremble en croisant le regard d'Antarès. Mais la vérité est que je n'ai pas peur de lui. C'est simplement ma phobie qui s'exprime. La vérité, c'est que j'éprouve une rage sans pareil à son égard et que j'ai peur de la personne que je pourrai devenir face à lui.

Antarès fait partie des sept personnes participant à la thérapie avec moi. C'est celui qu'on entend le plus. Il veut faire croire qu'il n'a aucune limite. Par exemple, la dernière fois, il est allé jusqu'à faire des avances à la thérapeute devant tout le monde. Je n'ai pas compris quelle était sa pathologie exactement. Ça doit être lourd, sans aucun doute.

Ceux qui m'apparaissent comme les plus mystérieux chaque samedi sont Hélios et Sirius. Hélios ne vient pas souvent, mais quand il vient, sa présence se fait sentir pour tout le monde. Il dégage une souffrance sourde, qu'il essaie de compenser avec une assurance à toute épreuve. Dans son regard, on voit qu'il emmerde tout le monde. Je suis certain qu'il déteste la thérapie autant que moi.

Sirius semble être le moins redoutable de tous. Son regard est moins violent que celui des autres. Parfois, je ne le sens même pas. Sa pathologie est étrange. Il n'arrive pas à identifier les émotions. Il a toujours l'air ailleurs, avec ses petits yeux clairs qui observent partout autour de lui.

Je ne sais pas exactement qui sont les autres. Je fais tout pour éviter leur regard, alors je ne sais pas vraiment  à quoi ils ressemblent. Trois filles, dont une blonde, Adara, et un garçon effrayant, Orion. Le regard des filles m'affecte encore plus que celui d'Antarès. Je ne connais rien aux filles. Et l'inconnu m'a toujours fait peur, car il ne me permet pas d'anticiper les situations.

Au fur et à mesure des séances, Aline a fini par me laisser tranquille. J'arrive à m'en sortir en balbutiant quelques mensonges, et ça a l'air de la satisfaire. Je suis toujours aussi ridicule quand je prends la parole, c'est toujours un supplice, mais je sais généralement à quoi m'attendre. Alors c'est supportable.

Aline annonce que la séance est terminée. J'attends mon tour et m'échappe par la porte en un soupir rassuré. Le pire moment de la semaine est derrière moi.

Je cherche Astrid du regard et je la trouve accoudée contre un tronc d'arbre, une cigarette à la main. Elle a des couleurs étranges sur le visage, aujourd'hui. Je ne suis pas sûr que ce soit très à la mode. D'un pas pressé, je me dirige vers elle mais par je ne sais quelle manœuvre, Sirius me rentre dedans et je bloque mon pied contre le sol pour éviter de tomber. Avant qu'il ne croise mon regard, je reprends mon chemin en essayant de calmer ma respiration.

- Ma carpe, tu ne m'avais pas dit que Sirius était dans la même thérapie que toi ! Ma cousine m'agresse aussitôt. Allez, viens avec moi, il est temps que tu te sociabilises un peu.

Elle ne me laisse pas le temps de répliquer et me traîne jusqu'au garçon aux yeux clairs en souriant. Et moi qui pensais que c'était une bonne idée qu'elle vienne me chercher...

- Sirius, je ne savais pas que tu traînais dans cette thérapie avec mon cousin. Il s'avère que j'étais venue le chercher mais tomber sur toi, ça ne reste pas trop désagréable vu que j'ai encore deux problèmes à ajouter. Saleté de prof de maths, il veut nous achever à coup d'équerre !

Je sens le regard de Sirius se poser sur moi et baisse les yeux pour l'éviter. C'est une véritable lutte intérieur qui se lance entre moi et ma phobie. Aujourd'hui, je dois gagner.

Sirius ne répond pas. Astrid déteste qu'on ne réagisse pas à ces propos, alors elle continue :

- J'ai une idée ! Et si on allait tous les trois dans ma planque secrète ?

Je la sens incroyablement excitée. Peut-être qu'elle croit sérieusement réussir à faire quelque chose de ce gars muet et moi-même. C'est n'importe quoi.

Évidemment, personne ne répond. Sous la contrainte, je la suis, et Sirius fait de même. Je ne transpire pas trop. Peut-être que c'est déjà une petite victoire.

*

Le trajet a duré un peu moins d'un quart d'heure. Marcher dans les rues étroites des Sables d'Olonnes dans ce froid agréable de février aurait pu être plaisant si ma cousine avait eu la délicatesse de se taire un peu. Elle a raconté sa vie à Sirius sans lui laisser une seconde de répit. J'ai eu le droit d'entendre les histoires qu'elle m'a raconté ce matin une deuxième fois. Le garçon beau-gosse mais pas trop qui lui fait ses maths, c'était lui. Sirius.

Astrid s'arrête sur le pas de la porte d'un petit magasin à la devanture en bois. Parmi toutes les décorations colorées et superficielles de la vitrine, je distingue le nom de la fameuse planque de ma cousine. Un magasin à cupcakes.

Astrid s'enthousiasme :

- J'ai découvert ce bijou il y a deux jours, c'est devenu ma méga planque. Vous voyez dans les films, ou pas, le genre d'endroit où les antagonistes se rejoignent à minuit ? Bah moi, mon endroit c'est « Le monde des cupcakes » alias « LMDC » en SMS.

Je soupire. Ça ne m'étonne même plus venant d'elle. Ce qui m'inquiète, c'est qu'elle nous y fait entrer et que je n'ai aucune envie de partager un petit gâteau avec ce garçon. Il me lance des regards en pensant que je ne le vois pas. Je crois qu'il appréhende lui aussi.

Un ventre gargouille et il n'en faut pas plus à Astrid pour trouver une table et commander une dizaine de cupcakes à partager. Je me précipite sur la place face au mur, dos à l'entrée du magasins et des regards. Mes mains tremblent un petit peu quand la serveuse nous apporte notre commande. Ensuite, je me sens mieux.

Astrid continue son monologue tandis que Sirius se sert en cupcake encore et encore. Je n'entends plus ce qu'elle raconte, j'observe le garçon. Il semble tellement détendu. Je l'envie.

Tandis que j'entame mon deuxième gâteau, Astrid me coupe dans ma dégustation, le sourire aux lèvres.

- Alors, vous en pensez quoi ?

Je prie pour que Sirius réponde. Ce qu'il ne fait pas. Stressé, je renverse le glaçage de mon cupcake qui vient s'étaler sur mon nez. Mes joues s'empourprent. Je suis ridicule. Astrid en rajoute en essuyant mon nez d'un coup de serviette. J'ai l'impression d'être un gamin de quatre ans, et je ne veux pas que Sirius me voit comme ça.

- Ne refais plus ça, je lui murmure affreusement gêné.

Sirius a entendu. Je le sens. Ma cousine lui dit quelque chose que je ne perçois pas (c'est toujours le cas quand la panique redescend) et je reprends mes esprits en la voyant penchée vers lui.

- Arrête de filtrer avec moi Sirius, on est en public. Naos ne devrait pas voir ça !

Sirius demeure à nouveau impassible. A-t-il énoncé un mot depuis tout à l'heure ? J'ai l'impression qu'il est encore plus muet que moi.

Une sonnerie de téléphone résonne dans mes oreilles et je réprime un sursaut. C'est celui d'Astrid. De toute manière, ça ne peut pas être le mien. Je n'ai pas de téléphone. Elle se lève pour prendre son appel dehors et me laisse en plan avec son ami qui semble aussi indisposé que moi à prendre la parole. Tant mieux.

Il toussote légèrement. Anxieux, je lève les yeux pour voir ce qu'il se passe. Et mon regard croise pour la première fois le sien. Je ne sais pas ce qu'il se passe, mais ce que je vois dans son regard me paraît si sincère que j'en oublie la peur constante qui m'habite en la présence des autres. Sirius ne ressent rien. Sirius ressent tout. Il porte un masque et l'espace d'une demie-seconde, il l'a enlevé et je l'ai découvert.

Je remarque un petit carnet qui sort de sa poche de manteau. Il l'avait déjà la semaine dernière à la thérapie. L'objet attise ma curiosité, je me demande ce qu'il peut bien y avoir écrit. Sirius est aussi mystérieux que je le pensais.

Astrid revient après avoir raccroché et payé. Moi qui m'attendais à ce qu'elle me dise qu'il était temps qu'elle me ramène à la maison, voilà ce qu'elle débite avant de prendre la porte d'un pas pressé :

- Sirius, Naos, je reviens dans une heure. On est pas très loin de chez Sirius, j'irai prendre Naos là-bas. Sirius, prends soin de lui, mon cas est grave, une amie a ses règles et son copain veut baiser. Ciao.

Étonnement, mon cœur ne s'affole pas quand je réalise que je vais me retrouver seul avec ce type. Je ne peux m'empêcher de ressentir de l'appréhension, mais c'est normal chez moi. Il y a quelque chose d'autre que j'éprouve cependant. Je crois que c'est de l'excitation.

D'un simple mouvement de tête, Sirius me demande si je suis prêt à le suivre. Je lui fais comprendre que oui. Tout ça dans le silence. Comme quoi, les mots ne sont pas toujours nécessaires pour s'exprimer. 

*

Moi qui croyais nager en plein rêve, je ne me sens plus très bien. L'appartement de Sirius est au quatrième étage, la lumière y est tamisée et les pièces sont trop petites. J'ai l'impression d'étouffer.

Je ne sais pas où me mettre, alors je me suis assis sur le canapé. Des sueurs froides coulent le long de ma colonne vertébrale et j'ai affreusement chaud. Je ne vois plus rien. Sirius me regarde. Ça ne va plus du tout.

Je me déteste d'être aussi faible. Si je suis incapable de lutter, je n'ai plus qu'à avaler ces médicaments pour en finir pour une bonne fois pour toute. Cette issue me paraît toujours aussi pertinente, alors je me demande si j'ai réellement envie de mourir.

Je ne peux plus me dire qu'il veille sur moi. Alors je chante à nouveau en silence, espérant sincèrement vaincre ma peur. J'y parviens. Peut-être que je veux vivre, finalement.

Un bip sonore retentit dans la pièce et me sort de ces méditations dont Siruis ignore tout. Il doit me prendre pour un fou. Deux manettes reposent entre ses mains. Je vois qu'il ne sait pas comment m'aborder. Alors il me tend une manette. Toujours un peu sonné, je la refuse doucement. Je prends une grande inspiration et me décide à lui donner quelques explications :

- Je ne sais pas jouer.

Et je ne tiens pas à me ridiculiser davantage. Sirius me fixe de son regard perçant. Nerveux, je me demande si j'ai fait quelque chose d'incongru, jusqu'à ce que je réalise que j'ai utilisé ma voix pour lui répondre et que cela a dû le choquer autant que moi.

- Je t'apprends, il réplique et c'est la première fois que j'entends sa voix.

Il dépose la manette sur mes jambes et je le dévisage, complètement médusé. Son regard ne me fait pas peur.

Je m'empare de la manette et j'espère la prendre dans le bon sens. Je n'en reviens pas. Je vais jouer aux jeux vidéos, comme les autres adolescents de mon âge. Sirius manie toutes les subtilités du jeu à la perfection. J'observe sa façon d'appuyer sur les boutons, et il me donne des explications. Le jeu n'est pas spécialement violent. Il faut tuer des monstres. Ils sont laids.

Quand vient mon tour, j'imagine que les créatures ont la tête d'Antarès. Je m'efforce de répéter les gestes de Sirius, m'acharne pour vaincre Antarès, lui et son regard démoniaque. Je perds lamentablement. J'ai mal à la gorge. Est-ce que cela veut dire que je suis condamné à cette phobie sociale pour toujours ?

Sirius remarque que j'ai besoin d'aide et avec une gentillesse sans pareille, m'explique à nouveau comment m'y prendre. Je remarque que ses chaussettes sont trouées au niveau des orteils. Sur lui, ça me paraît cool.

C'est de nouveau à mon tour. Sirius m'explique que le monstre qui surgit est ce qu'on appelle le boss du niveau. Je dois le tuer. Bouton de droite quatre fois, bouton de gauche une fois, bouton de derrière deux fois, la combinaison des touches AB et voilà Antarès vaincu de peu.

Un sentiment de gloire m'envahit. Je l'ai eu ! Comme dans les films que me montre Astrid, je suis de ces garçons qui jouent à la console et qui adorent ça. L'adrénaline s'est répandu dans mes veines et je sens ses effets disparaître. Je veux remercier Sirius et je réalise que la meilleure façon de le faire est de lui parler à nouveau. Je lui dis la première chose qui me vient à l'esprit :

- Chez moi, il n'y a pas de télé.

Sirius lance à nouveau la partie, et tandis que je prends de plus en plus goût au jeu, je pense à ma mère. Je lui en veux de m'avoir privé de tout ça. Sirius dit que je m'en sors bien. Et moi-même, je vois que je progresse. Mes gestes sont plus vifs et j'ai moins besoin de réfléchir avant d'entreprendre une action.

Quand Sirius passe au mode multijoueurs, je suis si content que je sens un sourire se dessiner sur mes lèvres. Le garçon était en train de me regarder. C'est comme si je lui avais souri. 

Les minutes se succèdent, et j'ai l'impression que je ne me suis jamais autant amusé de ma vie. Quand je fais une manœuvre étrange et que le monstre succombe par inattention, Sirius laisse échapper un rire saccadé. Je rigole aussi et pour une fois, je n'ai pas honte de mon rire.

Finalement, l'heure est passée. L'interphone sonne. C'est Astrid qui vient me récupérer. Je range la manette. Je me sens bien.

- On remet ça à la semaine prochaine ? Propose Sirius alors que je remets mes chaussures.

Je le regarde. Il a l'air différent. J'approuve d'un hochement de tête timide alors que j'ai envie de lui crier que j'en meurs d'envie.

Il est temps pour moi de m'en aller. Je devrais le remercier, ou lui dire au revoir. C'est la première fois que je vais jouer aux jeux vidéos chez un garçon de mon âge alors je ne sais pas comment me comporter. Lui ne dit rien, il m'observe dans le silence.

- Je suis Naos, je souffle et c'est la première fois que je me présente ainsi.

Je prends conscience seulement après que c'est complètement idiot puisqu'il connaît déjà mon prénom par la thérapie et Astrid. Cependant, il ne se moque pas. Au contraire, il m'offre un sourire franc – pas comme ceux d'Astrid qui veut qu'on lui rende service, non, un sourire authentique -  et il se présente à son tour :

- Moi, Sirius.

Puis je m'en vais retrouver Astrid qui m'attend en bas.

Mais je ne veux pas rentrer chez moi. Je veux juste rester dans ce soleil que je viens de trouver.

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