Tome III - Chapitre neuvième

       

_ Nam !

         Je me retourne pour voir Jera me rattraper sur le toit. Il tient un objet dans sa main droite, long et courbé au bout comme...

         _ Mon arbalète !

         Il me la tend et je la récupère joyeusement, me rappelant les cousins de Faniath, Manny et Bobby. Elle étincèle dans son habillage noir mâte, me priant de la dépoussiérer. Je relève les yeux vers Jera et l'interroge sur comment il l'a eu.

         _ Le soldat qui a ramené tes affaires, avec Gio et Iori, l'avait oublié dans la remise des armes, en bas. Alors, du coup, quand j'y suis allé avec Jeb, Kasey l'a vu et m'a dit de te l'emmener.

         _ Pourquoi me l'a donné à moi ?

         _ Il ne nous a rien dit. Il nous l'a juste demandé.

         Je secoue la tête de haut en bas et me retourne pour marcher vers le bord du toit, en compagnie de Jera.

         _ Tu es prête ?

         _ On peut dire ça, oui. J'ai découvert quelque chose dans le bureau de ma mère. Jera, tu étais son meilleur ami aussi ?

         Il a le regard nostalgique quand le visage de ma mère lui revient en mémoire. Je peux le comprendre. Elle me manque à moi aussi, même si je ne l'ai jamais vraiment connue.

         _ Oui, depuis qu'on avait treize ans. Elle vivait en face de chez moi, à Acropolis. Nous sommes devenus amis et nous ne nous sommes plus jamais séparés, tous les trois, avec Aedan. Jusqu'à ce que ton père n'arrive.

         Je veux en savoir plus sur cette histoire. Comment était ma mère avant. Tout le monde me dit que je suis son portrait craché mais je doute que ce soit vrai. En lisant ses écrits tout à l'heure, je l'ai bien vu.

         _ Comment était-elle ?

         _ Oh, elle était merveilleuse ! Mais rentrons, nous serons plus tranquille pour en discuter. De toute façon, nous n'avons rendez-vous que dans une heure sur les toits.

            _ Nous pouvons en discuter ici.

         Il s'assied au bord du toit. Je l'imite. Jera se détend un peu plus. Parler de ma mère le distrait face à ce qu'il nous attend cette nuit. C'est plutôt positif !

         _ Tu ressembles beaucoup à ta mère, tu sais ?

         _ Je n'ai pas l'impression. Quand j'ai lu ses bouquins, elle me paraissait...

         _ Tu as refermé le renfoncement dans le mur ?

         Aedan a de suite l'air plus intéressé et une étincelle brille dans ses yeux.

         _ Oui. Pourquoi ?

         _ Il faut que tu n'en parles à personne. Elise a toujours voulu garder ça secret, tous ses journaux de bord. Je suis le seul au courant du lieu où ils se trouvent, ainsi que Jera.

         _ C'est pour ça que le dernier journal qu'elle a écrit y est ? C'est vous qui l'avez mis là ?

         _ Oui. Elle voulait te les donner, un peu comme pour rattraper le temps qui vous a été enlevé. Elle a très mal vécu votre séparation. Elle s'est enfermée pendant plusieurs jours dans son bureau. Personne ne pouvait la voir, pas même Jera. Elle nous balançait pleins de choses dans la figure pour nous faire disparaître. Un peu comme toi.

         _ Qu'est-ce qu'on a d'autre en commun ?

         _ Elise était une tête brûlée, tout comme toi. Elle envoyait valser tout le monde dès qu'elle était énervée. Elle n'hésitait pas à cogner quand quelqu'un la trahissait. Et elle ne pouvait pas s'empêcher de foncer tête baissée dans n'importe quoi, quand elle avait ton âge. Tu es exactement pareille qu'elle. Tu n'as rien à voir avec Connors au niveau mental. C'est comme si elle t'avait élevé toute seule, sans vraiment l'avoir fait.

         Je continue d'écouter Aedan parler de ma mère. Il me raconte des anecdotes encore plus farfelues les unes que les autres. Notamment des bêtises qu'ils ont fait quand ils étaient jeunes, tous les trois. Ma mère était vraiment tarée à mon âge, encore plus que moi, je dirais même. Elle n'hésitait pas à chercher des poux à d'autres personnes qu'elle n'aimait pas. Avec le temps, elle s'est calmée mais elle a toujours eu ce même tempérament de casse-cou.

         Plus j'entends parler d'elle et plus je regrette de ne pas avoir passé du temps avec elle. C'est triste mais c'est comme ça. Et au bout d'une heure, Aedan m'a avoué qu'il aimait ma mère à un tel point qu'il était incapable de la laisser seule plus d'une journée. Il était vraiment protecteur avec elle, comme un parent. Il lui aurait tout donné, s'il l'avait pu.

         Je me demande ce qu'il se serait passé si Aedan avait été mon père. J'aurais pu connaître plus Jared. On aurait fait un duo de choc, lui et moi. Et je me rends compte que j'aurais aimé avoir une autre vie que celle-ci. Une vie plus paisible, plus calme et sans vague. Une vie que toute jeune fille aimerait avoir, où les garçons et les habits seraient ses principaux sujets de conversations. Mais je ne suis pas comme ça. J'aime les armes, les voitures et je ne peux pas m'empêcher de faire la guerre au lieu de faire l'amour. Mais ça, c'était avant que je ne rencontre Kasey. Je me rends compte maintenant que je suis bien tombée avec lui. Si je ne l'avais pas croisé dans ce garage, je n'aurais sûrement jamais rencontré ce sentiment qui m'incendie à chaque fois que je le croise. Je ne sais toujours pas comment le décrire, mais je peux mettre un nom dessus.

« Je l'aime ». C'est bizarre mais c'est la vérité. Enfin, je crois.

Et ça s'éclaire dans ma tête. J'ai changé. Je ne suis plus la fille méfiante et solitaire que j'étais il y a quelques semaines. Je suis plus solidaire, plus intègre qu'avant. Je m'intéresse à ce qu'il se passe autour de moi. Je m'implique, je participe. Qui l'aurait cru qu'une fille comme moi, aussi indifférente et insolente au début de tout ça serait la fille protectrice que je suis aujourd'hui ? Aedan a raison, comme tous les autres. Je ressemble à ma mère. D'ailleurs...

         _ Et Aedan ? Par rapport à ma mère ? Vous avez dit que vous l'aimiez...

         _ Je l'aimais comme tu aimes Kasey, oui...

          J'accuse le coup...

            T'as du mal, on dirait.

            Par pitié !

         _ Je comprends pourquoi Kasey est tombé sous ton charme. J'ai été sous l'emprise du même charme, il y a quelques années. Mais maintenant, c'est fini. Enfin pas tout à fait, il y a toujours quelque chose, là. (Il pointe son cœur du doigt). Alors promet-moi une chose, Nam.

         Je dis oui de la tête pour lui demander de finir sa requête.

         _ Reste en vie, ce soir. D'accord ? Pour lui. Je ne veux pas qu'il vive la même chose que moi.

         _ Ok.

         Aedan se lève et je l'imite. Il affaisse ses épaules et pose ses mains sur les miennes, comme pour dire quelque chose d'important à son enfant.

         _ Sois la digne fille de ta mère.

         Je souris et il me sert contre lui. Je lui tape dans le dos et me sépare de lui. Ok, j'ai changé, je suis devenue plus souple avec les gens. Mais les câlins, ce n'est pas pour tout de suite !

            _ Attends !, dis-je.

            Il se retourne et je lui tends l'arbalète.

            _ Mets-la en bas, à mon immeuble.

         Aedan me sourit et s'en va. Je reprends mon poste. Je saisis le fusil et le pose sur mon épaule. Je l'enfonce pour que mon corps s'encastre dedans et qu'il tienne en place. J'enfonce le nouveau neuf millimètre dans le gantelet sur ma cuisse prévu à cet effet, après l'avoir rechargé. Puis je le sens.

         L'arbre en relief sur ma poitrine me rappelle plusieurs choses. La première fois que j'ai débarqué dans le village de Faniath, après ma fugue. Les fois où j'ai discuté avec Tobias et qu'il m'a instruit tout ce que je sais sur les armes et les techniques de combats à l'arme blanche. Quand j'ai emmené Kasey là-bas pour la première fois. Kara. Elle me manque un peu, je dois dire. La revoir fulminer devant moi va me réjouir à notre prochaine rencontre. Ma rencontre avec Tania. La fenêtre et le potager. La bataille, le soir où elle est morte. Et ma rencontre avec son frère jumeau, Enzo, qui lui aussi est mort, lors des duels. Je laisse pendouiller le médaillon à l'intérieur de mon t-shirt, le laissant se balancer faiblement sous le tissu. Je range dans les poches des munitions, un peu de partout sur et je m'allonge sur le toit, sur le dos.

         J'ai l'air d'une véritable guerrière avec ça. Je suis prête pour la bataille. Et oui, on dirait ma mère !

         Je retourne près de mon sac à dos et l'ouvre pour en sortir une bille alimentaire. Ça fait longtemps que je n'en ai pas pris et ça me manque. Je fouille entre les billes rouges, roses et bleues et réfléchis à celle que je vais prendre. Je souris en voyant une bille rouge rouler sur mes doigts. Je la sors et la pose sur ma langue. Le pâté en croute descend doucement sur mes papilles pour s'écouler dans ma gorge, puis les pâtes en sauce et les boulettes de viande. Et enfin, la crème glacée rafraichit ma bouche après le passage des pâtes chaudes et de la viande. Kasey a raison sur ce point.

         _ Toujours aussi surprenant !

         Je souris. J'entends quelqu'un monter sur le toit de mon immeuble. Je me lève pour trouver Jera, Hemming et Kasey.

         _ On voulait te souhaiter bonne chance !, me dit Jera.

         Je ne parle pas. Je secoue la tête seulement. Furie jappe et s'approche de moi. Il se tortille autour de ma jambe pour réclamer des caresses.

            _ C'est surprenant, il ne fait jamais ça, avec les inconnus, confie Kasey.

            Je m'accroupie et caresse le cou et le crâne du chien. Il a l'air aux anges. Hemming me regarde bizarrement.

            _ Où est Hélène ? Elle s'est remise ?

         Repenser à elle maintenant me ramène à Jared. Mais je veux m'assurer qu'elle aille bien.

         _ Elle est à la réserve des armes, elle s'occupe des munitions avec Varden et Chris.

         _ D'accord.

         Hemming s'avance près de moi et récupère Furie dans ses bras.

         _ Tu sais tirer ?

         Je lui montre du doigt tout mon attirail en souriant. Hemming sourit en retour et me fait un clin d'œil.

         _ Vise juste.

         Je fronce les sourcils alors qu'il s'en va. Kasey s'approche de moi et me sert la main.

         _ Tu fais attention à toi, d'accord ?

         _ Oui, Kasey. Toi aussi.

         _ Ne t'en fais pas pour moi !

         Kasey et Hemming s'en vont et nous laissent seuls avec Jera. Dès que les autres sont partis, il fait un pas vers moi.

            _ Aedan m'a tout raconté. Pas la peine de faire semblant.

            Je soupire en balançant mes bras.

            _ Les mecs, vous ne savez pas tenir votre langue, hein ?

         _ Tu fais attention à toi, tu m'as bien compris ?

         _ Oui, Jera.

         Il me tend sa main et je la serre vigoureusement.

            _ Je te couvrirai, quand tu devras repartir. Toi et moi savons que Connors ne fait pas tout ça pour rien. Il te cherche.

            _ Comment tu sais que...

            _ Même si nous avons parlé quelques fois dans un jardin de cerisiers, je te connais assez pour savoir ce que tu vas faire. Et je ne suis pas idiot.

            J'acquiesce et le retiens pour lui parler :

         _ Tu surveilles tes arrières ! Dès que tu vois un Haze, tu cours aussi vite que tu peux pour le fuir, si jamais nous n'arrivons pas à tous les tuer ! Tu longes les murs et tu regardes toujours aux coins de rues pour ne pas avoir de mauvaises surprises ! Et aussi, tu...

         Il me fait taire en m'enlaçant.

         _ Je ferai attention, Nam. Je te le promets.

         _ Comprend-moi, je ne saurais pas là pour assurer tes arrières, comme tu l'as fait pour moi.

         _ Je sais. Je ne serai pas très loin.

         _ D'accord, dis-je. Les autres sont au courant pour la brume, à la fin ?

         _ Oui, je leur ai dit.

      Je le suis du regard alors qu'il s'en va. Il m'adresse un dernier regard avant de disparaitre dans l'échelle du baraquement. Je le regarde s'en aller et traverser la rue pour investir une autre, perpendiculaire. Je regarde en face et aperçoit Kasey émerger du toit. Je le regarde en agitant ma main. Il me sourit d'une manière franche. Et nous nous mettons en position.

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