Tome III - Chapitre quatrième
On marche depuis un sacré bout de temps. Mes bras, alors que je n'utilise que mes jambes commencent à me lancer. Je ne vais pas tarder à reprendre une pilule.
_ Eau ?, dis-je d'une voix sèche.
Le son rauque qui sort de ma gorge me surprend. Je ne m'y fais pas encore. Masana s'approche de moi avec une gourde qui déborde d'eau claire. Je la saisis et m'éloigne. Je sors discrètement une pilule et les laisse passer devant moi. Une fois hors de leur champ de vision, je place le comprimé sur ma langue et avale une goulée d'eau. Elle me fait l'effet d'un glaçon. Je frissonne et referme la gourde. J'accélère et la rend à Masana.
Je regarde autour de moi. L'horizon s'est transformé en vagues. On ne distingue même plus la rupture entre le ciel et la terre. Elle se mue comme du liquide que l'on secoue. Je plisse les yeux et passe une main au-dessus d'eux pour pouvoir admirer le paysage. Rien ne change, que l'on regarde derrière ou devant.
_ On n'est perdu ?, crie Masana à Kasey, qui est à la tête du cortège loufoque que nous formons.
_ Non. Plus que quelques minutes avant d'atteindre l'arche.
Je soupire et reprends la marche. La douleur dans mes bras n'est plus, mais mes jambes et mes pieds commencent à sentir le prix de tout ce chemin. Je commence à avoir des cloques sous mes pieds et mes bras commencent à être irrités à cause de la sueur et du frottement de ma peau.
Martin se laisse balancer comme une marionnette sur le dos de Furie. Il est blême, et il a mal. Dès que nous arriverons dans le canyon, nous l'emmènerons à l'infirmerie la plus proche. S'il y en a une, bien sûr.
La chaleur me prend au dépourvu. Au fil des ans que j'ai passé ici, je n'ai jamais eu si chaud. Une chose est sûre, c'est que plus jamais je ne traverserai les plaines.
_ Eh ! On est arrivés ! Droit devant !
Jera pointe quelque chose un peu plus loin. J'ai du mal à distinguer de quoi il s'agit. Nous courrons comme des dératés jusqu'à une marche, puis une deuxième. Une succession de marches en pierres, circulaires, menant à une arche. Au-dessus de nous, des ficelles ornées de bouts de tissus de couleurs vivent annonce l'entrée dans le canyon. Kasey descend et lève les bras.
_ Restez-là.
Une marche après l'autre, il s'approche de l'arche. Soudain, il parle dans le vide.
_ C'est sympa, ici ! Je devrais y passer mes vacances !
Des cliquetis rompent le silence et des hommes sortent de leur cachette, brandissant des fusils et autres armes du genre. L'un d'eux se place devant Kasey, l'arme plaquée contre son torse. Son visage est caché par plusieurs bouts de tissus, seulement ses yeux restent à découverts. Ses mains sont jointes sur son ventre. Il fixe Kasey de ses yeux noirs.
_ Il n'y a plus de chambres libres. Repassez plus tard.
_ Ce n'est pas ce que m'a dit Dilopmé.
L'homme reste stoïque, puis sourit à Kasey. Il se met même à rire. Et, dans la surprise la plus totale, il enlace Kasey en prononçant des paroles inintelligibles, d'ici.
Je regarde autour de moi. Personne n'a l'air de comprendre. L'homme nous fixe et lève sa main pour nous dire de nous approcher.
_ Qu'est-ce que vous faites, là-bas ? Venez donc !
Les autres commencent à avancer. Moi, je reste en retrait. Mon regard ne quitte pas les hommes armés qui nous entourent, jusqu'à ce qu'ils baissent eux aussi leur armes.
Quand j'arrive à l'arche, mon regard plonge sur un fossé dans lequel de petites maisons, toutes identiques, sont parquées. Nous passons à droite et nous descendons d'autres marches, plus petites encore que les précédentes.
Alors, voilà Osgor ? C'est là que la Milice opère ? C'est minuscule !
_ Faites attention en bas, ça glisse.
Furie est déjà aux dernières marches. Masana tient la main de Martin. Ils nous attendent tous. Quand j'arrive en bas, l'homme qui a accueilli Kasey nous regarde et nous demande de le suivre. Nous traversons les premières « rues » jusqu'à la cinquième. L'homme entre et nous le suivons.
Des gens arrivent vers Furie. Il grogne. L'homme s'approche.
_ N'ayez crainte, nous allons juste emmener votre ami à l'infirmerie pour le soigner.
Masana n'a pas l'air convaincue mais elle les laisse faire. Elle les suit alors que Hemming tape dans ses mains pour rendre Furie plus petit. Les miliciens sont surpris de voir ce changement soudain.
Dans la maison, il n'y a pas de sol. Il y a un énorme escalier qui s'enfonce dans le sol. Jera se poste à côté de moi. Il se penche et me dit :
_ Tu peux y aller, il n'y a rien à craindre.
Je le regarde et fixe à nouveau l'escalier. J'enjambe la première marche et rejoins les autres. Des torches agrémentent les murs pour que l'on puisse voir. J'ai l'impression que le temps que nous passons dans cet escalier dure beaucoup plus longtemps que prévu. Alors, pour que cela paraisse moins long, je compte les marches. J'en suis à trois cents onze. Et je n'en vois pas la fin.
Quand j'arrive à quatre cents soixante-dix-sept, j'aperçois enfin de la lumière qui n'est pas une lueur de feu. Lorsque nous sortons de l'escalier, c'est comme si nous étions dans un autre endroit.
Un énorme hangar creusé dans la pierre, long de près de deux kilomètres. Des immeubles, comme des piliers s'élèvent jusqu'au plafond de cette grotte gigantesque. Des magasins, des étables, des néons de couleurs qui n'arrêtent pas de changer. Je me croirais dans la version lumineuse d'Acropolis.
_ D'où vient l'électricité ?
_ Nous utilisons la force de l'eau.
_ De l'eau ?
Je n'en crois pas mes oreilles. Il y a de l'eau, ici. Et en abondance, vu le nombre de choses qui clignotent autour de nous. Je pourrais comparer les innombrables immeubles dont les fenêtres sont illuminées pour des buildings résidentiels de riches, si tout n'était pas taillé dans la pierre. Les points rouges, verts, bleus et autres grimpent jusqu'en haut. Voilà à quoi aurait ressemblé Faniath si elle avait été une ville.
Au bout, un carré bleu assez large. Le ciel.
_ Vous êtes attendus chez Dilopmé. Je vais vous y conduire, tout de suite.
L'homme se tourne puis revient sur ses pas pour nous annoncer son nom.
_ D'ailleurs, je m'appelle Aedan.
Il nous sourit, sans pour autant retirer tous son bordel de fils de couleurs qui a sur son visage. Comment savoir que c'est bien lui quand il est découvert ?
Le groupe le suit et je décide d'en faire autant. Les rues sont bondées de gens qui sourient, qui discutent avec les marchands. Ils me donnent l'impression de n'avoir rien en commun avec ce qu'il se passe à la surface. Nous tournons dans une autre rue et nous nous avançons vers un petit bâtiment en pierre, comme les autres. La porte est encadrée par des morceaux de tissus, semblables à ceux de l'arche et, au-dessus, il y a une pancarte stipulant qu'on n'a le droit qu'à une seule rencontre avec cette Dilopmé. Nous entrons et nous nous retrouvons devant une réception en bois derrière laquelle une femme est assise.
Elle est toute petite et rabougrie. Elle porte des lunettes de vues rondes et énormes, comparées à sa tête. Deux hommes l'encadrent. L'un d'eux tient un sac en toile noire.
_ Bienvenue à Osgor. Voilà vos clés.
L'homme au sac de toile s'approche de nous. A chacun, il donne une clé rouillée. La mienne a le manche un peu cabossée. Sur le bout, il y a marqué TP13.
_ La première lettre est la rue. La deuxième est le nom de l'immeuble. Le nombre est le numéro de l'étage. Au revoir.
La femme nous tourne le dos et s'efface derrière un rideau bleu foncé. Je fixe ma clé et relève la tête.
_ Je vais partir. Merci.
Je les regarde tous, sauf Kasey. Décidément, j'ai plus de regrets que je ne le pensais.
_ Attend !
Il me retient le bras. Je recule. Pas parce que j'ai eu peur, mais parce que le fait qu'il m'ait touché m'a donné une décharge. Il lève les mains et me dit qu'il est désolé. Il m'en tend une.
_ Merci. Pour tout ce que tu as fait.
Je secoue la tête de haut en bas et part au pas de charge sans même lui donner une poignée de main.
*
Les immeubles sont classés par lettres. Toutes les deux rues, il y a une longue rangée d'immeubles qui contiennent la même lettre. Il n'y en a pas plus de quatre par rangées. Je marche jusqu'aux trois quarts du hangar pour trouver la rue T. L'immeuble TP est au fond à gauche.
Une fois à l'entrée, un homme d'une taille vraiment minuscule qui me demande ma clé. Il me demande de le suivre. Nous traversons un couloir et nous nous arrêtons devant un large panneau en fer. Soudain, je me retrouve plongée dans la période où j'étais encore à Laina.
Le monte-charge s'ouvre et nous pénétrons à l'intérieur. Le nain appuie sur le bouton treize et l'ascension débute. Lorsque nous arrivons au bon étage, le nain me tend ma clé et me pousse dans le couloir. Le panneau se referme et je me retrouve seule dans un couloir qui ne contient qu'une seule et unique porte. Je me dirige vers celle-ci.
La clé rentre sans dommage dans la serrure. Quand la porte s'ouvre, je vois un immense salon remplie de meubles qui n'ont aucun point commun. C'est comme s'ils avaient pris ce qu'il restait des meubles et qu'ils avaient tout mis ensemble. Un long bandeau de fenêtre s'ouvre sur le reste d'Osgor. Je m'approche et regarde les immeubles d'en face. Dans l'immeuble voisin, je vois une famille qui profite d'un instant ensemble. Dans la rue, en bas, je vois des enfants qui jouent ensemble.
A côté du salon, il y a une chambre et une salle de bain. Je décide de prendre une douche.
*
Une fois propre, je me rhabille et enfile le blouson que Tobias m'a donné. Je sors de l'appartement et récupère ma clé pour le fermer à clé.
Je descends au rez-de-chaussée et m'aventure dans Osgor. Pas loin, j'entends de la musique, très différente de celle que j'ai écouté sur mon tourne-disque, juste avant la mutinerie. Elle pulse, comme un cœur qui bat. Je la suis et remarque une porte gardée par un homme robuste et très sérieux. Des gens entrent et sortent en riant et pleins d'ivresse. D'autres s'embrassent. Je détourne mon regard et m'avance vers une étable.
Je saisis mes poches et trouve un bon payant de cinq. Je le tends à la vendeuse derrière le présentoir et saisit une barguette de fruits séchés. J'ai terriblement faim et soif après tout ce temps passé à marcher au soleil. Je prends aussi une bouteille d'eau que je glisse dans ma poche. La femme me rend un bon payant de 2 et je m'en vais.
Mon regard se perd dans le bleu pur du rectangle. Je marche vers cette bouche qui s'apprête à nous avaler. Plus je m'en approche, plus mes oreilles bourdonnent. Et ça augmente de secondes en secondes. Plusieurs personnes sortent d'Osgor pour rejoindre la bouche ou revenir vers la ville. Quand j'arrive enfin à la lisière de la ville, je n'en crois pas mes yeux.
Un immense espace, fermé par une barrière en fer pour protéger les gens qui s'approchent trop du bord. Et au-delà, de l'eau.
De l'eau à perte de vue. De l'eau à ne plus s'avoir qu'en faire. Je m'avance en grignotant des fruits secs. Une fois à la barrière, sous moi, je vois une falaise d'où sortent des tuyaux énormes qui déversent de l'eau pour litres. Un bassin gigantesque d'eau clair reçoit l'eau. Beaucoup de gens s'y baignent. Des presqu'îles où de petites habitations se sont perdues l'entourent. Des ponts en bois les rejoignent entre elles, et en-dessous, l'eau passe pour rejoindre une chose encore plus grande. L'océan.
Juste à côté de moi, une pancarte noire trouée de courbes dorées indique que c'est la baie d'Osgor.
Tobias m'en avait parlé une fois. Il m'avait dit que c'était la plus belle chose au monde. La mer. Il voulait m'emmener mais j'ai toujours dit non. Et je n'arrive pas à croire que je n'ai jamais voulu voir ça. Ma peur de connaître autre chose que Laina et Faniath m'ont fermé tellement de portes. Et je regrette !
Des jeunes crient joyeusement à côté de moi. Ils n'ont pas l'air plus vieux que moi. Je les regarde descendre plus loin des marches qui ont l'air de mener en bas. Je marche vers les escaliers et les regarde descendre entre les cascades d'eau que produisent les tuyaux énormes. Voilà d'où vient l'électricité, alors !
Trois garçons et deux filles. Jusqu'à ce qu'ils atteignent la plage, je ne les quitte pas des yeux. Ils ont l'air tellement heureux. J'aurais dû être comme ça. J'aurais dû vivre dans la paix, la joie et l'amour. Mais rien de tout cela n'est arrivé. Parce que d'autres ont décidés à ma place. Je respire un bon coup, mange encore des fruits secs, souris faiblement et m'en vais. Seulement sur le seuil de la bouche, quelqu'un m'arrête.
_ Le nomade ?
Une femme plutôt jeune me sourit.
_ Oui ?
Ses yeux s'agrandissent et elle sourit d'autant plus.
_ Tobias m'a dit que tu arriverais. Suis-moi, il faut que l'on discute.
Je la suis du regard alors qu'elle s'éloigne. Nous traversons des rues pour arriver à celle où je loge. Nous entrons dans mon immeuble. Le nain ne lève même pas la tête pour nous regarder. Nous entrons dans le monte-charge et allons au treizième. Dans le couloir, je la fixe depuis ma position. Elle est bizarre. Elle me donne la chair de poule, même.
Elle s'arrête devant ma porte et me fixe, me demandant en silence de l'ouvrir. Dès qu'elle est déverrouillée, la fille entre sans même me laisser passer la première. Ok, je suis un mec en apparence mais la politesse existe toujours, à ce qu'il parait ! Je vois un sac à dos, un fusil, un neuf millimètre et un Wheellock. Je m'approche de ce dernier et remarque qu'il est identique à celui que j'avais avant. Et sur la boule, il y a les initiales de ma mère, ainsi que les miennes. Ce sont mes affaires.
_ Comment ?
_ Le soir de l'interview avec Tiffany Houtch, Gio savait qu'il y aurait un problème si tu y participais. Alors juste avant que les pauvres ne disjonctent, il est parti avec Iori et quelques sujets de sa bande pour emmener et protéger tes affaires. Je les ai récupérées grâce à Tobias et je les ai amenées ici.
Je la regarde. Elle sait qui je suis. Elle sait que je suis Nam, l'ennemi public numéro 2. La femme sourit et prononce :
_ Je sais qui tu es. Je t'ai fait confiance depuis le début. En fait, je te fais confiance depuis que Tobias non-ici présent te fait confiance.
Je pose le Wheellock et ouvre ma bouche en grand. Je me souviens de ces mots.
_ Berty ?
_ Tu ne croyais vraiment pas que j'allais laisser filer le seul exemplaire de mon génie sans prendre des notes ?
Je ricane avec lui. Enfin, elle. C'est hyper dérangeant ! Je regarde encore une fois mes affaires.
_ Ils sont ici ? Gio et Iori ? Tobias vous en a parlé ?
_ Non, ils ont disparus de la circulation. Nous n'avons pas de leurs nouvelles depuis l'extraction des prisonniers, pour les protéger. L'Armée intercepte certains de nos messages, quelques fois, quand un des techniciens fait mal son job.
J'accuse le coup. Je repose ma main le long de mon corps et me tourne vers Berty, la femme.
_ Quand est-ce que je verrai celui ou celle qui vous a tous engagés ?, l'interrogé-je.
_ En fin de journée. Il lui faut du temps pour préparer la rencontre. Ça fait longtemps qu'il attend ça, en réalité. Tu l'as déjà vu, en plus.
_ Qui ça, il ?
Berty m'adresse un faible sourire et s'en va. Mais avant de refermer la porte, il se tourne vers moi.
_ Je suis à l'étage en dessous. Passez me voir si vous voulez !
Berty referme la porte et je me retrouve seule. Alors il s'agit d'un homme ?
Je regarde à nouveau mes affaires et renonce à les enfiler. Il ne faut pas éveiller les soupçons. Mais je me revois, complète. Comme avant.
Je sors de ma chambre et descends à l'étage en-dessous. Je tape à l'unique porte de l'étage. Berty m'ouvre.
_ Je reviens plus tard.
_ Revenez avant vingt heures trente ! J'ai des notes à prendre !, me rappelle Berty.
Il –elle- referme la porte alors que je tourne les talons. J'ai besoin d'être seule, en fait.
Je me mets à marcher vers le petit marché qui est installé à côté de l'immeuble que nous occupons, Berty et moi. Au loin, on peut voir la bouche se répandre, s'ouvrir comme une cicatrice géante. Je regarde par où nous sommes arrivés. Je ne souhaite pas y retourner pour le moment.
Au marché, plusieurs personnes proposent des fruits, des poissons luisants aux écailles crochues, de la viande dont la provenance m'est inconnue ou encore des bijoux faits à la main. Je m'arrête à ce stand et regarde un peu ce qu'ils ont à proposer. Sauf que je suis un mec maintenant alors je change de stand.
_ Bonjour ! Que puis-je faire pour vous ?, me demande la vendeuse derrière son comptoir.
_ Oh, rien, merci ! Je ne fais que regarder !
_ Vous me rappelez quelqu'un.
Je relève la tête face à sa réplique.
_ Qui donc ?, demandé-je vraiment interloquée.
_ Oh, sûrement que j'ai dû me tromper ! Mes yeux me jouent souvent des tours !
Je lui souris gentiment et passe mon chemin. Je finis vite la visite avec encore ma barquette de fruits à la main. Je croque les trois derniers qu'il me reste et la jette. Je me dirige encore plus vers la bouche, jusqu'à revenir à l'endroit où j'étais avant que je ne revois Berty. Je lève la tête pour voir ce qu'il y a au-dessus de nous. La falaise est immense. L'astre, un peu plus haut dans le ciel, touche à peine le sommet. Il est un peu plus de midi. Plus loin, j'entends les bruits des éclats de rire d'un enfant. Plusieurs même. Je m'avance encore et remarque une aire de jeux, à l'ombre d'une maison, à côté de la plage.
Je marche vers les escaliers pour rejoindre les presqu'îles.
Il y a une balançoire dépourvue d'occupants à l'air de jeux. Je m'approche et m'assieds dessus, après avoir retiré ma veste. Je bois un peu d'eau et regarde autour de moi.
Les enfants, accompagnés de leurs parents, n'ont aucune idée de ce qu'il se passe au-delà de leur cachette. Ils sont tellement... Innocents ! Ils n'ont fait de mal à personne. Ils n'ont rien à voir avec tout ça. Et peut-être qu'un jour, le malheur viendra frapper à leurs portes et les réveiller. Leur dire qu'ils ne sont plus à l'abri nulle part.
Ça, c'est ce qui arrivera si je reste comme ça, les bras ballants.
Clark est revenu à la Capitale. Avec le Pluratium. Ils ne tarderont pas à le faire tester. Tobias aussi le sait. Il a peur, autant que moi. Ça se trahissait dans ses yeux. Et il connait Clark. Il sait de quoi il est capable. Mais, maintenant, ce n'est plus la peine d'y penser. C'est lancé, de toute façon. Et je suis en bonne position.
Un couple de personnes âgées sous un abri regarde les enfants jouer, à l'aube de leur fin. Ils doivent sûrement se demander ce qu'ils feront ce soir à diner. J'aimerais avoir l'esprit aussi tranquille.
Je repense au regard vicieux et brûlant de haine de mon père lorsque j'ai été le voir dans son bureau, la première fois. Et le bruit de son poing sur la table. Et le liquide brun qu'il buvait avec le père de Jared. Comment ai-je fait pour vivre avec lui dans cet immeuble sans devenir dingue ? Quand j'y réfléchis, je me dis que c'est seulement parce que je n'avais rien qui ne m'importait. Mais ça remonte à il y a tellement longtemps, j'ai l'impression. J'ai appris à ne plus vivre dans la peur. À ne plus avoir honte de mes cicatrices dans mon dos, même si je les cache au maximum. Mais maintenant, ça ne sert plus à rien vu que je n'ai plus le même corps.
Je sens quelqu'un s'installer sur la balançoire à côté de moi. Je tourne la tête et vois Kasey. Comment il m'a trouvé ?
_ Tu devrais venir. Martin ne va pas bien. Le visage du type qui l'a aidé devrait lui faire plaisir.
Si tu savais qui j'étais au fond !
J'ai un pincement au cœur quand j'entends ça. Je me lève et Kasey me ramène.
*
Dès que Masana me voit, elle me fonce dessus pour me prendre dans ses bras, les joues pleines d'eau. Mes bras restent en suspense au-dessus de son dos.
_ Qu'est-ce qu'il y a ?
_ Martin... Il... Je ne comprends pas... Le médecin a dit des choses impossibles à avaler...
Je la prends par les épaules et nous nous dirigeons vers la salle de repos où Martin se repose.
Une odeur assez désagréable monte dans mes narines. Sa jambe est recouverte d'un drap rouge et blanc, avec une grosse tâche jaune et orange au niveau de sa coupure à la cuisse. Un orteil en dépasse. Il est tellement noir que je n'ai même pas reconnu cette partie du corps. Martin ruisselle sous la lumière de la lampe au-dessus de lui. Des perles de sueurs lui coulent du front et il est blême.
Le médecin à côté de lui nous voit arriver et nous prévient que ce n'est pas beau à voir.
_ Qu'est-ce qu'il a ?
_ J'ai perdu ma jambe à 50% de ses capacités.
Martin lâche ça d'une traite et gémit, sûrement sous l'effet des produits qu'ils lui injectent dans le bras.
_ Vous ne pouvez pas lui donner une languette de survie ? Ou même autre chose ?
_ Le venin des Empâleurs est impossible à guérir. Ils n'ont jamais été attrapés. Et puis, le liquide que monsieur Hyetta a reçu s'est immédiatement propagé dans sa jambe pour se dissoudre et endommager quelques-uns de ses muscles. Nous rendrons l'aspect normal à sa peau mais il ne pourra marcher qu'à l'aide de béquilles, le temps de lui procurer un remède.
Je regarde Martin. Il a l'air de tellement souffrir. Masana agrippe mon bras tellement fort que c'en devient difficile de sentir mes doigts.
_ Merci docteur. Viens Masana.
Kasey s'approche doucement de Masana pour l'emmener prendre l'air. Je décide de rester un peu plus avec Martin. Le médecin décide qu'il est temps de prendre congé.
_ Ne te fais pas d'idée. Masana et moi, on ne va pas se lâcher comme ça !
Je souris et Martin me le rend. Il tousse un peu puis se reprend. Un blanc s'installe. Pendant une seconde, je pense à partir mais Martin m'en empêche.
_ Je voulais te remercier... De m'avoir aidé dans le cratère.
_ De rien.
_ Je te suis vraiment reconnaissant pour ça. Masana aussi te remercie.
Je secoue la tête de haut en bas en réfléchissant à ma prochaine question.
_ Cette fille dont t'a parlé, ce matin... Nam... C'est qui ?
_ T'es vraiment un marginal, hein ?
J'hausse les épaules et penche la tête pour l'inciter à continuer. Être une autre personne a de bons côtés, quand même.
_ Nam était avec nous lors des duels. Puis, elle a rejoint le côté de son père.
_ Qui est son père ?
_ Celui qui nous gouverne tous. Connors Odiel.
Un petit bruit de désapprobation s'échappe de ma gorge.
_ Elle nous a aidés à nous échapper d'Acropolis. Ce qui m'énerve encore plus, c'est de ne pas savoir dans quel camp elle joue.
_ Tu ne lui fais pas confiance ?
_ Non, personne ne lui fait confiance. Elle a été fourbe, lorsqu'on était prisonniers. Je ne sais pas qui elle est, en réalité. A la limite, nous savons pour son père et il ne le cache pas. Mais elle... Je n'en sais rien du tout. Et je pense que je ne veux pas le savoir. Qu'elle me garde loin d'elle, ce sera mieux.
Je préfère changer de sujet vu que ses mains se resserrent peu à peu sur elles-mêmes.
_ Et ta jambe ?
_ J'ai demandé au médecin de mentir. Ma jambe est en lambeau et je ne la récupèrerai jamais. C'est pour ça que j'ai un drap pour la cacher. Je ne veux pas faire peur à Masana. Le médecin m'a dit qu'ils avaient une machine pour reconstruire ma peau mais que j'aurai quand même besoin d'une prothèse. Ils n'ont pas la même technologie qu'à la Capitale, du coup... Enfin, tu vois...
_ Je suis désolée, Martin...
_ Ne le sois pas. Ce n'est pas de ta faute. Si je suis ici et dans cet état, c'est que ça devait en être ainsi.
_ Et tes parents ?
_ Je ne pourrai pas aller les voir tant que je ne pourrai pas sortir d'ici. Je vais devoir reporter mon voyage avec Masana pour Tullien.
J'affirme avec un signe de tête. L'odeur devient insupportable.
_ Je vais te laisser te reposer, d'accord ?
_ Oui, dit-il en attrapant mon bras avant que je ne parte. Merci.
Je lui souris, lui fais signe de tête et me retourne vers la sortie. Dès que l'air frais percute mon visage, j'en prends une bouffée pour tenter d'effacer tout ce qu'il vient de se présenter à moi.
Martin ne pourra plus marcher. Et c'est de ma faute.
Mes muscles commencent à me lancer. Faut que je retourne voir Berty.
*
_ Tu as eu mal ?, dit-il en retirant la seringue de mon bras contenant mon sang.
Dans le salon de mon appartement, plusieurs instruments du physicien sont éparpillés. Berty appuie sur le bouton du petit moniteur et plonge son regard dans le mien.
_ Je ne pense pas avoir eu aussi mal que toi. La femme que tu vois là fait ma taille. J'ai juste eu un surplus de graisse et des modifications minimes sur les cheveux, les yeux et la mâchoire. Les poils ont disparus, bien sûr.
_ Mais c'est possible de rajeunir ?
_ Non, Nam. Ce n'est pas possible. On va dire que j'ai triché sur les composants. Tobias est le seul à être au courant de toutes mes avancés. Kara n'a aucune idée de ce qui traîne dans ses cavernes.
Je souris nonchalamment. Être au courant de choses alors que Kara ne l'est pas me fait grimper dans ma propre estime, même si je ne suis pas très bien classée, en ce moment.
_ Comment tu te sens sinon ?, me demande Berty.
_ Ça va. Le comprimé passe bien. La douleur disparait aussi sec.
_ Bien, dit-il en notant ses remarques dans un petit carnet noir.
_ Et toi ? Tu as dû reprendre un cachet ?
_ Non, pas encore. L'effet du premier est toujours actif. Je pense que dans deux ou trois heures, je vais devoir en reprendre un.
J'acquiesce au moment où on frappe à la porte.
Berty s'active pour tout ranger dans sa sacoche et fait mine de partir. Il (plutôt elle) ouvre la porte et laisse entrer Hemming suivi de Furie. Je me retiens de prendre le chien dans mes bras pour l'embrasser.
_ Bonjour. Le nomade, c'est ça ?
_ Oui. Qu'est-ce que vous voulez ?
Hemming regarde Berty refermer la porte et se tourne vers moi, pour enfin me dire la raison de sa présence ici.
Je sens une main se poser sur mon épaule. Hemming me sourit d'un air confiant.
_ Je t'ai vu sortir de l'infirmerie. Tout va bien se passer pour Martin !
_ Je l'espère, oui.
Je me retire et m'éloigne dans ma chambre pour me reposer un peu. Mais apparemment, Hemming ne veut pas.
_ Comment tu t'appelles ? Vraiment ?
Je n'ai pas encore réfléchi à un prénom. Pourtant, il m'en faut un. Mais je n'ai pas d'idée.
_ Pas de nom. Juste Nomade.
Je lui tourne le dos, face au lit. Je n'ai pas envie de bouger. Pourquoi je dois toujours faire quelque chose et ne pas passer une journée dans un lit sans bouger ?
_ Tu as rendez-vous !
Finalement, je ne vais pas pouvoir aller au lit !
Je suis Hemming et on sort de l'immeuble sous l'œil du nain. Plus loin, Kasey et Masana nous scrutent en train de traverser la rue. Masana a réussi à se calmer, on dirait.
_ Vous êtes tous dans le coin ?
_ Oui, nous sommes tous voisins, me répond Hemming.
Nous parcourons plusieurs rues avant de nous retrouver devant une église délabrée. Deux colosses encadrent l'entrée, ainsi que Jera. Ils sont armés. Lorsque l'oncle de Jared leur fait un mouvement de tête, l'homme de droite ouvre la porte et Jera disparait à l'intérieur de l'église. Je me tourne vers Hemming qui me sourit poliment et m'incite à rentrer d'un geste de la main.
Les bancs de l'église sont d'un bois foncé et complétement meurtri. On peut presque imaginer les enfants gratter la peinture du banc d'en face en attendant la fin des messes. Il reste encore des papiers de chants religieux, ou encore des livres ressemblant à des bibles. Mais ils sont trop cornés et déchirés pour savoir s'ils en étaient vraiment. Des chandeliers sont noircis par la cire dégoulinante et la poussière qui s'y est incrustée. Les vitraux et le toit sont par endroits troués, comme si des catapultes avaient tentés de réduire en miettes l'édifice. Au fond, un autel, vieilli par le temps, et quelques bougies le décorant.
Jera s'avance jusqu'au premier banc. Il m'indique la place côté couloir et je m'assieds.
_ Attend ici.
Il finit par s'éloigner et je me retrouve seule dans cet endroit. C'est assez glauque, d'ailleurs. S'il avait fait nuit, on se croirait dans un cauchemar. Je m'installe confortablement et attends pendant au moins dix minutes. Je m'ennuie tellement que je commence à tripoter les écailles de bois de l'accoudoir.
Un claquement de portes fait des vagues dans le silence religieux. Je relève la tête d'un coup et scrute l'environnement à la recherche d'une personne.
_ Il y a quelqu'un ?, crié-je dans le vide.
Ma voix d'homme se répond à elle-même grâce à l'écho. Pas de deuxième voix. Je me lève et m'avance vers l'autel. Mais rien. Rien à part les confessionnaux et les statuettes.
_ Il y a quelqu'un ?
Rien. Je soupire et me retourne pour me rassoir. Je sursaute quand je vois une ombre devant la lumière du jour. Un grand corps se dresse devant moi. Avec une tête déformée, la personne s'avance pour s'approcher de moi. Mes yeux commencent à s'habituer à l'ombre. Des formes se dessinent. Des cheveux, mi-longs et bouclés. Des yeux sombres. Le reste de son visage est caché par un amont de tissus. L'homme se découvre et me montre un sourire bienveillant et de petites fossettes aux joues.
L'homme qui a accueilli Kasey quand on est arrivés.
Je tombe à la renverse, emportant avec moi un chandelier qui fait un bruit cristallin quand il rejoint le sol. Je m'appuie de justesse sur ma main pour ne pas me rétamer complètement.
Quand je vois le visage de la personne qui se dresse devant moi, je n'en crois pas mes yeux. C'est juste... Impossible...
_ Bordel...
Je me ressaisis peu à peu au fur et à mesure qu'il s'approche. Son regard se fait inquisiteur, comme s'il voulait déchiffrer mes pensées. Mon visage redevient neutre, énervé.
_ Bonjour, Nam.
Comment il... Je me regarde dans un reflet de vitrine non loin de moi. Je suis encore un homme. Comment il a fait pour me reconnaître ?
_ Vous êtes qui, vous ? Comment...
_ Si tu veux faire un coup d'état, ma chère, va falloir que l'on bosse ensemble. Nous avons un ennemi commun. Tobias m'a prévenu de ton arrivée. A ton avis, comment Berty Asomovitz a réussi à rentrer dans Osgor, lui aussi ?
Dites-moi que ce n'est pas ce que je pense !
_ Mais sinon, je m'appelle Aedan. On a beaucoup de choses à se raconter, toi et moi.
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