Tome III - Chapitre septième

Je fronce les sourcils et le suis à travers la nef de l'église. Au fond, un morceau de tapisserie vieillot cache une porte. Quand on arrive devant, je soupire un bon coup. Hier, je lui ai parlé en tant qu'inconnu. Aujourd'hui, je vais lui parler en tant que... Je n'en sais rien ! Je secoue la tête et tape du poing sur ma cuisse pour me calmer. Aucun bruit derrière la porte.

Je n'arrive toujours pas à croire qu'elle était encore là, il y a à peine quelques jours. Je l'ai raté de si peu ! J'aurais pu avoir toutes les réponses aux questions que je me pose depuis si longtemps. Peut-être qu'Aedan m'aidera à y voir plus clair. Même si j'aurais préféré que ma mère me le dise de vive voix !

_ Aedan ?, m'exclamé-je.

Ma voix rebondit sur les murs comme une balle. Rien à faire, il reste silencieux.

Aedan ouvre une porte défoncée par le temps, mais silencieuse bizarrement. Je me dirige vers celle-là et la décale pour la refermer derrière moi. La poignée, ronde et dorée, brille sous l'effet des rayons du soleil à travers le toit troué de l'église. Ma main se pose doucement dessus et tourne la boule clinquante. La porte se pousse toute seule et mon regard se glisse à l'intérieur.

Un escalier hélicoïdal, tout en rouages et en écrous de couleur cuivrée s'insère étroitement dans un puit montant sur quelques mètres. Je monte la première marche avec précaution et le reste suit tout seul.

J'arrive devant une autre porte, un peu bizarre à vrai dire. Il n'y a pas de poignées, seulement un gros engrenage relié à plusieurs autres plus petits, cette fois. Une grosse flèche partant vers la gauche indique de le tourner. Aedan enfonce ses doigts entre les espaces vides et force un bon coup. Le système d'ouverture grince et finit pour céder. Une grosse fumée poussiéreuse se propulse dans la cage d'escalier lorsque la porte s'avance vers nous. Je balance ma main de haut en bas pour ne pas m'étouffer et tire sur l'engrenage pour pouvoir passer.

Une pièce circulaire, toute sale et sentant le renfermé, éclairée par le soleil passant par le plafond troué. Deux étagères, pleines de papiers vieux comme le monde. Ils ont l'air de ne pas avoir bougés depuis plusieurs années. Plusieurs objets inconnus et très mystérieux surplombent certaines piles de feuilles. Au centre, un bureau jonché de manuscrits écrits à la plume. Une bougie à moitié consumé par une flamme invisible. Et un cadre photo aussi âgé que la forêt de Laina. Je le tourne et essuie la poussière dessus. Une photo d'Aedan, souriant devant un étale de légumes. Et une photo de moi, marchant dans les rues de Laina, avec mon fusil sur l'épaule, sortant pour aller chasser.

C'est le bureau de ma mère.

Une envie de pleurer me gagne mais je lève la tête brusquement pour éviter à toute larme de tomber. Je repose le cadre doucement et regarde encore autour de moi. Au fond de la pièce, une cage dorée pleine d'ornements renferme une tenue d'un style que je n'ai jamais vu. Je vais pour m'en approcher un peu plus mais un déclic derrière moi me fait sursauter.

Un soldat, brandissant un long canon évasé au bout, me vise avec un air perdu. Dès qu'il voit le visage d'Aedan, il soupire en baissant son arme.

_ Tu m'as fait peur ! Je pensais que c'était un espion !

_ Toi aussi, tu m'as fait peur !, répond Aedan. T'inquiète pas, c'est un fouineur de Faniath.

Aedan me pointe du menton en tapant sur plusieurs chiffres à la suite sur un boitier fixé au mur.

_ Tu as déclenché l'alarme en ouvrant la porte de ce bureau. Je suis arrivé aussitôt. Qu'est-ce que tu fais dans le bureau d'Elise ?

_ On cherche quelque chose. Redescends-donc, ils doivent sûrement avoir besoin de toi.

Le soldat le salue et referme derrière lui. Aedan soupire et sort un objet de son manteau. Mon Wheellock.

_ Faut que tu l'ouvres, Nam.

_ Tu sais comment le trouver ?

_ Non, je n'ai pas encore cherché.

Aedan s'étend au-dessus du bureau pour me tendre mon arme.

_ Alors on va chercher ensemble !

Il revient s'installer près de moi et je m'assieds en tailleur sur le fauteuil derrière le bureau. Je l'examine sous toutes les coutures. Je passe mes doigts sur toutes les failles et les bosses alors qu'Aedan me propose des idées d'ouverture. Je le tourne dans tous les sens sans même trouver un moyen de savoir comment repérer une quelconque brèche. Je soupire et lui tends l'arme.

_ Tu en penses quoi ?, lui demandé-je.

_ Je n'en sais rien. Il faut que l'on regarde plus précisément. Je ne sais pas ce qu'il peut y avoir à l'intérieur mais...

La voix d'Aedan ne devient plus qu'un murmure quand mes yeux font le voyage entre un fusil dans un coin et le Wheellock. Un détail qui a son importance. Un détail qu'on ne peut pas loupé, tellement il est gros.

_ Aedan ?

Il relève la tête vers moi en poussant un petit bruit de fond de gorge. Mes yeux se posent sur l'extrémité basse du Wheellock.

_ La boule...

Il suit mon regard et mets le canon vers le bas.

_ C'est usuel pour un Wheellock d'avoir une boule en bas de la crosse. C'est la même chose pour pratiquement tous les vieux modèles terriens.

_ Terriens ? Mais pourquoi me donner un vieux modèle quand les plus récents sont dix fois, voire cent fois plus performants ?

Je réquisitionne l'objet des mains d'Aedan et examine la partie de plus près. A la frontière entre cette dernière et la crosse, les initiales de ma mère et moi attirent mon œil. Je tente d'appuyer sur chaque lettre dans le sens de la lecture mais ça ne fonctionne pas. Elles refusent de bouger.

Mes yeux descendent sur les motifs. Quatre quartiers représentant des traits dispersés au milieu de deux branches de feuilles gracieuses. Les feuilles remontent pour former des courbes, pour toucher une ceinture de plusieurs boutons griffés d'un trait allant dans différentes directions. Le dessous de la boule est la réplique inverse.

_ A ton avis, comment on l'ouvre ?, me questionne Aedan.

_ Si je le savais, elle le serait déjà, je te signale.

Aedan sourit à mon pic mais je reste sérieuse. Mes yeux scrutent chaque détail de la boule pour enfin mettre le doigt sur quelque chose.

_ Regarde les traits sur les points à la ceinture. Ce qui serait logique c'est qu'ils soient tous dans le même sens et pas...

En même temps que je parle, mon ongle du pouce se cale dans une des entailles et tente de tourner le bouton pour que le trait soit horizontal. Et ça tourne ! On entend un cliquetis et Aedan et moi nous regardons en ayant la même idée. Nous tournons tous les boutons pour qu'ils soient tous horizontaux.

_ Prête ?

Je fais oui de la tête et pivote le dernier bouton jusqu'à entendre le dernier cliquetis.

Une petite pellicule de poussière s'échappe de la boule et la ceinture se replie sur elle-même vers l'intérieur. Une couche noire d'une matière inconnue fait de même et un verrou se fait entendre. Mes deux mains prennent chacune des parties de la boule et je l'ouvre comme un fruit mûr.

Sur un socle de couleur doré, un vieux papier jauni par le temps se laisse entrevoir à la lumière de la lanterne du chevet. Je le prends à deux doigts et la boule se referme dans les mains d'Aedan.

J'inspecte la texture du papier et l'ouvre. Plié en huit, le morceau devient une lettre où écriture douce a vieilli. Je commence à lire la lettre à voix haute pour qu'Aedan soit aussi témoin du discours silencieux de la femme qui m'a conduite jusqu'ici.

Ma chère Nam,

Si tu as cette lettre dans les mains, c'est que tu as réussis à arriver à un point que jamais je n'aurais espérer. Lorsque tu rencontreras Aedan, si tu ne l'as pas déjà fait, tu seras sûrement surprise par la ressemblance qu'il a avec toi, à peu de choses près. Mais je serai là pour tout t'expliquer, si jamais tu n'as pas trouvé cette lettre avant.

Aedan était avec moi quand j'avais besoin d'aide et Connors n'était pas là. Quand j'ai accouché, Connors t'a emmené dans ses bras et t'a éloignée de moi sans même savoir si j'allais bien. Et je me suis retrouvée seule.

_ Vous étiez au courant ?, crié-je à Aedan, furieuse.

_ Non, ça, je l'apprends en même temps que toi, Nam.

Il est sincère. Avant de perdre la tête, je la secoue et reprends ma lecture.

Je vais devoir quitter Acropolis. Jera et Aedan vont m'aider à aller à Osgor. Nous avons commencé à monter un plan pour la milice, afin de récupérer la Capitale et d'éradiquer le pouvoir de Connors. Nous devons partir pour tout mettre en route.

Tu vas sûrement m'en vouloir de t'avoir laissée seule dans ses bras. J'ai tenté de te récupérer mais il m'a mise à la porte, me reprochant de lui avoir donné une fille au lieu d'un fils, pour reprendre les commandes après lui. Je dois donc quitter la Capitale, sans toi. Je ne me sens pas chez moi, ici. Loin de là, même ! Je sais que tu ne seras pas comme lui, mais il fallait que je nous protège ! Je te demande pardon, ma chérie !

Dès que tu auras finis de lire cette lettre, tu devras venir nous voir, Aedan et moi, pour que l'on t'explique comment tout va se dérouler, pour toi et pour notre milice. Je suis terriblement navrée de t'avoir embarquée dans mon combat mais tu es la seule qui aura assez de force de caractère pour arrêter ton père, avec l'aide des autres.

J'ai toujours su que tu serais une fille forte. Pendant que je te portais, tu me donnais beaucoup de coups de pieds. Tu m'as donné du fil à retordre. Tu tiens de moi ! Je me dis qu'un jour, tu battras ton père pour faire régner la paix à nouveau, comme tu as frappé mon ventre. Je l'ai toujours su. Je prie pour que tu sois une femme pleine de bonté et de courage dans ton futur. Et si tu es là où tu dois être en cet instant précis, en train de lire cette lettre, c'est que j'aurais bien rempli ma part du marché.

Fais confiance à Aedan, ma fille. Il t'aidera. Et il est plus important que tu ne le crois. C'est mon meilleur ami.

Je t'ai tenu une seule fois dans mes bras pour le moment. Je ne t'ai parlé qu'une fois. Et c'était pour moi le plus bel instant de toute ma vie. En espérant qu'il y en aura d'autres, à l'avenir.

Je t'aime plus que tout, et prends soin de toi.

Ta mère qui t'aime,

Elise.

Mes yeux sont embués de larmes. Je lève mon regard vers Aedan et fonds dans ses bras comme une madeleine. Il me serre fort contre lui en caressant ma tête.

Ma mère était une femme forte et indépendante. Je le ressens au travers de ce qu'elle a laissé derrière elle. Mais j'aurais tellement voulu la connaître de son vivant !

Elle ne savait pas qu'elle n'aurait plus la chance de me voir. Sauf dans mes rêves les plus fous. Je ferai ce qu'elle attend de moi. Je détruirai mon père. Parce qu'il fait du mal à Atorn. Parce qu'il m'a enlevé à ma mère. Parce qu'il m'a battu. Parce qu'il fait le mal autour de lui, à travers les quatre duels, à travers les traitements odieux et les pillages de son armée dans les villes du Sud. Mais aussi parce qu'il croit qu'il a tout gagné.

Seulement je suis encore debout. Et je ne vais pas m'arrêter là.

_ Je ne veux pas parler de la lettre. La lecture est bien suffisante.

_ D'accord...

Je hoche la tête et éclaircis ma voix avant de reprendre.

_ Alors comme ça, c'est son bureau ?

_ Oui. Elle venait tout le temps là pour travailler. Ou pour être seule. Quand on a su que Kasey t'avait retrouvé, elle est restée ici pendant près de deux jours en priant pour que tu ailles bien. Kasey ne pouvait plus communiquer en dehors de Laina.

_ De quoi est-elle morte ?, murmuré-je.

Aedan a du mal à le dire mais il combat son envie de se taire malgré tout. Je sais, c'est dur. Mais j'ai le droit de savoir.

_ Un convoi de soutien envoyé à Derin. On pensait que l'Armée n'était pas encore passée par là mais on a eu de fausses informations. Ils se sont faits repérés par une troupe de quinze hommes qui les attendaient à l'entrée de la ville. Un seul homme en est revenu. Nous avons retrouvé tous les soldats en mission. Mais pas Elise.

_ Comment vous savez qu'elle est morte si vous n'avez pas retrouvez son corps ?

_ Il y avait beaucoup de sang. Et son journal aussi.

Le souffle court, je secoue la tête de haut en bas et me retourne sur la cage. Je fais signe à Aedan de venir à côté de moi, puis reviens sur la tenue.

_ C'est quoi ça ?

_ C'est sa tenue en cas d'assaut. Elle la portait lorsqu'elle devait partir pour aller aider les pauvres lors des déplacements de la milice. Le jour où elle est morte, elle ne l'a pas portée. On n'a pas su pourquoi. Il y a une légende dessus maintenant, comme quoi cette tenue protégerait de la mort elle-même la personne qui la porte.

_ Je vois...

Je tends les mains, ouvre les grilles de la cage et libère l'accès à la tenue. J'entre dans la cage et je tourne autour d'elle.

Une sorte d'exosquelette recouvert entièrement d'écailles d'or. Vraiment splendide.

Un casque avec une vitre fumé pour cacher le visage.

Sous ce dernier, un col de près de dix centimètres à trois épaisseurs, dont les bords recourbés. Il descend en V sur le dos et la poitrine. Une plaque de métal doré moulé sur un torse féminin, surmonté d'une boucle de ceinture en or, décore le tout jusqu'au-dessus des clavicules.

Plaqué sur le côté gauche du col, une épaulette de la même matière recouvrant tous les os de l'épaule gauche. Accrochée comme une bandoulière, faisant le lien entre l'avant et l'arrière en passant sous l'aisselle droite, l'épaulette sert aussi de porte-fusil au dos.

Une ceinture entoure la taille. Celle-ci, dont le côté gauche descend sur la cuisse, offre un fourreau pour une petite arme. Le bas entoure le dessus du genou pour éviter à l'arme de fouetter la jambe quand la personne est en train de courir pour éviter un sort funeste.

Des chaussures plates, fondues aussi sur l'or, souligne la tenue complète.

Une véritable combinaison !

_ Ma mère a fait ça elle-même ?

_ Oui, avec l'aide d'un ami armurier. Jeb

L'image des cousins de Faniath me revient en mémoire et je souris malgré moi. J'aimerais les voir. Les regarder se chamailler pour tout et rien me manque. Mais je n'aurai pas cette chance.

_ Je pense que tu devrais la récupérer.

_ De quoi ?

Aedan me montre la tenue de sa main en me faisant un petit sourire.

_ Ça ne sert à rien de la laisser croupir sous la poussière alors qu'elle pourrait servir. Tu dois faire sa taille, en plus.

Je fixe longuement la tenue complète. Tout ceci ? À moi ?

_ Non, je ne peux pas...

_ Qui la porterait ? Moi ?, rigole-t-il. Je serai très heureux de te voir dedans.

Je regarde Aedan et affiche un rictus au final. Il me ressemble tellement que c'en est flippant !

Je reviens sur la tenue et remarque quelque chose sur le poignet gauche. Une montre. Je regarde celle que j'ai au mien. La mienne que j'ai cassée lorsque j'ai plié en deux ma bagnole, après avoir fait sortir Kasey de Laina. Je soupire à ce souvenir. Tout ça remonte à si loin ! Et dire que ça fait déjà un mois, plus ou moins, que je l'ai rencontré et qu'il a changé ma vie ! J'ai l'impression d'avoir pris vingt ans !

_ Prends-là, sincèrement, Nam.

Je fais un « oui » timide et retire l'exosquelette. Je me tourne vers Aedan et lui demande comment l'enfiler. Il appuie sur la montre et la tenue s'éventre dans le dos. Je m'écarte et inspecte l'intérieur. Tout noir, en écailles.

Je respire un bon coup et saisis les parois. Je mets mes deux pieds et rentre complètement dans l'objet.

_ Je nage un peu dedans !

Soudain, la tenue se referme et se compresse pour se coller entièrement à ma peau. Une fois que la tenue est en place, je saisis le casque. Mon visage n'est pas touché par les parois. Il ne se rétrécie pas. Et, malgré la vitre fumée, j'arrive à voir comme si je n'avais rien devant les yeux.

Aedan s'immobilise. Ses yeux vont de haut en bas et il ne pipe mot.

_ Ce n'est pas bon, c'est ça ?

_ On dirait elle... Même la voix...

Je rougis à l'idée que je ressemble comme deux gouttes d'eau à ma mère.

_ Viens devant le miroir ! Il faut que tu te voies !

_ Attends ! Comment je marche ?

_ Simplement. Ce n'est qu'une combinaison.

Je récupère mes vieux vêtements et... C'est fou ! Je me sens presque à poil avec ça !

Je suis Aedan à côté d'une étagère. Il s'installe à côté de moi en me regardant me diriger vers l'endroit qu'il m'a indiqué quelques secondes plus tôt. Je cherche le miroir et le trouve, accroché au meuble. Je retire mon casque et le coince entre mon bras et mon bassin.

C'est évident, j'ai l'impression de voir ma mère, avec plusieurs années en moins ! Même si je ne l'ai vu qu'en photo. C'est assez flippant d'ailleurs ! Je secoue la tête et reviens sur mes pas, pas trop chamboulée.

_ Bon, maintenant que la séance de relooking est finie, je dois te montrer ça, dit-il en me souriant.

_ Attendez, il faut qu'on parle de la milice.

_ Oui. Assieds-toi, je t'en prie.

Je m'exécute et l'analyse le temps qu'il commence à parler.

Il a des ridules aux coins des yeux, à force de rire ou de sourire, peut-être. Mon père, c'est à cause de ses crises et du fait qu'il est tout le temps sur les nerfs, tout le temps en train de contrôler, c'est pour ça qu'il les a. Sinon, Aedan a pratiquement tout d'un véritable chef. Une tête à faire peur.

_ La milice a été créée quand Connors a pris le contrôle sur Atorn. Il a éradiqué le pouvoir précédant en impliquant des personnalités très haut placées dans la hiérarchie et a créé de fausses preuves pour les retirer de son parcours. Il s'est fait une réputation de saint, presque. Jusqu'à ces dernières années. Depuis près de vingt ans, il prône le fait qu'il ne doit y avoir que deux classes sociales : les pauvres et les riches. Ces derniers étant ceux qu'il faut absolument protéger. L'autre devrait être éradiquée.

_ Je sais ce que pense Connors. Ce que je veux savoir c'est ce que la milice a à voir avec tout ça.

Aedan soupire et finit par se lever pour faire les cents pas derrière son bureau.

_ La milice a été fortifiée deux ans avant que ta mère ne parte de la Capitale. Jera en est le fondateur et Elise en était la dirigeante. Depuis sa mort, c'est moi qui suis aux commandes.

_ Je vois. Qu'est-ce que vous comptez faire maintenant ?

_ Nous sommes en train de mettre au point un plan d'attaque sur Acropolis. Comme tu dois sûrement le savoir, Clark Le Laborantin a conçu le Pluratium et Connors veut l'utiliser sur les villes du Sud. Il a déjà frappé Laina. Seulement, ils ont eu du retard sur la production des autres ogives. Quelques-uns de nos hommes ont réussis à s'introduire dans leur base et à détruire les machines qui lanceront les autres contenants. Nous avons gagné seulement quelques jours de répit mais ça ne durera pas éternellement.

_ Et qu'est-ce qu'il va se passer maintenant ?

_ Il faut que l'on sache quand vont être lancées les ogives, où et pour quelle destination.

_ J'ai peut-être quelqu'un qui pourrait nous aider à savoir.

_ A qui tu penses ?

_ Turner, le chef des gardiens à la prison. Water, le robot que j'ai là-bas ne nous sera d'aucune utilité, malheureusement. Je l'ai mis en veille avant de partir, si mes souvenirs sont bons.

_ Turner a été replié au Sud, il n'est plus là-bas. On l'a fait évacuer en même temps que Gio et Iori, le soir de l'émission.

Voilà pourquoi je ne le voyais pas pendant tout ce temps !

_ Où est-il ?

_ Après tout ce qu'il a fait pour nous, il est retourné auprès de sa famille. Nous les avons fait déménager, au cas où l'Armée voudrait retrouver sa trace. Il vit sur une des îles des Contrées. Eren, je crois.

_ Je vois.

Les îles des Contrées sont des îles perdues en mer, au Sud. Il y a tout un archipel là-bas mais il est très difficile d'y accéder, sauf par voie maritime. Le vent est trop puissant en altitude pour pouvoir y accéder, d'après des rumeurs.

_ Nous avons une équipe de hackeurs qui travaillent sur le projet des ogives. Ne t'en fais pas, dit-il en s'asseyant à l'avant du bureau devant moi.

_ Et si jamais ils ne trouvent rien ?

_ Nous devrons passer à l'offensive.

Il a un regard triste quand il emploie ses mots. Il redoute cette situation. Mais malheureusement, si jamais son équipe de hackeurs échoue, ça sera peine perdue pour nous. Et nous devrons faire face à des morts, dans les deux camps. Que ce soit des riches ou des pauvres. Ce sera véritablement la guerre civile. Et pas qu'au Sud.

_ Pourquoi vous n'êtes pas venus me chercher après être partis d'Acropolis avec ma mère ?

Aedan est dérouté par ma question. Il racle sa gorge et glisse sa main dans ses cheveux, qui retombent sur les côtés de son visage.

_ Nous voulions te récupérer. Nous avons tenté notre chance plusieurs fois. Seulement on nous a tout le temps barré la route.

_ Et après que je sois partie ?

_ Tu étais surveillée ! Nous n'avions pas mis encore en place tout notre système défensif ! Nous ne pouvions pas t'accueillir ici !

_ Et alors ? Dans une autre ville ? Près d'ici ?, m'exclamé-je en me levant.

_ Nam, s'il-te-plaît...

_ Pourquoi vous n'êtes pas venus me chercher ?!

Aedan soupire et ouvre la bouche pour me dire la chose que je ne voulais entendre depuis que j'ai compris que ma mère était morte. Enfin partie, quoi...

_ Parce que tu étais trop importante pour que l'on te mette en danger ! Quand tu vivais seule, tu n'existais plus pour Connors vu qu'ils avaient perdu ta trace, parce que justement, tu étais seule ! Mais quand il a appris la rumeur comme quoi une milice avait été formée, il a voulu remettre la main sur toi, parce qu'il savait que tu pouvais être une ennemie ! C'est à ce moment-là que Kasey et son père t'ont trouvé ! C'était pour te sauver ! Connors te voulait pour tuer tout espoir de paix ! Il ne pouvait pas te tuer comme ça, alors il t'a forcé la main en te proposant indirectement les duels ! Et t'as foncé tête baissée !

_ Kasey et son père ?

Ma voix est pratiquement inexistante.

_ Kasey était seul quand je l'ai trouvé.

_ Son père s'est fait tuer en faisant diversion, pour qu'il puisse descendre au garage, le soir où tu l'as rencontré.

Aedan soupire. Et moi, je comprends. Mais je ne m'attarde pas là-dessus.

_ Mais j'ai réussi à en sortir ! Ça, ça compte !, dis-je fortement.

_ Et tu t'es admirablement conduite, là-bas !

Mais pourquoi ? Pourquoi moi ?

_ Quel est le lien ? Pourquoi je suis censée être votre porte de sortie ? Pourquoi ?

_ Parce que ta mère avait confiance en toi. Et parce que tu étais et sera toujours la seule faiblesse de Connors.

Aedan se lève et passe à côté de moi.

_ Viens par-là, je vais te montrer quelque chose. J'en ai marre de discuter de ça.

Je retire la combinaison et avance vers le bureau, laissant Aedan faire ce qu'il a à faire. Il est plein, rempli de tiroirs avec seulement un renfoncement au centre pour pouvoir mettre les jambes. Je fouille tous les tiroirs et remarque plusieurs papiers et plans, notamment de Laina et de l'immeuble de l'Armée. Je trouve aussi une carte d'Atorn que je déplie en entier sur la table. Une ligne rouge épaisse fait le voyage entre Laina et Acropolis. Exactement le même chemin que Kasey et moi avons pris. Cependant, Faniath n'est pas sur la carte. Le détour qu'on a fait par la forêt ne se voit pas sur la feuille. Je replie le plan et le range.

J'examine le bureau. Un pot de stylo en cuivre, le cadre avec les photos d'Aedan et moi, une petite statuette en fil de fer tournés en arabesque et en courbes. La forme ne m'est pas tellement inconnue. Elle avoisine presque le tatouage de mon père. Je m'approche un peu plus et remarque un bouton en or au milieu de l'ensemble en cuivre. Je pousse dessus et un bruit sourd venant de la gauche nous surprend, Aedan et moi. Il a les mains posés sur le mur mais à un mètre de ce qui attire notre attention.

_ C'est toi qui a fait ça ?, me demande-t-il.

Je pointe le bouton du cadre et me lève.

Sur le mur, un large rectangle se dessine et un léger nuage de poussière s'en extirpe. Je me lève et m'avance. Je me poste devant et palpe le contour de la forme. Je fronce les sourcils et tapant dessus. Le bruit sonne creux. Je pose mes deux mains à plat sur la surface et pousse doucement. Avec la pression, le rectangle recule et se décale sur la gauche, laissant place à un renfoncement dans le mur contenant plusieurs choses.

_ Je cherchais ça, justement. Je ne savais pas comment elle l'ouvrait, m'avoue Aedan.

Des cahiers, par dizaines. Tous petits, en cuir, refermés par des lanières fines en cuir noués par de simples nœuds. Je tends ma main et en saisis un. La couverture s'est craquelée avec le temps et le confinement du coffre dissimulé dans le mur. Le cuir est marron clair, fissuré par des lignes discontinues encore plus claires que la couleur du livre.

_ Je devrais te laisser. Tu veux sûrement être seule pour voir tout ça.

J'en prends quelques-uns et me reporte au bureau, sans même faire attention à lui. Au rythme de ses pas quittant la pièce, j'en ai saisis trois ou quatre que je jette sur le bois. Je retire la montre et la pose sur le bureau. Je prends le premier livre qui me vient sous la main et l'ouvre.

Une écriture manuscrite recouvre toutes les pages. Celle de ma mère. Elle tenait des journaux de bord. Je tourne la première et découvre une des initiales.

E.O

Je tourne encore une page et tombe sur la première journée du livre.

4 Août,

Aujourd'hui, Jera Schwaps m'a confié que la milice était prête à m'accueillir, dès que je serai sortie de la Capitale. Il va me conduire aux portes d'Acropolis pour me laisser entre les mains d'une troupe de gardes de la milice, avec l'aide d'Aedan. Ils me conduiront là-bas. Jera ne peut pas nous accompagner. Il doit absolument rester ici, à la Capitale, pour avoir un œil sur les faits et gestes de Connors.

Je l'ai supplié de venir avec moi, de fuir ensemble. Mais il n'a pas voulu, me faisant comprendre que même s'il le voulait, il ne le pouvait pas. Pour le bien de notre mission.

Je tourne plusieurs pages avant de m'arrêter à une date choisie au hasard.

4 Septembre,

Nous avons un gros souci. Enfin, j'ai un gros souci. Ce matin, le médecin est venu me voir pour un examen médical. Chose habituelle depuis que je suis ici. J'en ai un tous les mois. Mais je vomis depuis deux jours sans arrêt, alors une séance s'impose. Seulement, ce matin, j'ai appris une nouvelle. Bonne ou mauvaise, je ne sais pas encore mais je doute que je puisse en sortir quelque chose de positif.

Je suis enceinte d'un mois. J'attends un bébé... Je n'ai pas encore prévenu Jera, ni même Connors. Seul mon médecin et Aedan sont au courant. Qu'est-ce que je ferai sans mon meilleur ami ? Et sachant que le médecin est tenu au secret professionnel, je suis couverte de ce côté-là, et seulement si je tiens ma langue dans ma bouche, ainsi qu'Aedan. Mais je n'ai pas beaucoup de temps. Et j'ai des doutes quant à mes engagements envers Connors. Aedan était là quand j'en avais besoin... Connors m'a laissé... Je suppose que c'était un écart de conduite. Mon ventre va grossir et je ne vais pas pouvoir le cacher indéfiniment.

Je ne sais même pas ce que je vais faire. Je ne veux pas que mon enfant grandisse dans un environnement pareil. Surtout pas avec un père tel que Connors. Ce serait du suicide ! Si seulement il pouvait être d'Aedan ! Ce n'est pas un monde pour élever un enfant, surtout à cette époque. Il vivrait dans la misère et la révolution si jamais je partais avec lui. Mais au moins, il sera en sécurité avec moi. Pour une durée indéterminée. Pourvu que ce soit une fille...

Je tourne encore plusieurs pages et me rends compte que le jour de l'accouchement et dans un autre livre. Je fouille dans le tas que j'ai pris et ne trouve pas celui que je cherche. Je retourne au coffre et en prends encore le triple de ce que j'avais, vidant pratiquement tout le continu de la cachette.

Je reviens au bureau et examine chacun des livres. Je tombe enfin sur le bon et cherche mon jour de naissance. Seulement, ce jour est manquant. Je tombe alors deux jours plus tard.

23 Juin,

C'est le pire moment que j'ai eu à vivre. J'ai accouché de ma fille, il y a deux jours. Connors est arrivé quelques minutes après mon admission au centre de soins de l'immeuble. Mais il n'est pas venu à l'intérieur. Cela m'aurait étonné s'il l'avait fait.

Ma fille est magnifique. Elle est tellement belle. Un bijou pour moi. Je n'ai même pas eu le temps de profiter d'elle qu'on me l'enlevait déjà. Une infirmière est revenue pour me dire que Connors ne voulait plus me voir. Qu'il avait emmené la petite avec lui. Jera est arrivé et il a forcé tout le monde à garder le secret. Puis Aedan est arrivé et il est devenu complètement fou.

Jera m'a conduite loin du centre en fauteuil roulant, couverte d'un édredon, pour me couvrir un peu. Vingt minutes plus tard, j'étais dehors, dans une voiture en direction d'Osgor, sans ma fille.

Quand elle est née, je lui ai donné un nom sans consulter Connors. Il s'en fichait. Il disait que je ne devais pas être enceinte. Il m'a même menacé à certains moments. Mais voilà que maintenant, tout a changé. Avec Aedan comme protecteur, je repense à tout ce qu'il vient de se passer.

J'ai dû laisser ma fille seule, là-bas, contre ma volonté. Si j'avais été assez forte, je serais retournée là-bas juste après pour lui arracher Nam des mains.

Nam. Un beau prénom, n'est-ce pas ? Le plus beau de tous. Mais il a une signification pour moi. Quelque chose de bien précis. J'ai pensé à d'autres prénoms pour elle, comme Elia ou Katherine, mais rien n'était trop beau pour elle. Alors j'ai imaginé quelque chose de plus atypique. J'ai pensé à Nam et j'ai vu qu'elle avait aimé. Elle a poussé mon ventre doucement lorsqu'elle m'a entendu le dire, alors que pour les autres, c'était un coup sec et presque violent.

Chaque lettre de ce prénom a son importance. Comme un acronyme. J'ai réfléchi à la période où elle vivrait. Je me suis dit que même si je l'éloignais de la révolution qui se met en marche, rien ne l'empêchera de la voir autre part. Alors, j'ai réfléchi. Et j'ai trouvé Nam, pour Nobody At Mind. Une sorte de haïku pour lui rappeler, si elle découvre la vraie signification de son prénom, et j'espère la lui dire moi-même, que jamais elle ne devra laisser quelqu'un d'autre prendre sa place dans sa tête. Que personne ne devra la guider. Qu'elle prendra et assumera ses décisions elle-même, sans l'aide de personne. Qu'elle soit autonome. Je lui aurais au moins laissé ça comme héritage. Ainsi que mon Wheellock et ma lettre à l'intérieur. J'espère qu'elle les trouvera. Jera me l'a assuré.

Aedan se porte comme un charme. Il est encore plus présent pour moi qu'avant, même après ce qu'il s'est passé. Il est alerte, même avec le moindre bruit. Des fois, j'ai même l'impression qu'il devient paranoïaque. On dirait qu'il est tout le temps sur le qui-vive, s'attendant à voir Connors à chaque coin de rue. J'espère qu'il se remettra de ça. Partir d'Acropolis l'a chamboulé. J'espère pouvoir le voir calme prochainement, qu'il redevienne comme avant. Je n'aurais pas tout perdu, finalement. Même si ça fait mal d'avoir laissé une partie de moi là-bas.

Je referme la page, les larmes aux yeux. Ma mère, la femme qui m'a permis de vivre ce que je vis. Je n'ai pas de mot pour décrire ce que je ressens. Aedan a été plus proche d'elle que je ne le pensais... Et si c'était lui ? Non, impossible ! Connors me ressemble aussi, il a mes traits ! Alors, en refoulant les larmes, je cherche un journal plus récent encore. Et je tombe sur une année particulièrement importante pour moi. L'année de mes dix-sept ans. L'année de ma fugue. Je tourne les pages pour trouver le jour exact pour voir si ma mère a été mise au courant de ça. Bien sûr qu'elle l'a été mais je tiens à m'en assurer.

12 Mai,

Une nouvelle des plus heureuses m'a été communiquée par Jera, ce soir. Ma fille, Nam, s'est enfuie de la Capitale. Elle a fui son père en quête d'un avenir meilleur que celui qu'il lui réservait. Je suis tellement heureuse de la savoir loin de lui. Mais maintenant, un autre problème se pose. Il faut la protéger du reste du monde. Mais je préfère la savoir au-delà des murs de la Capitale que dans les pattes de Connors. Elle sera plus en sécurité ailleurs. Aedan été autant soulagé que moi, voire même plus.

Jera a envoyé un homme la surveiller. Il est le meilleur d'après lui alors je lui fais confiance. C'est d'ailleurs lui aussi qui a signalé la fugue de Nam. L'homme est chargé de nous signaler chacune de ses positions. Il est accompagné de son fils, un jeune homme un peu plus vieux que ma fille. Il devra être sous la coupe de son père pour rentrer dans le comité supérieur.

D'après nos informateurs, Nam se dirige plein Sud, en direction de Laina. C'est la première ville qui se présentera à elle. Vawari ne la forcera pas à s'arrêter. Après le bombardement, c'est devenu une ville fantôme. Elle ne s'y aventurera pas, si elle tient de mon côté prudent.

J'espère qu'elle ne tombera pas sur quelque chose ou quelqu'un qui forcera ses chaperons à intervenir. Ils sont censés rester le plus discret possible, jusqu'à ce qu'il revienne après avoir constaté si Nam est en sécurité à l'endroit qu'elle choisira.

Je prie beaucoup depuis quelques temps. Je sentais que quelque chose allait se produire. Le destin d'une mère ne trompe pas.

Aedan est toujours aussi présent, il veille sur moi et a plus de confiance ces jours-ci. Il est devenu fort pour nous deux. Il manie bien la parole auprès de la milice. Tellement, que c'est lui qui s'occupe des annonces. Il est très concentré lorsqu'il s'agit de comprendre ou faire quelque chose. Je suis fière de lui.

Je rigole malgré moi en pensant à une chose. Je me demande quelle réaction elle aurait si elle s'avait que Kasey est... Je ne sais même pas ce qu'il est en réalité. J'aurais tellement aimé voir ça. Je referme ce livre et en saisit un autre, tout rouge, avec une autre date particulière. L'année de l'invasion de l'armée à Laina. Cette année.

15 Mars,

Jera est venu me voir aujourd'hui. C'est rare qu'il parte d'Acropolis pour un voyage à l'extérieur. Très rare. Sûrement parce que la raison pour laquelle il sort de la Capitale est tout aussi rare. De plus, il est monté dans mon bureau alors que personne, sauf Aedan, n'y a droit.

J'ai appris aujourd'hui que l'Armée prévoyait de mettre la main sur Laina. Mais que la véritable raison de ce geste était pour retrouver Nam. J'ai littéralement fulminé envers Connors. Je l'ai traité de tous les noms. J'ai demandé à Jera de faire quelque chose. Il a donc envoyé sa taupe et son fils, Kasey je crois, pour récupérer Nam avant que l'Armée ne lui mette la main dessus afin de lui laisser une chance de survie, même si elle doit aller à la prison pour convaincre les prisonniers de se joindre à nous. Seulement, il y avait un problème. Connors a implanté une puce comme à ses prisonniers dans le dos de ma fille. Et c'est là que le pire est arrivé à mes oreilles.

Connors a battu Nam pendant des années. Il l'a frappé et lui a fouetté le dos. J'ai jeté plusieurs choses à travers la pièce quand je l'ai su. D'ailleurs, lorsque j'écris ces lignes, je suis assise au milieu de tout mon bazar.

Nam devra retourner à Acropolis, étant donné qu'elle a cette puce et qu'elle doit accomplir cette mission pour la milice. Nous n'avons pas encore mis totalement au point le système de brouillage. Elle ne peut pas venir ici, donc. Quel cauchemar !

Quand je referme cette page, je suis plus énervée que jamais contre mon père. Comment a-t-il osé nous séparer, ma mère et moi ? Et ma mère ? Ma pauvre mère...

Ça me désole d'apprendre tout ça. Je suis tellement écœurée que je ne lis pas les autres bouquins. J'en ai assez lu pour aujourd'hui, je pense. Mais une dernière chose m'intrigue. Je vais plus loin dans ce livre pour trouver la dernière page écrite, vu que c'est durant cette année que ma mère a écrit pour la dernière fois de sa vie. Les pages commencent à devenir de plus en plus chiffonnées au fur et à mesure que je les tourne. Et enfin j'arrive à la dernière.

L'écriture est bien celle de ma mère mais elle est moins soignée et allongée, comme si elle voulait se dépêcher d'écrire.

Je n'ai pas beaucoup de temps. Nous sommes arrivés à Derin il y a à peine deux minutes. Nous pensions qu'il n'y avait personne de l'Armée, qu'ils étaient déjà passés mais c'était infondé. Je me suis cachée dans un entrepôt pas loin de l'entrée de la ville. Ils me cherchent. Si vous trouvez ceci, dîtes à ma fille et à Aedan que je les aime et qu'ils vont me manquer mais que l'on se reverra très bientôt. Dîtes à Nam que je suis désolée de lui laisser un fardeau tel que celui-ci mais je n'ai pas le choix. Ils vont venir me chercher. Dîtes-lui bien que j'aurais aimé que ça se passe autrement mais que c'était impossible. Dîtes à Aedan que je l'aime et qu'il continue comme ça. Que je suis heureuse de l'avoir vu devenir mon homme, et que je ne regrette aucuns des moments passés avec lui.

Mes enfants, je vous ai

Et puis plus rien. Il n'y a plus rien. Des pages chiffonnées et pleines de taches blanches. Vierges. Elle a dû le jeter au loin pour protéger tout ce qui lui restait. Et je comprends enfin que le livre n'est pas rouge de base. Il est blanc à l'origine, et le rouge, c'est du sang. Le sang de ma mère.

Mais à la troisième de couverture, sur le papier bruni de la fin du journal, un texte est griffonné.

Nuit aux yeux noirs,

Eau aux reflets d'argent,

Garde-moi ce soir,

Que j'accomplisse mon serment.

Je n'ai aucune idée de ce que c'est, et j'aurais sûrement le temps de plancher dessus plus tard.

Je referme le livre et le pose doucement sur la table du bureau. Je respire calmement. Je me force du moins. Je reprends peu à peu le contrôle de mes émotions et redeviens normale.

J'ai la tête en vrac, à force d'avoir voyagé dans le temps grâce à ses journaux de bord. Ma mère a tellement vécu de chose qu'elle a dû les noter. Peut-être pour nous laisser quelque chose, comme un héritage de tout son savoir et de son vécu. Comme si elle voulait qu'on la connaisse mieux, ou qu'elle voulait nous aider pour trouver notre chemin dans les impasses sombres.

Je récupère tous les livres et les dépose dans le renfoncement du mur. Mais il ne se referme pas. Je retourne au bureau et j'appuie sur le bouton de la statuette. Le rectangle de mur revient en place dans un grondement sourd.

Je m'avachie sur le fauteuil de ma mère et me balance en arrière en me frottant les yeux. Comment est-ce possible de vivre autant de mauvaises choses, au beau milieu de la misère et tenir encore debout ? Comment a-t-elle fait ? Mais j'ai au moins appris une chose de ma mère, c'est qu'il ne faut jamais abandonner. Même si c'est dur, il ne faut jamais baisser les bras, soulever la lourdeur et passer au-dessus de tout ce qui nous rabaisse.

Oh Maman...

_ Qu'est-ce que tu fais là, toi ?

Haha ! Je te ferais dire que je suis dans ta tête alors je peux me permettre d'être là, vu que je n'ai rien d'autre à faire.

_ Qu'est-ce que tu me veux encore ?

Seulement te dire que je suis content que tu aies enfin compris. Et aussi que tu vas devoir retourner dans ta chambre dans quelques minutes pour reprendre une pilule. Tu vas avoir mal dans trois... deux... un...

Et comme un gong, mon cerveau est pris de coups de marteau. Je prends mes jambes à mon cou et sort en vitesse du bureau en refermant la porte. Je cours pour retourner dans ma chambre d'emprunt et me jette sur la boite pour engloutir une pilule. En une seconde, la douleur et les marteaux s'en vont. Tout comme ma voix intérieure.

Ce matin, je n'étais pas ma mère. J'étais une autre personne. Moi, peut-être. Je ne sais même plus où j'en suis. La seule chose que je sais, c'est qu'il faut que je sache où je vais. Et ça, je le sais au plus profond de moi, et ce depuis la mort d'Enzo. Je vais anéantir mon père et tout ce qu'il a entreprit pour régler, une bonne fois pour toutes, le compte de la misère qui court les rues des villes du sud. Après quoi, j'en aurais finis avec mon devoir.


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