Tome III - Chapitre huitième

Aedan nous a tous conviés à dîner dans une salle pour préparer la défensive et pour se calmer un peu avant les hostilités. Même mon médecin traitant est là. Berty réfléchit. C'est toujours aussi bizarre de le voir en femme. Dans quelques heures, ils vont débarquer. Dans la pièce, on ne parle pas tellement. A vrai dire, on a tous quelque chose en tête.

Kasey est deux chaises plus loin. Je fais tout pour interagir le moins possible avec lui.

Alors que j'allais engloutir une portion de nourriture, la porte s'ouvre en grand sur une longue tignasse blonde, entourant un visage de jeune fille aux aguets. Elle cherche quelque chose.

_ Jared !

Mon cœur s'arrête de battre pendant un moment. La fille continue de chercher mais elle nous trouve, à sa place. Puis elle se tourne vers moi. Son regard s'illumine un instant mais redevient aussi vide que la place de Jared sur cette planète.

_ Vous n'êtes pas Jared. Où est Jared ?

Aedan m'a dit qu'il avait vu les duels. Mais apparemment, c'était pour un comité restreint...

Jera se lève et s'approche de la fille. Elle pose ses yeux sur l'oncle de Jared. Je détourne la tête et fixe mon reflet dans mon assiette. Jera tente de calmer cette fille, Hélène d'après ce que j'entends, mais rien n'y fait. Elle sombre petit à petit dans les pleurs en criant le prénom de son petit-ami qu'elle ne reverra plus. Jera l'emmène en dehors de la salle. Pour couper avec cette situation gênante, Aedan demande notre attention. Il balance ensuite une oreillette et une arme bizarre sur la table.

_ Voilà votre équipement pour demain.

Il met l'oreillette, qui contient une tige allant sur la tempe. Il saisit l'arme et c'est à ce moment-là que je remarque que la crosse entoure l'épaule entièrement. Elle passe derrière ! Je n'avais jamais vu ça.

_ Attention les yeux !, dit-il passant un doigt sur son oreillette.

Et d'un coup, Aedan disparait. Tout le monde pousse des cris surpris. Certains commencent à regarder autour d'eux, d'autres saisissent des armes et visent les moindres recoins de la pièce.

Plus d'arme, plus d'oreillette, plus d'Aedan.

_ Doucement, les amis !, rassure une voix qui ressemble à celle d'Aedan. Je suis seulement devenu invisible.

D'un coup, nous le revoyons à l'opposé de là où il se tenait, juste avant. Ceux qui portent les armes sont surpris, puis baissent leurs canons en soupirant.

_ Les ingénieurs l'ont fini à temps ! Timing parfait ! L'oreillette et le fusil sont deux éléments séparés d'une même chose. L'un ne va pas sans l'autre. Nous utiliserons ça, demain, pour nous couvrir quand les Hazes seront dans la ville. Nous ne pourrons pas aller sur les toits alors qu'ils surplomberont toute la ville fantôme. Il faut donc être invisible !

Aedan repose l'arme, de suite reprise par un milicien qui l'essaie.

_ Elle envoie quoi ?, demande ce dernier.

_ Des flèches. Aucune détonation, aucun signal visuel non plus. C'est pile ce qu'il nous faut.

D'autres essaient le nouveau jouet de la Milice. Je n'arrive toujours pas à y croire.

_ Avant d'aller vous coucher, récupérez vos équipements dans l'armurerie.

Sur cette dernière phrase, il s'en va. Je regarde mon assiette mais je n'ai plus faim. Je la repousse et sors de la salle. Avant d'aller à l'immeuble, je passe à l'armurerie pour récupérer l'oreillette et l'espèce de fusil-arbalète... Je ne sais vraiment pas ce que c'est...

*

Je ferme la porte pour me retrouver dans le silence morbide d'un moment pareil. Je me force à contrôler mes yeux pour ne pas qu'ils se laissent aller. Je respire fort et lève la tête pour tenter de faire redescendre les larmes.

J'entends des pas venir vers la porte. Des reniflements, des pleurs. Quelqu'un vient se poster derrière la porte mais ne fait rien. Puis la personne se résigne à frapper et s'enfuie vers le monte-charge.

Je crois que c'était Hélène.

Plus tard, alors que je m'habille pour aller me coucher, quelqu'un sort du monte-charge et frappe à ma porte. Je crie à la personne d'entrer. C'est Kasey.

OH NON !

Il s'approche de moi, l'air curieux.

_ Ça va ? T'avais pas l'air bien quand la fille est apparue.

_ Je sais ce qu'elle ressent. Perdre quelqu'un. Pas envie de voir mon double.

Un blanc s'installe. Qu'il se barre, tout de suite !

_ Aedan nous a mis ensemble, sur les toits.

_ D'accord.

Aedan ne me connait pas. C'est sûrement une idée de Tobias. Enfin, que ce soit l'un ou l'autre, c'était le pire moment pour me mettre en équipe avec Kasey.

Et la vision revient.

_ Des nouvelles des ennemis ?

_ Ils soutiennent leur cadence. D'après les voyeurs, ils seront là vers six heures du matin.

J'acquiesce. Je marche vers la porte d'entrée et lui ouvre.

_ Je vais dormir, maintenant. Bonsoir, dis-je en l'incitant à sortir.

Il a l'air surpris mais obéis. Je soupire et ferme la porte à clé. Je marche rapidement vers ma chambre et me cache sous les couvertures du lit. Quelques heures de répit ne seront pas de trop. Et encore, je ne sais même pas si je vais pouvoir dormir.

*

_ Maman ?

Une ombre argentée l'entoure. Elle, souriante, dans une robe à fleur. Elle me tend la main. J'essaie de courir vers elle mais c'est comme si je courais sur place. Elle s'éloigne au fil du temps. Je lui crie de venir vers moi, de se rapprocher pour que je l'attrape. Mais elle continue de rapetisser à vue d'œil.

Je me sens impuissante. Mes bras giflent l'air, cherchant quelque chose pour m'accrocher et avancer. Mais la tentative se résout à un zéro pointé. Ma mère a complétement disparue. Je me retrouve dans un couloir tout blanc, à présent. Une porte en arrière et une porte à l'avant. Un bruit sourd, comme les pas de la Terreur dans les galeries, s'approche de moi par l'arrière.

Prise de panique, je cours vers l'avant pour m'éloigner le plus rapidement possible des pas qui bourdonnent à mes oreilles, me rendant pratiquement sourde. Mes poumons me brulent. Les pas se rapprochent et je n'ai toujours pas bougé. Je cours dans le vide, en fait.

Je m'arrête et me retourne pour tomber à genoux sur la blancheur éclatante du sol. Mes poumons essaient de ne pas me lâcher. Ma gorge est prise d'assaut par une flamme ardente. Je n'arrive même plus à respirer correctement. Les pas se font plus proches. Tout tremble.

Je repense à l'image de ma mère. Belle et généreuse, prête à m'accueillir de nouveau. C'est bizarre comment un rêve peut vous faire regretter toute une vie.

Soudainement, je sens quelque chose de dur dans ma main. Je baisse le regard et vois une grosse boule attachée à un manche en bois, se courbant pour finir en un cylindre long et fin. Mon Wheellock.

Brusquement, la porte face à moi s'ouvre et un homme en rouge portant un casque accoure vers moi en me visant avec son arme. Puis un deuxième et encore un autre. Et bientôt, derrière moi, le même scénario se déroule. Je fais le va-et-vient entre mon arme et les soldats rouges qui réduisent la distance entre moi et leur canon. Je ne veux pas mourir à cause d'eux. Jamais.

Je lève le canon et le colle à ma tempe pour tirer dessus. Un homme criant mon nom résiste encore dans ma tête lorsque mon corps rejoint le sol.

*

Je sursaute quand je sens des mains me secouer vivement les épaules. Je me retourne en tremblant pour voir qui me remue comme un prunier. L'image du visage féminin de Berty fond sur moi et je respire à nouveau. Ma gorge me brule encore mais la douleur s'éteint en un rien de temps. Et enfin, je vois mon Wheellock dans ma main. Je le lâche aussitôt.

Pleine de sueur, je rejette ma tête sur le coussin et soupire bruyamment.

Merde, mais c'était quoi ça ?

_ C'est bizarre que tu fasses autant de cauchemars, confie Berty.

_ Je sais... Ça ne s'arrangera pas comme ça, d'ailleurs...

Berty soupire et me tapote l'épaule.

Le rêve que je viens de faire était vraiment bizarre. Il ne faut plus que j'y pense. Il faut que je me change les idées.

Nam, t'as failli te suicider ! Encore une fois ! La prochaine fois, tu ne pourras peut-être pas m'entendre hurler !

C'était toi ?

Oui c'était moi, idiote !

_ Mon dieu, Nam... Faut que ça s'arrête...

Je me lève et m'habille. Berty est déjà prêt.

_ Quelle heure il est ?

_ Trois heures passées.

_ Bien.

Je me lève, dépasse Berty et sors de la chambre.

*

Jera et un armurier s'occupent de l'arsenal. Jera explique bien à tous les tireurs comment la mort des Hazes peut être possible. Ils ont passé leur nuit là-bas.

Aedan et Kasey passent leur temps à établir une stratégie de combat depuis le dîner. Kasey l'aide à peaufiner les détails, comme le plus gros du travail a été fait.

Je suis avec Masana et Martin. Nous l'emmenons vers l'immeuble le plus éloigné du grand escalier pour qu'ils puissent rester à l'abri avec les autres.

_ Je veux me battre, dit Masana, sûre d'elle, me trainant en arrière.

_ Reste avec Martin, il a besoin de toi.

_ Ils lui ont fait ça ! A cause de leurs putains de créatures ! Je ne les laisserai pas gagner, et je serai plus utile à la surface qu'en bas.

_ Masana, tu ne comprends pas ? Martin ne voudra jamais que tu viennes ! Il a déjà perdu son frère...

Masana me regarde avec des yeux bizarres. Vite, rattrape-toi !

_ Enfin, d'après ce que j'ai entendu... Il ne voudra jamais te perdre, toi aussi ! Il n'a plus que toi et ses parents.

Masana secoue la tête et continue de marcher à côté de moi.

_ Promets-moi que tu en tueras pour lui.

Je m'arrête et la regarde dans les yeux.

_ Je ferai de mon mieux.

Quelque chose dans son regard m'intrigue...

_ Quoi ?, demandé-je.

_ Les nouvelles vont vite, tu sais ? Je n'ai jamais vu d'aussi bonnes commères ! Même à la prison, elles ne sont pas aussi efficaces ! Et d'ailleurs, je ne vois pas pourquoi je t'en parle...

Je soupire et continue ma marche.

Masana se tait pendant quelques secondes mais finit par me dire quelque chose d'assez déroutant.

_ Aedan ressemble beaucoup à Nam, je trouve...

Je baisse les yeux et ne réponds pas à sa remarque. Faites qu'on n'en parle pas.

_ Je ne connais pas cette Nam, alors tu m'excuseras de ne pas faire la commère avec toi.

Je lui lance un regard noir et elle lève les mains comme une innocente face à une arme. Je me détourne d'elle et la laisse plantée là. Et comme un murmure, je l'entends se demander comment je sais pour Doug. Elle se dépêche de retourner aux côtés de Martin. Je secoue la tête et continue d'avancer vers le grand escalier.

*

Hemming est avec moi, en train de recueillir et de reporter les noms des soldats qui sont ici pour défendre la ville fantôme. Vers quatre heures trente, nous finissons à peine de remplir la totalité des listes. Nous constatons qu'il ne manque personne.

Je regarde les hommes sortir d'Osgor quand Hemming vient me parler. Depuis un moment, il ne m'a pas adressé un seul mot. Quelques-uns ont été échangés mais seulement pour parler de l'avancée de la liste.

_ Ça va ?

_ J'ai connu mieux, dis-je platement. Vous ?

_ Pareil. Tu vas combattre, ce soir ?

_ Oui. Je dois les aider. Ils en ont besoin.

Hemming hoche la tête en s'asseyant sur un amont de pierres. Je croise les bras et soupire un bon coup. Ça va être une longue matinée.

_ Ils ont dit à quelle heure ils arriveraient ?

_ Ce matin, vers les coups de six heures.

_ D'accord.

Hemming se lève et m'adresse un signe de tête avant de s'éloigner dans la rue qui sépare deux baraquements. Je pose ma tête contre le mur et ferme mes yeux. J'ai besoin de souffler deux minutes.

_ Alors comme ça, t'as troué le mur de ta chambre ?

Je relève la tête aussitôt pour voir Kasey se tenir juste devant moi, un petit sourire en coin. J'ai une envie irrémédiable de serrer mes mains autour de son cou pour enlever ce sourire merdeux de son visage mais je me retiens. Ce n'est pas le moment. Enfin, là, tout de suite...

_ Je suis désolé pour Laina.

Je relève la tête. Je suis grillée...

_ Aedan m'a dit que tu avais vécu un moment, là-bas. Tous ces gens... Ils n'avaient rien demandé... Ils étaient gentils, et... Ils n'embêtaient personne... Ils ne méritaient pas ça.

Kasey caresse ses cheveux doucement pour reprendre contenance, même un minimum.

_ Tu connaissais une femme là-bas ? Un mètre soixante-dix, presque. Brune. Elle a les mêmes yeux que toi, d'ailleurs.

_ Non, dis-je rapidement. Enfin, je l'ai peut-être croisé. Beaucoup de femmes sont comme ça.

_ Elle avait des cicatrices dans le dos. Elle avait toujours un fusil et un neuf millimètre.

Je regarde les yeux de Kasey. Il parle de moi.

_ Elles portent toutes des armes. Et elles ont toutes des cicatrices dans le dos. La vie d'une femme n'est pas facile au Sud.

Kasey soupire et regarde autour de lui.

_ Excuse-moi, je ne sais pas pourquoi je te pose ces questions.

Donne-lui ce qu'il veut. Fait semblant.

Je ne peux pas... Pas avec lui...

Pourtant c'est ce que tu fais en prétendant être une autre personne. Moi, en l'occurrence.

Il fait demi-tour et marche vers une autre rue.

Oh la la... T'es pas possible, Nam...

_ C'est de Nam dont tu parles ?

Kasey se retourne.

Oh mon dieu, ce que t'as été longue !

_ Elle avait une maison en bois sur un toit. Rue 15. Elle ne fréquentait personne, à part Léo, un marchand qui achetait ses prises de chasse, dis-je d'une traite.

Kasey semble ne plus respirer.

_ Oui, je l'ai croisé. Pas très loquace, cette fille.

_ Elle est restée seule pendant six ans. Elle n'a pas eu une enfance facile.

_ Je vois.

Kasey se tourne complètement vers moi.

_ Elle était comment ?

_ Elle était solitaire. Mais elle chassait très bien, d'après Léo. Je l'ai croisée une fois dans les bois. Elle... Elle m'a presque tirée dessus. Mais elle visait une bête derrière moi. Elle l'a prise et ne m'a même pas parlé. Ensuite, je ne l'ai plus recroisée.

Kasey acquiesce. Cette histoire est vraie. Et la personne qui était entre moi et la bête, c'était le fils du boucher. Oui, celui qui m'a fait ce fabuleux comité d'accueil quand je suis arrivée à Laina.

_ Nam ne sait pas qu'elle a du bon en elle. Elle refuse de le voir.

J'aimerais tellement lui dire que je suis là. Que c'est de moi dont il parle.

Mais la vision de lui et cette fille revient.

Ferme-la, ça vaut mieux. Après ce que tu lui as fait vivre, et ce que tu vas lui faire vivre, vaut mieux que tu te taises. Excuses-moi mais il a toutes les bonnes raisons d'aller voir ailleurs.

Est-ce que j'ai dit quelque chose à voix haute ? Non, alors tais-toi !

_ Je suis sûre que tu l'aurais appréciée.

_ Pardon ?, dis-je.

_ Nam. Vous ne parlez pas trop. Elle aurait aimé t'avoir comme compagnon de route. Moi, j'étais un poids pour elle. Elle me l'a bien fait comprendre. Elle détestait quand je parlais, je suis un vrai moulin à parole. Mais...

_ Tu l'aimais...

Kasey soulève ses grands yeux vers moi et fronce les sourcils. Il se frotte les mains d'anxiété. Il ne parle pas souvent de ses sentiments aux autres. Rien que moi, il a fallu que je le pousse à bout pour lui faire cracher le morceau.

_ Je suis prêt à mettre ma main à couper qu'elle fait tout ça pour une bonne raison. Le fait de te tenir à l'écart.

Kasey secoue la tête.

_ Non. Elle est devenue quelqu'un d'autre.

_ Et moi, je te dis que non. J'ai parlé avec Aedan. Il a confiance en elle, tout comme Tobias. Elle sait ce qu'elle fait. Elle te tient loin, seulement pour te protéger. C'est tout.

_ Ne parle pas de choses que tu ne sais pas, grinche-t-il.

_ J'en sais probablement plus que toi. Et si t'es pas content de ce que je te dis, il ne fallait pas venir me chercher pour parler gonzesse.

Je passe devant lui et m'en vais dans une autre rue. Il est presque l'heure. Je dois me mettre en position. J'efface rapidement mes larmes et monte à mon poste.

*

J'émerge à l'angle de mon poste et trouve Aedan à côté de la porte du baraquement que je dois investir.

Je lui fais un signe de tête.

_ Nam ?

Je tourne la tête vers lui, les yeux grands ouverts. Il est vraiment soucieux avec sa tige argentée entre les dents.

_ Ne prononce pas mon nom. Tu veux me faire griller ou quoi ?

_ Il n'y a personne. Ils sont tous à leur poste. Tu es prête ?

Il libère la fumée blanche de sa bouche. J'ai comme une vision du futur.

_ Je crois.

Je dodeline et retourne dans mes pensées mais il me stoppe encore une fois.

_ Promets-moi de faire attention, d'accord ?

Je le regarde et fronce les sourcils. Pourquoi il me demande ça ?

_ D'accord, dis-je méfiante.

Je lève les yeux au ciel et remarque quelque chose de bizarre sur les parois du canyon. Des points jaunes montent sur la pierre.

_ C'est quoi ça ?

_ Les snipers et d'autres personnes venues pour surveiller la surface du canyon, répond Aedan. Nous mettons toutes les chances de notre côté.

Je fais un signe de la tête et entre dans le baraquement pour être seule une bonne fois pour toute.


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