N01 - Les filtres de couleur


NB : pour cette première semaine, j'ai écrit une (toute) petite nouvelle, histoire de commencer. J'en ferai sûrement des plus grandes par la suite, voire même cette semaine. J'avais envie d'écrire ça pour l'instant. Elles se retrouveront avec la numérotation N0X etc, pour les distinguer des autres textes. Celle-ci est la suite de la "Cité des artistes", que vous retrouverez dans mon recueuil de nouvelles.





Ses yeux couvraient la cité fantôme d'allures extraordinaires. Ses longs murs vides bien vite rendus fades par l'abandon général reprenaient par touche leur vie d'antan. Il suffisait pour cela que l'œil de Julian se pose, curieux et joueur, derrière un filtre de couleurs. Ses filtres. Ses pupilles éclataient derrière un minuscule morceau de plastique teinté, dissimulé à l'angle d'un panneau en contrebas.


À sa fenêtre, une femme attend et regarde la rue. Les rideaux s'entrebâillent, laissant voir un sourire amoureux. Quelqu'un depuis le passé vous regarde. Une robe verte, derrière les tentures bariolées. Un battement de cils, un pas en avant, l'ouverture se referme déjà sur le temps.

Un mois désormais qu'il s'était mis en tête de disséminer ses filtres à travers les rues désertées. Aucun ne s'était avéré similaire au précédent. La ville regorgeait bien assez d'endroits à tordre pour éviter au grapheur de se répéter. C'était cela, il tordait la réalité. Une réalité qui n'avait plus pour elle que la grisaille du béton, la noirceur de l'asphalte et des fumées, dont Julian s'emparait jours après tours, éclats sur aplats.

Privée des couleurs vives de son activité oubliée, sans ses marchés rougeoyants ou ses robes de satin, la Cité des artistes avait repris ses teintes vierges, ses blancs cassés aux allures fades. D'une certaine manière, cela avait été une aubaine pour tous ceux qui avaient souhaité rester. Les artistes. Un vaste terrain vague où put s'abattre le ressac d'une inspiration enfin libérée.

Il croisait parfois les échos d'autres survivants. Quelques mots criés ou écrits dans des lieux improbables, sous des formes étranges ou dans des langages qu'il ne pouvait reconnaître ; des monstres de métal difformes faits de déchets et de récupération qui redonnaient vie aux murs vides. Dans l'ensemble, tous portaient les mêmes messages d'espoir et de mémoire sur les erreurs passées. Et pourtant, si leur art se croisait fréquemment, il était rare que les auteurs se rencontrent. La Cité des artistes ne vivait plus que par ses œuvres disséminées.

Aujourd'hui, il s'était assis longuement sur un banc, écoutant les palabres d'un parleur au loin. Il ne le voyait même pas, mais, voyeur, observait son âme se déverser dans les rues comme un flot de couleurs. Il parlait une langue étrange aux sonorités gutturales, qui rebondissait sur les murs à chaque consonne dure et tranchait avec la tranquillité du lieu.
Puis, quand le parleur eut fini, Julian s'en alla lui aussi. Jamais il ne cherchait à entrer en contact avec les autres artistes. Le seul contact qu'il s'autorisait était celui de leur art. De son côté, le parleur ne cherchait pas plus à rencontrer ses auditeurs. Chacun vivait son art en offrande, éphémère.

Il atteignit un ancien jardin d'enfant aux abords de la ville. Les structures délaissées avaient perdu leurs couleurs délavées. Au bord du parc, il aperçut une rangée de poteaux en bois. Il imaginait les enfants sautant de pilier en pilier, sous les regards apeurés de leurs parents.
Sur chaque rondin, il disposa un filtre. Six, en tout.

Si l'on regardait à travers le premier en direction du parc, on pouvait se souvenir de ses teintes oubliées. Il n'avait peint que quelques touches de rouge, de bleu, de vert et de jaune, mais qui redonnaient à l'endroit une saveur toute enfantine.

Le second faisait reposer des monstres infâmes sur la cage à écureuils et les parcours acrobatiques. D'hideuses sirènes, ailes déployées, qui semblaient fixer le sol, prêtes à fondre sur quiconque oserait s'aventurer dans cette grisaille.

Chaque filtre révélait une histoire différente, une version alternative tout droit sortie de l'imaginaire de Julian. Mais le détail qui rendait son art si particulier se révélerait quand un œil audacieux se posait de travers, rassemblant en diagonale tous les morceaux de couleur à la fois. Alors le spectateur ne regardait plus le jardin d'enfant, mais la Cité directement. Julian leur avait ainsi préparé une vision d'horreur, métaphore du passé, où les sirènes déchiquetaient la ville, arrachaient sa vie, ses dorures, ses reflets.

Pour le grapheur, la Cité des artistes avait fait de la mort un spectacle vivant.

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