Partie 3

Les prochains jours se passèrent relativement bien, rien de bien spécial ne se produisit. Nous suivions une certaine routine, mais c'en devenait pas le moins du monde ennuyeux.

Nous n'étions pas ressortis depuis la fois dernière, par manque d'envie et d'occasion. Je n'avais jamais été quelqu'un qui aimait être enfermé même si cela faisait du bien de se couper du monde de temps à autre, pour se ressourcer.

— Achille, il y a une pluie d'étoiles filantes ce soir. Tu voudrais te rendre avec moi au bord du lac ? Il n'y a pas d'arbres à cet endroit et le ciel est dégagé ce soir. C'est si beau, tu verras.

— Hmmm, oui. Pourquoi pas ? Ça fait des jours qu'on tourne en rond à l'appart.

Comme d'habitude, au soir venu, après la douche, Chrysomallos m'avait préparé une tenue. Je n'avais même pas besoin de savoir ce que j'avais à porter puisque tout se trouvait sur mon lit.

Aujourd'hui, j'avais le droit à un pull léger aux rayures marrons et blanches ainsi que le pantalon brun uni. Le petit détail qui ne signifiait peut-être pas grand-chose mais qui, de sa simple présence, faisait tout l'élégance de cette tenue chill. Une chemise blanche que je devais laisser dépasser par le col et par les manches.

Alors que j'allais l'appeler pour lui dire que j'étais prêt, il se trouvait déjà dans l'embrasure de la porte. Vêtu d'un t-shirt bleu profond surplombé d'une veste brune accordée à ma tenue, il avait ajouté à cela un pantalon cargo d'un gris-vert ainsi qu'une paire de Doc Martens. Je me demandais alors si ses vêtements l'embellissaient ou bien si c'était lui qui donnait la valeur à ses pièces de tissu.

— Nous sommes prêts avec nos "matching outfit" et si nous y allons. La brise est agréable en début de soirée !

Il désigna la porte de ses mains avec une légère révérence.

— Après vous, mon prince.

Je riais légèrement, non pas mécontent de cet accueil, quoiqu'un peu surpris. Je n'en avais plus l'habitude. Être traité en égal relevait de mon souhait mais le voir me témoigner de son si humble respect me fit quelque chose en sachant qu'en temps normal, il était celui qui me dominait de son aura.

Il continua son cinéma en tenant mon avant-bras de son bras droit tandis que sur l'autre, un sac y pendait.

Nous marchions tous les deux d'une droiture exagérée en direction de ce fameux lac. Je craignais qu'il ait à se retransformer. J'avais peur de perdre ce lien charnel que nous avions développé au fil des jours. Que son instinct bestial ne reprenne le dessus.

— Arrête de baragouiner des conneries dans ta tête. Je ne suis une bête qu'en apparence. Tu fais du mal à mon ego de gentleman là, Achille.

— Tu es intrusif, mon cher. Je vais te bloquer l'accès à ma cervelle, fais gaffe.

Monsieur ne voulait pas que je le fasse sous prétexte que cela me vidait de mon énergie car mon corps n'y était pas habitué. Balivernes.

— Je t'entends toujours, et je dis vrai.

Pfff

Nous arrivâmes à l'étendue d'eau en quelques minutes de marche sous la brise agréable, il avait raison. L'eau était si belle, on y voyait le reflet du ciel qui se préparait à la venue de ces étoiles filantes. Des nuances de rose, d'orange, de bleu étaient perceptibles.

— Chrysomallos, on peut aller se baigner ?

— Bien sûr, vas-y en caleçon. J'en ai ramené de rechange.

Il ne m'en fallait pas plus pour que je commencer à ôter mes vêtements et que j'aille nager. Je fis quelques tours pour m'échauffer mais je me sentais bien seul dans ce grand espace.

— VIENS AVEC MOI, L'EAU EST SUPER BONNE.

Lui, était allongé sur la nappe, la même que la fois dernière, en train de feuilleter un bouquin. Je le voyais régulièrement lire pour parfaire sa culture me disait-il. Jamais il ne cessait de s'instruire. Il me rappelait que l'apprentissage durait sur toute une vie et nous retirait les chances de devenir sénile. Car d'après Marie von Ebner-Eschenbach, il nous faut toujours apprendre pour apprendre enfin à mourir. A chaque fois qu'il me citait cette femme, je lui disais que je ne souhaitais plus mourir. Jamais. Or, il me rétorquait à chaque fois que la mort était une conséquence de la vie, irrémédiable c'était ce qui en faisait toute sa beauté. Apprendre à faire de nombreuses choses, les apprendre une seconde fois en les enseignant, et enfin mourir en ayant eu la satisfaction d'apprendre.

— Allez, viens donc par ici !

— Nooon, je veux finir mon chapitre. Profite-toi.

— Maiis euh c'est toujours comme ça avec toi. T'es pas drôle. Si tu viens pas, je trempe ton fichu bouquin.

— Anh, tu veux ruiner Alexandre Dumas. Je suis outré, comment oses-tu dire une chose pareille petit prince.

— Gngngn, moi j'suis que ton "petit prince" alors que ce Alex est ton Dieu, quelle injustice.

— Cours, cours très vite.

Hihi, j'avais gagné. Il commença à son tour à retirer ses vêtements et lorsqu'il mit un pied dans l'eau, je nageais de toutes mes forces pour me retrouver le plus loin possible. Je riais aux éclats quand je me rendis compte que je ne pouvais pas nous distancer indéfiniment. C'était impossible. L'injuste vie lui avait concédé de meilleures capacités physiques qu'à moi.

Comme prévu, il me rattrape bien vite et commença à essayer de me noyer. Il maintenait ma tête sous l'eau pendant quelques secondes avant de me laisser respirer un bref moment et de recommencer.

— Excuse-toi à genoux ou je ne m'arrêterai pas.

— Jamais !

— Alors je continue.

Plus le temps passait, mieux il parvenait à gérer mes respirations. Il ne me faisait pas mal, non, mais il parvenait à me faire ressentir des blocages au niveau de la respiration. L'eau pénétrait peu à peu mes poumons. Mes yeux piquaient à cause du contact prolongé avec l'eau. Mon corps m'était douloureux à cause du manque d'air.

— J-je attends. C'est bon je m'excuse pour ton auteur de pacotille. Tu es content.

— Très, me répondit-il tout sourire.

En attendant les quelques heures précédant la pluie d'étoiles, nous restions là, enlacés sur la nappe sans un mot. Nous profitions purement et simplement de la présence de l'autre. Et puis, nous n'étions pas secs, alors nous ne pouvions définitivement pas nous rhabiller. Parfois je le regardais dans les yeux, d'autres fois, mes yeux descendaient plus bas. Lui ne disait rien, mais je savais qu'il retenait. Pour une prochaine fois.

Je n'étais pas sûr mais je crois que nous nous endormîmes ainsi. Tout du moins, je m'étais endormi dans ses bras et n'avais pas vu s'il m'avait suivi.

Un bruit sonore me réveilla, je me levais d'un bond prêt à riposter. Mes réflexes au combat n'avaient pas changé, je tentais toujours du mieux que je puisse de neutraliser le danger.

Je n'avais pas mon arme à la ceinture. Erreur de débutant.

Il n'y avait pas d'autres soldats. Etais-je le seul survivant ?

Il n'y avait plus un son. Que se passe-t-il ?

— Bonjour, Achille.

Cette voix, elle me donna des frissons jusque dans les orteils. Je ne pensais pas qu'elle allait me retrouver ici.

— Comme nous nous retrouvons Chrysomallos. Ou devrais-je dire Pâris ? Que préfères-tu ?

Pâris ? Est-ce la déesse Athéna, Chrysomallos ?

Je tentais le tout pour le tout. Communiquer avec lui par la pensée devait être moins risqué que par la voie orale.

Chrysomallos, tu m'entends ?

Je commençais à m'inquiéter, pourquoi ne me répondait-il pas ?

Je fis un tour sur moi-même. Chrysomallos était juste derrière moi, à genoux devant une femme habillée comme une guerrière. Son diadème sur la tête me permit de la reconnaître. Athéna.

Et elle pointait son épée sur l'épaule de mon amant.

— Enchantée Achille, je suis Athéna.

— Laissez-le tranquille.

— Comment as-tu pu trahir ta patrie de la sorte. La laisser tomber pour batifoler avec l'ennemi. N'as-tu pas honte ? me réprimanda ma mère. N'as-tu donc aucune reconnaissance envers la terre qui t'a accueillie ?

— Que voulez-vous ?

— Tu es devenu bien malpoli depuis que tu es parti, est-ce sa mauvaise influence sur toi ? me fit-elle remarquer en pointant Chysomallos du menton.

— Que voulez-vous ? répétai-je en ignorant royalement sa précédente remarque.

— Que tu rentres. Et tu n'es pas sans savoir que je réussis toujours ce que j'entreprends. Alors tu rentreras de gré ou de force. Tu sauveras Abigail et tu te pavaneras à son bras envers et contre tout. Je m'assurerai moi-même que tu oublies cet énergumène qui te sert d'amant.

— Mère, comment pouvez-vous dire cela. Est-ce là parce que père ne vous aimait pas que vous priviez à mon cœur d'écouter ses caprices ? Ne voulez-vous pas savoir ce que ça fait de ressentir quelque chose ? On dit que les mères ne veulent que du bien à leur enfant mais pourquoi semblez-vous vous obstiner à me vouloir du mal ?

— Ne m'appelle plus comme ça. Tu en as perdu le droit, jusqu'à nouvel ordre. Quel enfant ingrat tu fais, je t'ai absolument tout donné.

— De quoi parlez-vous ? Du pouvoir ? Ne suis-je pas puissant parce que vous vous n'avez pas pu l'être ? Je n'ai jamais voulu d'autre de votre part que votre amour et votre attention, mais comme je n'en recevais pas, je suis parti en chercher ailleurs.

— Bon, nous avons suffisamment perdu de temps. Athéna, tue-le.

— S-si vous le tuez, je mourrai aussi.

— As-tu perdu la tête, Achille ?

— Testez, vous verrez par vous même.

— Stop Athéna, ne jouons pas avec le feu. Si je te revois un jour, Chrysomallos, tu auras la gorge tranchée sur la place publique.

Fuis loin mon amour. Et ne reviens jamais, sous aucun prétexte. Je suis désolé. Je t'aime.

Je t'aime aussi, petit prince. Je veillerai toujours sur toi, ne t'en fais pas.

Mère partit, suivie par la déesse de la guerre. Je marchais sur leurs pas sans grande conviction en m'assurant que Chrysomallos soit très loin. Nous rentrions à la maison, chez elle et non plus chez moi.

Je ne serais jamais plus à la maison.

Sur le chemin, je commençais d'ores et déjà à ressentir ce manque qui tiraillait dans ma poitrine.

Je n'allais plus jamais le revoir, qu'en sera-t-il de mon état ?

Mais surtout, arriverais-je à le masquer ?

C'était ce que ma mère attendait de moi, que j'agisse comme si de rien, comme si je ne venais pas en un coup de vent de perdre l'amour de ma vie. Mon cœur lui était revenu. Je ne pouvais décemment pas le garder comme si de rien. Il lui appartenait. A la place, je n'avais qu'un trou béant dans la poitrine.

Parce que je suis tombé amoureux en premier, petit prince.

Je me ressassais cette phrase en boucle, ce ne pouvait pas possible. Si ?

Parce que je suis tombé amoureux en premier, petit prince.

Mais si nous n'avions pas été âme sœur, l'aurais-je aimé ?

Non. Tout démarrait de ce point-ci. Mais je ne regrettais absolument rien. Chaque moment passé en sa compagnie était un don des cieux.

Un miracle. Notre relation n'était pas censée exister. Elle n'était qu'un caprice du destin. Aussi complémentaire que le Yin et le Yang. Je restais persuadé que nous nous recroiserions d'une manière ou d'une autre. Tout comme le contait la légende de la Lune et du Soleil, il était ma Lune et j'étais son Soleil, et nous nous recroiserions à la prochaine éclipse. Promis.

Chaque fois que tu en auras besoin, appelle et je serai là dans la minute.

Je m'époumonais pourtant à crier ton nom, m'entendais-tu ? J'espérais à la fois que ce soit le cas et que ce ne soit pas le cas.

Si tu m'entends, ne reviens pas, je t'en prie.

Si tu m'entends, reste où tu es.

Si tu m'entends, fais-moi savoir que tu es en vie.

Ou bien non, ne me dis rien où l'envie de te retrouver pour te prendre dans mes bras sera trop forte.

Toutes mes pensées t'appartiennent, sans exception.

— Nous sommes arrivés, reprends-toi enfin. Ne te comporte pas comme un faible.

Que lui faisait dire que j'étais faible ? Était-ce ma démarche traînante ? Mon regard que je levais vers elle avec une lenteur déconcertante ? La lueur de vie qui y avait disparu, remplacée par la brisure de mon âme ?

— Mère, je ne suis pas faible. Je suis fort, mais tout le monde à des failles, et je ne suis pas capable de me relever illico de cette chute-ci. Et si elle m'emmenait dans les profondeurs de la Terre, dans un lieu où je pourrais aimer en paix ?

— Je ne suis pas faible, mère.

— Tu pleures comme un gosse.

— Parce que j'ai été fort trop longtemps.

— Comment oses-tu me ré-

— ACHILLE, TU ES ENFIN DE RETOUR. Je me suis fait un sang d'encre pour toi. J'ai pensé que maman t'avait tué par inadvertance.

Abigail ? Déjà sur pied ? Je louchais dans sa direction, la vue troublée par mes larmes. Je me frottais les yeux en commandant à mon cerveau de ne plus produire ce liquide lacrymal. C'était bien elle. Vêtue dans un pyjama rose, les cheveux en bordel, elle sortait visiblement de son lit. Elle sauta dans mes bras sans passer par quatre chemins, elle était lourde, bon sang. Je manquais de la faire tomber, vidé de mes forces par mes émotions.

— Je suis si heureuse de te revoir, Achille.

Avait-elle toujours eu cette voix si mielleuse ? Une voix qui te donnait envie de cogner à multiples reprises sa tête contre un mur.

— Comment l'as-tu appelé ?

— Qui ça ? Ta mère ? Maman pourquoi ? Nous sommes mariés après tout, poursuivit-elle après un bref hochement de tête de ma part.

Abigail avait des parents, visiblement pas très aimants puisque ma mère l'avait recueillie enfant sur le bord de la route. Ce n'était pas par empathie, non. Elle l'avait recueillie pour en faire sa bru idéale. La modeler à la forme souhaitée pour la contrôler même après mon mariage avec elle. Mais je ne pensais pas qu'elle allait aller aussi loin.

J'avais presque onze ans de vie à rattraper ici.

— Mmh, je vais me coucher, prononçais-je sans détours.

Je marchais dans les couloirs, connaissant celui qui m'emmènerait à ma chambre sur le bout des doigts. Mais je me souvins que ma chambre n'était plus la mienne alors je me dirigeais vers l'aile des invités pour retrouver un semblant d'intimité.

Chrysomallos, tu me manques déjà terriblement. Comment vais-je faire demain et les autres jours ?

Sans m'en rendre compte, je pressais de toutes mes forces un oreiller entre mes bras.

Pourquoi la vie m'en veut-elle autant ?

J'enfonçais ma tête dans cet objet, laissant de mes yeux s'échapper un amas de larmes.

Pourquoi a-t-il fallu que je le rencontre ?

Je décidai de me laisser pleurer un bon coup. Et jamais plus une seule larme ne s'échapperait de mon œil. Jamais. A moins que ce ne soit dans ses bras.

Alors je me déversais. Longuement. Bruyamment. Avec le peu de force qu'il me restait.

Si je suis destiné à ne plus le revoir, laissez-moi l'oublier.

Je m'endormis ainsi, d'épuisement après avoir laissé couler tant de larmes. D'épuisement après avoir perdu tant d'énergie. Vers le monde des songes.

— Achille, tu es là. Je t'avais dit qu'il était mauvais pour toi, non ? Pourquoi ne t'es-tu pas préservé en écoutant mes mots ?

— Patrocle, mon cher Patrocle. Es-tu de leur côté aussi ?

— Non, bien sûr que non. Je serai toujours avec toi.

— Alors aide-moi à l'oublier.

— Il n'existe qu'une seule et unique manière à ma connaissance. Ce n'est pas dit qu'elle fonctionne et si c'est le cas, elle deviendra irréversible.

— Si elle m'empêche de penser à lui, je prends. Je prendrais ce qu'il y a.

— Alors, c'est une simple potion. Elle contient toutes sortes d'ingrédients pour transformer ton cœur en pierre. Le processus n'en reste pas moins dangereux et douloureux. Ne la sous-estime pas.

— Donne-la-moi, Patrocle.

— Sache juste que si tu décides de la prendre, tu as des chances de mourir.

— Tu sais ce que c'est d'être ainsi séparé de son âme sœur ?

— N-non.

— Alors donne-moi juste cette fichue potion avant que je m'énerve.

Il me tendit un flacon plutôt esthétique avec un liquide gris miroitant à l'intérieur. Je ne m'y attardais pas le moins du monde et le bus d'une traite. Il avait une texture étrange, je la savais liquide, mais je la sentais solide dans ma gorge. Comme une cire qui durcissait peu à peu pour obstruer ma tranchée. Et qui au final empêchait l'air de pénétrer dans mes poumons.

Je suivais de très près la descente de ce produit. Sa température glaciale refroidissait le reste de mon corps, mais au moins je sentais son passage qui ouvrait mes pores. Il arpentait sans hâte dans mes tuyaux. Le plus douloureux fut en mon sens, son acheminement dans mes artères. Je le sentais me posséder de toutes parts, jusqu'à atteindre mon cœur.

Là, la douleur n'en fut que plus puissante. Plus présente. La charité n'était plus, il n'y avait qu'elle et moi dorénavant. Elle était moi et j'étais elle. Je ne discernais plus rien de la réalité, je ne me rendais compte que de sa présence. Elle m'avait tout volé, mes souvenirs, mes connaissances pour que rien ne me distraie, que je n'aie conscience que de sa présence dans mes entrailles.

J'entendis un hurlement strident et me demandais si c'était le mien. Un second le suivit rapidement ainsi qu'une troisième. Je crois que je n'entendis pas la suite parce que la douleur m'avait emporté. Je m'étais laissé faire, j'avais cédé à la tentation du sommeil éternel.

Achille, je t'en supplie, réveille-toi. Tu dois vivre.

C'était cette voix qui me guida vers le monde des vivants. Je ne savais pas combien de temps j'étais resté là, à alterner entre ces deux mondes. Je savais que ça faisait un moment.

La lumière, sans pitié, attaqua mes rétines quand j'eus essayé de soulever mes paupières. Lorsque je tournais la tête, je me dis que j'aurais préféré mourir.

Abigail était à côté de moi, tout sourire, plus rayonnante que jamais en train de me fixer de ses gros yeux pétillants.

— ACHILLE, TU ES ENFIN REVEILLE, s'exclama-t-elle en se jetant sur mes bras.

Voyant que je n'étais pas décidé à prononcer un seul mot, elle poursuivit d'elle-même. Mais je n'avais que faire de ses mots, je me réjouissais de cette potion et de ses effets. J'avais toujours les souvenirs de Chrysomallos et moi, mais je ne ressentais plus les émotions liées.

Je ne ressentais plus rien dorénavant.

J'avais transformé mon cœur en pierre. Comme lui.

Plus rien ne me retenait prisonnier de ces draps, je me sentais revigoré de mon énergie. J'étais tout neuf. Alors je me levais. Abigail ne sembla pas de cet avis puisqu'elle s'empressa de m'attraper par le bras pour m'empêcher de partir.

Je la savais manipulée par maman, mais je savais l'apprécier un minimum. Depuis quand était-elle devenue si insupportable ?

— Arrête de me materner. T'es pas ma mère.

— J-je. Tu ne dois pas avoir toute ta tête, Achille. Je suis ta femme, c'est moi, Abigail.

— Je sais que c'est toi Abigail. Mais là, j'ai pas envie de te voir. Je m'en vais voir Chiron.

J'avais besoin de voir cette Toison d'Or de mes yeux.

Qu'est-ce qui valait aux yeux de mère, plus cher que le bien être de son propre fils.

A moins que... me dis-je avec les gros yeux.

Puis je secouais la tête pour en faire partir cette stupide idée. Ce n'était pas possible.

Ce ne pouvait pas être cela, si ?

En essayant de ne pas y penser, je traçais mon chemin vers le bureau secret de Chiron. Mon instinct me disait qu'il s'y trouvait. Mais je me retrouvais bloqué quand je m'aperçus que je ne pouvais pas ouvrir cette porte.

Je frappai trois fois dessus en espérant qu'elle ne soit pas trop blindée. Je n'eus que quelques secondes à patienter avant que mon mentor lui-même ne vienne m'ouvrir.

— Est-ce que Abigail est la fille de Thétis ? Je veux dire sa fille biologique. N'essaie même pas de me mentir Chiron.

— Moi aussi, je suis heureux de te voir. Mais pourquoi me demandes-tu ça ?

— Tu l'as su avant moi, n'est-ce pas ? C'est pour cette raison que tu as si longtemps insisté pour que je n'embrasse pas Abigail avant notre mariage. Et que tu m'as fait envoyer à la guerre le jour suivant notre mariage. J'ai tort ?

Son silence en disait bien plus long que les mots. Ses yeux bien que vieux s'exprimaient avec la même aisance que celle d'un jeune. J'avais ma réponse.

Abigail ne doit sûrement pas être au courant. J'irai m'entretenir avec maman avant de savoir ce que je vais faire.

Je sortis de cette chambre aussi vite que j'étais arrivé, désirant au plus vite mettre un terme à cette histoire.

Depuis mon réveil, je ne faisais que de courir à droite à gauche. Mais je devais trouver ma mère, cette femme que je n'avais jamais trouvé plus répugnante qu'aujourd'hui.

Qui est le père d'Abigail ?

Mis à part ma chevelure et mes yeux, hérités de ma mère, je n'avais rien en commun avec Abigail. Alors il était pratiquement sûr que nous ne partagions pas le même père.

J'entrais dans son bureau en trombe, elle y était installée, le dos droit, toujours vêtue de son éternelle beauté.

— Achille, ne t'a-t-on donc jamais appris à toquer avant d'entrer chez quelqu'un ?

— Ne vous a-t-on jamais appris que l'adultère et l'inceste étaient immoraux et interdits ?

— Ne change pas de sujet.

— Ne jouez pas avec les nerfs.

— Veux-tu que Chrysomallos vive ?

Oui, bien sûr que je le veux.

— Cela m'est égal. Répondez-moi maintenant.

— Cela t'es égal ? Donc si je t'apporte sa tête maintenant, ça ne te fera ni chaud ni froid ?

Je ne répondis pas à sa question à quoi bon. Je me contentais de balancer un mère indigne en sortant sans un regard en arrière.

Désormais je comprenais pourquoi elle voulait tant que je la protège. Pourquoi ses mimiques étaient si semblables aux siennes.

Je délirais, ce n'était pas possible. Mère, comment se faisait-il que vous soyez si fourbe ? Je pensais que jamais vous ne parviendriez à me surprendre, comme quoi. Mais de là à me faire épouser ma propre sœur, il fallait être complètement fou pour avoir une idée pareille.

J'entrais en trombes dans ma chambre. J'étais de très mauvaise humeur, alors mieux valait qu'elle soit vide. J'espérais qu'Abigail cesserait de me mettre des bâtons dans les roues.

Je m'installais à mon bureau à l'abri des regards. Je devais mettre un terme à tout cela. Il fallait que je fasse parvenir une lettre à Chrysomallos. Obligatoirement.

Je me munis d'une feuille de parchemin, d'une plume d'oie blanche ainsi qu'un encrier et inscrivis sur le papier, de ma plus belle écriture manuscrite.

"Cher Chrysomallos.

Ou que tu sois, Chiron te fera parvenir cette lettre.

Il faut que nous nous voyons, à la prochaine pleine Lune sur le Mont du Soleil Levant, là où nous regardions le lever du soleil ensemble l'autre jour. Je serai là seul et tu devras en faire de même.

Nous en finirons une bonne fois pour toutes. Puisque je ne peux pas me débarrasser de mère, ce sera nous qui partirons.

-A"

Je la pliais soigneusement et la glissais dans une enveloppe prévue à cet effet avant de la sceller avec mon sceau.

Je ne pouvais compter que sur Chiron pour me la poster, il était le seul en qui j'avais réellement confiance.

Je la lui donnais en lui indiquant que c'était très urgent. Simple et efficace, il ne posa pas de questions et fis ce que je lui demandais dans un délai très court.

Les jours qui suivirent ne furent pas très intéressant, non. Il y avait là uniquement de la paperasse, des apparitions publiques au bras de ma "fiancée", un ou deux galas de charité pour témoigner de ma bonne foi. Je n'étais là que pour renforcer le pouvoir de mon père. Je ne le croisais que rarement, au détour d'un couloir, nos emplois du temps étant diamétralement opposés. Il en était ainsi, bien que très occupé, je passais la majeure partie de mon temps à bibliothèque pour essayer de remplir l'écart culturel qui me séparait de Chrysomallos.

Chiron revint avec un message pour moi. Un simple "ok" sur une feuille blanche. Je n'avais pas besoin de plus. Mais il ajouta son besoin de me parler en privé dans son bureau cet après-midi-là.

Je déjeunais en vitesse sans pour autant laisser les doutes naître dans l'esprit de mes courtisans, pour le rejoindre. La porte était légèrement ouverte, de sorte que si on ne faisait que passer par là, on ne puisse pas voir ce passage.

J'entrais en faisant le moins de bruit possible et vis Chiron, devant moi, l'air grave.

— Tu sais pourquoi je t'ai fait venir ? me questionna-t-il sérieusement.

Dois-je avoir peur ?

— Non ?

— J'ai vu Chrysomallos. Il avait l'air mal en point, bien plus que toi en tout cas. Pourtant, j'ai senti que tu étais moins puissant que lui.

J'avais omis de lui parler de la potion. Alors je me rattrapai, je savais qu'il n'allait pas valider mes choix. Mais c'était fait et même si je pouvais revenir en arrière, je ne le ferais pas.

Il me réprimanda durement pour avoir été aussi inconscient même si j'avais essayé du mieux que je le pouvais de lui exprimer mon désespoir passé. Il n'avait pas assisté à ce spectacle macabre et heureusement.

— Tu sais que je te considère comme mon fils. Alors ce que je vais te dire ne sera pas facile à entendre. Toi et Chrysomallos connaissez un cas de figure de liaison extrêmement rare. Le cas des amants maudits. Ce qui signifie qu'il y aura toujours quelqu'un qui parviendra à vous séparer. A vous faire souffrir.

— Et si je me débarrasse juste de mère ?

— Ce n'est pas aussi simple, il y aura toujours quelqu'un d'autre, jusqu'à votre mort.

— Alors nous nous tuerons.

C'était ma conclusion et je mettrais tout en œuvre les prochains jours pour que je puisse m'en aller en paix tout en épargnant pas ma mère.

Je m'activais à trouver le plus de choses possibles pour inculper Thétis, je fis tout pour l'éloigner de mon père, le roi Pelée. Ce vieil homme n'avait rien à voir avec ses manigances.

Je travaillais jour et nuit, matin, midi et soir pour qu'à la pleine lune tout soit réglé.

Au jour tant attendus, mes maux revinrent. Comme si ce n'était pas moi mais le destin qui avait décidé de la date de rendez-vous. Cette potion n'avait duré que quelques semaines si ce n'était moins. Je n'avais pas voulu compter les jours. En faisant toutes ces révérences au peuple pour paraître réel et bon aux yeux du peuple.

Je ne vivais plus et ce pas depuis quelques jours, non. Je survivais et ce depuis que Chrysomallos m'avait quitté.

Reprononcer ce nom me fit un effet étrange sur la langue. Comme si je me laissais la liberté de refaire quelque chose que je m'étais un long moment interdit de faire. Ce qui était en fait le cas.

Je soufflais une dernière fois avant de monter sur l'estrade. J'allais dire au revoir à ce monde après avoir dénoncé toutes ces preuves que j'avais accumulées au fil de mon séjour. J'allais en finir une bonne fois pour toutes.

— Chers habitants, chères habitantes.

Je fis une pause, nul n'avait l'habitude de se faire appeler ainsi. Ils avaient l'habitude du mes chers sujets. Mais pas avec moi. Pas aujourd'hui.

Je les laissais s'étonner avant de leur demander le silence pour m'exprimer.

— Bien, faites le silence. J'ai une chose de la plus haute importance à vous faire passer. Je démissionne.

Voilà que d'autres exclamations de surprise retentissent. Mon père allait bientôt mourir et il était certain que j'allais lui succéder en tant qu'unique héritier. Or, la constitution stipule clairement que l'héritier au trône dispose de celui-ci comme bon lui semble.

Alors j'en faisais ce que je voulais. Ni plus ni moins.

— Faites que la reine Thétis et la princesse Abigail soient toutes les deux expulsées du palais. Exilées s'il le faut mais qu'elles ne remettent jamais les pieds sur un trône. J'ai réuni toutes les preuves, mais j'ai décidé que je n'allais rien dire car cela relève de l'ordre du privé. Deux dernières requêtes, occupez-vous bien de père pour qu'il ait une belle mort et faites en sorte que ma mère et ma fiancée quittent ce palais avant la tombée de la nuit. Je m'en irai juste après aux côtés de Chiron. Merci de m'avoir écouté, bonne continuation à tous et toutes.

Je rentrais à l'intérieur, légèrement frileux à cause de ma faiblesse qui s'accroissait de jour en jour. Je maigrissais à vue d'œil et si je n'avais pas Chiron de mon côté, je ne serais pas au point où j'en étais.

— Tu vas bien, mon garçon ? me demanda-t-il lorsque je tombais sur lui à cause d'un de mes malaises quotidiens.

— Oui, t'en fais pas. Allons-y.

Je me tins comme je pus à lui pour avancer jusqu'à ma chambre. J'avais sans cesse une envie de tout rejeter avant même que la nourriture ne pénètre mon organisme.

Je retrouvais Chiron, habillé simplement d'une cape sans rien d'autres qu'une épée. J'avais décidé d'en finir ce soir, alors cela ne servirait à rien d'apporter ce surplus. Je savais qu'à partir du moment où j'étais monté à dos de ce centaure centenaire, je ne ferais que me rapprocher de plus en plus de Chrysomallos. Il ne pouvait pas en être autrement. La Faucheuse sonnait son glas et je m'étais engagé à ne pas la repousser. Quoi qu'il m'en coûte.

Je suis prêt à accepter ce destin qui était le mien.

Mon corps remuait au rythme des pas de Chiron, je tentais de me concentrer sur le vent qui frappait délicatement mon visage, sur les sons qui rendaient la forêt vivante, sur les odeurs qui se mélangeaient au gré des allers et venues de chacun. Tout cela formait une mixture délicieuse dans mon cerveau, que je pris soin de mémoriser pour noircir des pages et des pages de ses sensations à la fois si simples mais aussi si uniques.

Je le faisais avec une attention particulière.

Parce que je savais que c'était la dernière fois.

Mais la prochaine m'attendait dans une autre vie.

— Tu peux me déposer ici, Chiron. Merci pour tout. Tout cela se conclura dans 2 heures.

— T-tu es sûr de toi hein, Achille. Il y a d'autres solutions, tu sais ? me répondit-il en effaçant une de ses larmes.

— Non, Chiron. Tu me l'as toi-même dit. Nous sommes les amants maudits. Seule la Faucheuse peut nous sauver. Merci pour tout. Je ne sais pas ce que je serais devenu sans toi, Chiron, répétai-je sincèrement. Puissions-nous nous retrouver.

— Puissions-nous nous retrouver.

Il avait fait en sorte de prononcer cette phrase en écho à la mienne alors je pris soin de la laisser partir au vent. Que nos mots décorent le vent et que chaque voyageur qui emprunteraient ce chemin garde en mémoire, le destin tragique d'Achille, le vainqueur de la guerre de Troie, mais aussi, Achille, l'amant maudis, ainsi que, Achille, l'homme tout simplement.

Je gravissais cette pente pour la dernière fois. Il y avait beaucoup de dernière fois aujourd'hui. Mais cela ne signifiait pas la fin de tout. Toute fin est synonyme du début d'autre chose. Toute mort indiquait la naissance d'un autre.

Plus tard, demain ou dans quelques années, naîtrait un Achille, plus beau, plus sage, meilleur que moi qui aimerait d'un amour plus juste, plus fou, plus pure un Chrysomallos tout aussi parfait que celui que j'avais eu la chance de connaître aujourd'hui.

Aujourd'hui était la fin de notre histoire mais aussi le début d'une autre encore plus belle.

Désormais au point culminant, je courus à en perdre haleine. Je suivais son essence sans y réfléchir à deux fois. Et quand je me retrouvais face à lui, toutes mes appréhensions s'échappèrent.

Rien n'aurait jamais pu empiéter sur sa beauté éthérée. Pas la boue sur ses vêtements, pas les branches et les feuilles dans ses cheveux, et encore moins toutes ces blessures qui recouvraient son corps. Rien de tout cela, je me fichais de ce que mes yeux voyaient parce que je m'étais juré de ne le regarder qu'avec mon âme. Elle seule était capable de voir les choses à leur juste valeur, d'une sagesse sans fin, elle était la seule vision qui existe n'ayant pas été obstrué par la cécité humaine. La bêtise et l'avarice humain.

Sans un mot, nous nous observions. Longuement. Et lorsque nous décidâmes que c'était suffisant, nous échangeâmes un baiser ardent. Il renfermait en son sein tous les mots que nous aurions pu prononcer, toutes les phrases que nous aurions pu aligner, bien plus de lettres que l'alphabet nous le permettait.

Je sentis mes larmes dévaler le long de mes joues. Silencieuses, discrètes mais pas invisibles. Je les sentais descendre de mes yeux et atterrir à la commissure de mes lèvres. Elles contenaient mille et une excuses que Chrysomallos balaya d'un coup de main.

Lorsque nous dûmes reprendre notre souffle tous les deux, la séparation ne dura que quelques secondes. Si cela avait mis davantage de temps, nous aurions suffoqué. Parce que cela ne devait pas se passer ainsi. Non.

Cette seconde fois, nous n'avions plus tous les deux la main sur ce baiser. Non. C'était Chrysomallos qui maintenait mon visage en couple pour nous lier brutalement par les lèvres. Sa poigne me défiait de laisser échapper d'autres larmes. Ses yeux clos m'empêchaient d'avoir accès à son âme mais il savait parler avec le langage corporel.

Mes mains à moi tremblaient tellement que le manche faillit glisser au sol. De mes dix doigts je le gardais solidement prisonnier. Il fallait que je le fasse.

Je choisis donc cet instant pour nous connecter d'une dernière manière. Cette lame pure porterait à tout jamais les traces de notre mort sur elle. Elle transperça d'un geste simple nos carapaces fragiles. Les gémissements que nous aurions dû produire furent avalés par l'autre. Ses deux yeux s'ouvrirent d'un coup surpris, mais il me faisait confiance.

Il me faisait tellement confiance qu'il acceptait de traverser la mort avec moi.

Le sang nous coulait par ce trou béant, mais quand bien même nous n'avions pas commencé notre vie ensemble, nous l'achevions connectés l'un à l'autre.

Le clair de cette pleine lune braqué sur nous, au moment de lâcher notre dernier souffle, nous nous consumâmes pour rejoindre les étoiles. Cette nuit-là, une nouvelle constellation naquit, dans une langue étrangère que seuls nos proches déchiffreraient.

Puissions-nous nous retrouver.

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