Tome II - Chapitre vingt-deuxième

Quand je reviens à mon bureau, je remarque que le fracas des poings de Martin a réveillé tous les détenus. Ces derniers commencent à demander le silence mais cela devient de plus en plus difficile.

Tout ça pour rien ! Doug, Enzo, Billy et Jared sont morts pour rien ! En vain ! Et je ne peux pas l'accepter !

Masana tente de résonner Martin, qui a déjà les mains en sang. Pourtant, même sous son emprise, il se débat.

_ LACHE-MOI !

_ Martin, tu ne peux rien faire... Pas maintenant, en tout cas !

Suite à sa parole, il s'agenouille et rentre ses ongles naissants dans le tissu de son pantalon en hurlant de douleur. Je crie à l'intérieur de moi de toutes mes forces lorsque l'écho de les siennes s'élèvent jusqu'aux plus hautes cellules de la prison. Des murmures se font entendre de partout. Il relève la tête et descend de l'estrade. Je regarde l'autre écran et mes yeux se perdent sur certaines cellules qui sont ouvertes, notamment la mienne. Celle que j'occupais.

Et soudain, je suis fatiguée. Avec une envie pressante de fermer les yeux et de tout oublier.

Quand ils montent enfin les escaliers, les exclamations se font plus pressantes, de plus en plus féroces. Des mots comme « escrocs » ou « menteurs », et même d'autres encore plus vulgaires, sortent de la bouche des prisonniers. La nouvelle se repend comme une trainée de poudre jusqu'aux hommes des étages au-dessus et soudain toute la prison se lève pour s'approcher des barreaux.

Certains posent des questions mais Martin et Masana se taisent et partent à leur étage. Une fois devant leur cellule, mon regard se perd sur une inscription juste au-dessus de leur lit. Une inscription à la peinture noire, encore fraîche.

Naïve !

Les muscles de Masana se contractent et elle ferme la grille de sa cellule doucement, s'enfermant à l'intérieur. La cellule voisine, celle de Martin, n'est pas encore fermée. Il s'accorde quelques secondes avant d'abandonner.

Je n'ai plus envie. Je veux juste dormir.

Le silence revient peu à peu lorsqu'ils ont tous regagnés leurs cages. Alors, j'en profite pour m'éclipser et aller dormir un peu.

Je ne trouve pas le sommeil tout de suite. J'ai encore pleins d'images dans la tête. Des souvenirs des duels. Surtout la mort de certains des participants. Surtout Enzo. Et ce qu'il s'est passé ce soir...

Et dire que je les ai perdus. Lui et sa sœur... Je n'arrive pas à tenir mes promesses. Je me dégoute moi-même.

Je bouge encore dans mon lit et éloigne la couverture, à cause de la chaleur. Je me mets en boule et ferme les yeux pour essayer d'oublier.

Je n'ai plus envie.

Je n'ai plus envie de me battre.

Mais il le faut.

*

Je ne sais pas quelle heure il est exactement. Tout ce que je sais quand je regarde l'écran, c'est que la prison est comme morte. Tout comme la salle de surveillance. Je me suis levée vers quatre heures du matin et le seul endroit où j'ai trouvé refuge, c'est ici. Je n'ai plus besoin de garde du corps, ou même de chaperon. Je suis libre ici. N'est-ce pas ce que je voulais ?

Seuls les bruits de pas et des murmures qui se raréfient au cours du temps rompent le silence obscur de la prison. Les dernières nouvelles ont aboutis ce matin jusqu'aux cellules les plus reculées du grand puit.

Personne ne comprend. Mais au fond, tout le monde s'y attendait. Ils savaient que ça finirait comme ça. C'était trop... facile. Et par-dessus le marché, ils doivent me haïr.

La sonnerie du déjeuner retentit, plusieurs heures après. Quelqu'un s'arrête à côté de ma cellule. Je crois que c'est une femme mais je ne lève pas les yeux pour voir exactement. Tout ce que je fais, c'est de me retourner sur mon fauteuil pour faire face au mur gris et livide.

Je n'ai tout simplement plus la force de regarder.

Si je dois mourir ici, alors à quoi bon m'intéresser à autre chose ? Maintenant ou plus tard n'y changera rien. De toute façon, ça devra arriver. Soit de la main d'un détenu, soit d'un papillon, soit par la force des deux litres de Pluratium sous le bureau de mon père. Il faut juste passer à autre chose maintenant.

J'attends que tous les surveillants descendent pour souffler afin de retourner à mes écrans. De toute manière, il n'y a plus que ça à faire, alors...

*

J'ai enfin décidé de me lever de mon bureau ! Pour aller me regarder dans le miroir et aller aux toilettes. Même la grande inquisitrice doit rester en forme. Mais un peu dur à faire lorsque l'on a un nombre incalculable de paires d'yeux tournées vers vous quand vous allez pour vous asseoir sur le trône et avoir une conversation privée avec une force mystique ! Ou pratiquement impossible, je dirai. Mais on s'y fait à la longue.

Chose à reporter dans la journée : deux bagarres, une dispute entre deux voisins de face dans le secteur B et un gosse qui a pleurniché pendant près d'un quart d'heure car il ne retrouvait plus son doudou. Je ne savais pas que Connors pouvait être aussi touchant pour laisser un petit garder son nounours en peluche ridicule. Mais bon, chacun sa croix...

Je ne suis toujours pas descendue manger depuis hier soir. Je mange rarement, et quand ça arrive, c'est dans mon bureau, et je n'ai surtout pas la foi de faire face aux autres. Et le pire, c'est que je n'ai toujours pas fait d'apparition dans la prison. Je devrais. Je dois, même. Bien que j'ai tenté mon possible pour faire face aux duels et le reste, je ne peux pas m'empêcher de me taguer d'être celle qui leur a volé l'espoir qu'un beau jour l'un d'entre eux puisse sortir d'ici. Même si c'est uniquement mon père qui l'a décidé, je ne peux pas m'empêcher de me tenir en partie responsable de ce qu'il se passe. Quant aux beaux plans sur la comète planifiés par tous ces gens, eh bien ils peuvent me remercier de pouvoir dire « bon vent » ! Ça aussi, je m'en tiens pour responsable !

En fait, je m'en veux surtout parce qu'à une époque, j'étais comme eux. Puis je me suis réveillée. Mais Kasey a raison. Je me suis perdue dans tout ça, dans mon rôle de « méchante ».

*

Je commence à avoir mal un peu de partout à cause de ce fauteuil. Sûrement dû au fait que je ne bouge plus, que le retour du bâton dû à mon réveil précoce commence à faire son effet. Ou tout simplement parce que je commence une grève de la faim improvisée à ma manière. Ou même à cause du fait que je ne bouge que pour changer de côté sur mon assise.

D'accord, ça fait quatre jours que je me croute derrière mes ordinateurs et que je ne parle à personne mais je fais ce que je veux. Et Connors n'a rien à dire étant donné que je fais mon boulot. De toute façon, il ne me reste que ça et ma tête pour visionner mes souvenirs qui s'effacent peu à peu, comme la fumée quand on passe la main dedans. Agiter du vent. Voilà ce que je fais depuis que je suis dans ce monde. Je n'ai pas de but précis. Je vaque. J'ère vers des choses que je ne connais pas, ou que je crois connaître. Et même quand je commence à les comprendre, elles m'échappent encore plus qu'avant. C'est pour ça que je me suis fixée ce but : parce que c'est la seule chose tangible qu'il me reste. C'est bizarre mais c'est comme avancer dans le noir, où tout est sur des roulettes. Et quand on pousse un meuble pour avancer, il recule encore plus. Et jamais on ne trouve quelque chose de stable dans cette foutue pièce noire où l'on croit qu'un jour, on trouvera un mur avec une jolie porte, indiquant « Exit » en grosses lettres vertes dessus. Voilà ce à quoi me sert mon but : à pousser les meubles sur les roulettes quand y en a qui arrivent à trouver les portes « Exit ». Seulement, je ne sais pas où est le mur.

*

Je me décide enfin à me lever pour aller manger avec mes « collègues ». C'a été dur mais j'ai atteint mon objectif de la journée : descendre grignoter quelque chose. Dès que j'arrive en bas des escaliers, plus personne ne parle. Ils me regardent tous. Quelqu'un tousse et tout le monde reprend sa vie. Alors je remonte et retourne à mon travail.
Je vois que dans la prison, tout le monde est calme. Je m'apprête à changer de caméra quand je vois Masana et Martin se diriger vers le comptoir d'Iori mais je me souviens soudainement qu'elle n'est plus là. J'espère qu'elle va bien, là où Gio l'a caché.

Je regarde un autre angle dans une autre file d'attente et patiente jusqu'à regarder ce qu'ils servent sur les plateaux : une chose visqueuse et colorée comme un dessert.

*

Sur un conseil de Water, je descends en pleine nuit dans la prison. Bien sûr, j'ai mis des chaussures sans talons, pour éviter de réveiller les détenus. Je ne veux pas me faire choper et me faire traiter de tous les noms, même si je l'ai amplement mérité.

Dans un couloir, un garde est en train de sermonner un enfant à cause d'une chose que je ne peux pas voir. J'ouvre la bouche en lui demandant ce qu'il se passe avec la voix la plus dure que je puisse imiter. Kara me vient en tête à ce moment précis.

L'enfant est tenu par le bras par un des trois gardes. Ils font face à une grosse tache rouge entre deux cellules aux portes capitonnés et sans vitre. Ils se déplacent enfin après quelques minutes de jérémiades et de tirages de vers du nez.

_ Qu'est-ce que c'est que ça ? C'est toi qui a fait ça ?

_ Non, je vous le jure ! Ce n'est pas moi !

Je les fusille du regard pour qu'ils arrêtent et ils m'obéissent. Etre la grande inquisitrice a de bons côtés, n'empêche.

Mais ce qu'ils cachaient me surprend. Beaucoup même. Me laissant sans voix.

Il s'agit d'un dessin, fait avec de la sauce tomate peut-être. Mais ce n'est pas n'importe quel dessin. Il ne représente pas n'importe quoi.

Il représente un arbre.

*

Le lendemain matin, je trouve Veffer devant la porte de mon bureau.

_ Qu'est-ce qu'il y a encore ?

Il triture ses mains pour enfin les placer dans son dos, mais trop tard, je les ai remarqués.

_ D'autres détenus sont en interrogatoire pour les tags.

_ Nous avons une idée de qui a fait ça ?

_ Non, mais nous comptons bien le découvrir.

_ Qu'ont donné les premiers détenus questionnés ?

_ Rien madame. Ils ont été exécutés, hier après-midi.

Je râle au fond de ma gorge. Je suis peut-être la grande inquisitrice de la prison, mais mon père tient toujours les rennes.

_ Où est mon père ?

_ Dans son bureau. Il s'inquiète pour vous.

_ Très bien. J'irai le voir après.

Veffer me salue et me laisse seule. Mais un autre soldat arrive.

_ Madame Nam, deux détenus voudraient vous voir.

*

Deux ombres s'approchent de la vitre et s'arrêtent pour me regarder en croisant les bras. Fallait bien qu'on se revoit.

_ Tu ne trouves pas que c'est injuste ?

_ J'en ai marre, Masana. J'en peux plus de me battre contre vous. Je veux juste que l'on me laisse tranquille faire mon boulot. Alors vous voulez quoi ?

_ Et on a fait tout ça pour rien ? Mon frère est mort pour rien ?

Je frissonne à l'idée de repenser à Doug. Je ne sais toujours pas si Martin a fait son deuil ou pas. Ou s'il m'en veut maintenant. Beh bien sûr qu'il t'en veut, idiote !

Mais quand il ouvre sa bouche pour parler, comme pour me saisir par les épaules et me secouer, j'entrevois une réponse négative.

_ Il faut que tu te réveilles, Nam ! Tu vas croupir ici jusqu'à la fin de ta vie ?

Je recule pour me dégager de son emprise invisible. Il a des yeux furieux, brûlants. Masana est restée en retrait.

_ Oui ! Je veux rester ici, me terrer dans mon trou pour que vous m'oubliiez ! Je ne suis pas celle que vous croyez. Je ne suis pas votre amie. Vous êtes sous ma responsabilité, maintenant.

Je frappe la porte de toutes mes forces et le soldat me fait sortir de la pièce. Un cliquetis se fait entendre et Masana et Martin sortent par l'autre porte. Il essaie de m'appeler mais je ne cède pas, je garde la tête haute. Ils frappent avec le plat de ses mains et hurle sur moi comme un putois mais sa voix disparait petit à petit derrière la vitrine du couloir qui nous sépare.

_ Alors c'est ça ? Tu veux rester ici et ne pas nous venger ? Tu es vraiment devenue folle ! Il t'a enrôlée ! Alors très bien ! Reste où tu es !

_ Martin..., supplie Masana.

_ Non, elle a fait son choix ! Si elle veut se faire oublier, rien de mieux que se cacher derrière des écrans et des murs.

Martin s'enfuie d'un pas fracassant. Je dépasse la vitre et redécouvre un mur, comme tous ceux si fameux, derrière lesquels je me cache. Je sers les poings et souffle doucement, en montant dans le bureau de mon père.

Pourquoi je me battrais ? A chaque fois que je riposte, ça me revient encore plus fort au visage. Alors je resterai ici, pour finir mes jours dans un monde où je ne parlerai à personne. Où je serai complètement isolée. Au moins, j'espère dans ce sens que Connors ne se servira plus de quoi que ce soit contre moi, comme il le faisait avant.

Jera et Kasey sont je-ne-sais-où. Les autres sont tous en train de travailler, ce qui me laisse comme seul option de non-solitude Water. Je suis un déchet maintenant, une bouteille vide qu'on jette à la mer pour qu'elle se noie tout doucement dans la solitude. Après tout, c'est ce que je mérite. A chaque occasion que j'ai d'avoir quelqu'un près de moi, je trouve le moyen de l'éloigner encore plus. Mais rien ne vaut un robot sans sentiment qui ne pense pas au pire.

Ça y est. C'est fini.

*

Au final, mon père n'a pas pu me recevoir. Il a encore des tas de choses à régler pour les ogives. Mais on s'est vu quelques secondes et ça lui a suffi pour le convaincre que je me suis remise de cette hideuse soirée.

Deux jours plus tard, au déjeuner, je m'installe à une table éloignée. Plus besoin de faire ma grève de la faim. Je resterai ici alors autant manger un peu, même si ce n'est pas très digeste ce qu'ils font en ce moment.

Autour, les gens ne parlent plus trop. Ils murmurent, font tinter leurs couverts et leurs assiettes mais c'est tout. C'est comme si tout se déroulait au ralenti. Je regarde tout le monde et personne à la fois. Je suis dedans et dehors.

Masana et Martin n'ont pas retenté de me contacter et il n'y a rien de nouveau à la prison. Ils n'adressent même pas un regard à qui que ce soit. Ils restent entre eux, c'est tout. Mon plan de me faire oublier semble fonctionner à merveille !

Je reporte mon regard sur mon plateau et le vide d'une traite pour remonter dans mon bureau.

*

J'ai un emploi du temps très strict, désormais. Je me réveille, je m'assieds à côté de Water et mange un minimum jusqu'à sept heures et demie. Je descends et regarde encore mes écrans derrière mon bureau pour faire passer le temps. J'ai délégué les dossiers des nouveaux arrivants à Veffer. Je ne me suis pas encore totalement préparée à faire face à mes nouvelles responsabilités. Le soir, juste avant de manger, je fais un peu d'exercice physique et je prends une douche. Puis après le dîner, je m'endors, sans parler à personne pendant la journée, sauf à Water.

Quelques fois, j'ai la vague impression que je suis redevenue la Nam avant l'invasion de Laina par l'Armée. Taciturne et solitaire. Tout ce qu'il me manquait durant ces derniers jours. La solitude est la meilleure défense, et le silence la meilleure des attaques. Mais, bien sûr, ça ne marche pas pour tout le monde. Il y a encore des personnes qui me regardent et qui parlent à voix basses. Mais je m'en fiche maintenant. Ça n'a plus d'importance.

Water est très gentil avec moi. Il me parle de tout et de rien. Il essaie de trouver un moyen de faire marcher le tourne-disque. Je lui ai dit que Connors m'avait expliqué et que je pourrai lui montrer, si j'ai un moment.

Plus tard, quand je suis allée vérifier une dernière fois les écrans, après mes exercices pour rester en forme, j'ai remarqué quelque chose de très bizarre. Absolument personne ne parlait. Pas même de murmures entre les gens. J'ai secoué la tête et j'ai changé de caméra. Et puis les gardes sont arrivés et ont récupérés des détenus pour les emmener en interrogatoires surprises. Il n'y a pas eu d'altercation. Personne n'a bronché. Alors j'ai fait comme les autres. J'ai simplement regardé les soldats emmener les deux détenus hors de la cafétéria.

Et nous revoilà à l'instant présent.

Quand je m'apprête à éteindre mon écran, il change soudain de caméra sans que je le lui demande. Je relève la tête et ne vois personne sauf moi dans la salle. Je prête attention à la vue de la caméra et remarque des taches de couleurs différentes à pratiquement tous les étages. Mais je n'arrive pas à les distinguer. Mais lorsque je prends un autre angle de vu, je vois la même tache à l'entrée du couloir juste à côté de la jonction entre le secteur B et C. Je zoome et discerne mieux la tâche mais ça reste sombre. Elle est d'un noir clair mais les formes ne sont pas facilement discernables. La substance est luisante, encore fraîche apparemment, comme de la peinture.

Je profite que tout le monde soit encore en bas pour faire une petite excursion. Je passe par un couleur qui débouche dans l'aile où la tâche se trouve, sans passer par la cafétéria. Je me trouve en face du grand dessin noir et passe mon doigt dessus. Le liquide reste collé à mon doigt. Et puis, l'odeur vient à mes narines. Ça sent extrêmement fort. Ça m'agresse presque.

Je me recule pour voir le dessin en entier, mais quand je le vois dans sa globalité, je me fige complètement.

Un arbre, pas totalement le même que celui de la dernière fois mais très similaire. Je reviens sur mes pas et redescends aux étages inférieurs. Encore un arbre. Aux étages en-dessous aussi, tout le temps des arbres. Je suis tellement descendu que, maintenant, je me retrouve au bas des escaliers de la cafétéria.

Les gens ne parlent toujours pas, mais certains remarquent ma présence. Les gardes sont sur le qui-vive mais personne ne bouge. Ils sont tous blasés. Ils ont abandonnés, même. En cherchant un indice, ou je-ne-sais-trop-quoi, je devine un petit objet sur la table. Sur ma table. Et je le reconnaitrais entre mille.

C'est mon collier.

Je le pensais toujours à mon cou.

Je pose la main sur mon uniforme. Je le sens encore.

L'atmosphère devient de plus en plus froide autour de moi et je frissonne. Certains se sont levés en me regardant. Mais je baisse les yeux et finis par remonter en haut.

Je ne veux pas retourner là-dedans.

*

Au beau milieu de la nuit, des cris retentissent. Je me rends compte que je me suis endormie devant mon bureau, au poste de surveillance. Je me lève et regarde à travers les écrans, mais je ne vois rien. Je change de caméra pour finalement repérer du mouvement. A l'étage en-dessous du secteur C, deux personnes s'agitent sous les hommes rouges de l'Armée. L'une d'elle tenait un grand drap rond découpée en son centre en une forme bizarre. Tout autour du découpage, de grosses marques vertes se sont ancrés dans le tissu. L'autre hurle en lâchant un gros cylindre vert au sol. Les deux femmes sont ensuite emmenées hors de la prison. Mais avant qu'on ne les emmène, une des deux lève la tête vers la caméra et j'aurais tout parié pour dire qu'elle me regardait moi, et pas quelqu'un d'autre. Mais ils finissent par l'emmener elle aussi.

Les détenus retournent se coucher après cette altercation. Mais moi, je reste plantée là, à regarder cet arbre, à moitié défiguré par la surprise. Un cercle à moitié ouvert entoure le symbole, sur le sol. Je sers les poings et force mes pieds à se détourner pour que je tourne le dos à mon bureau.

Maintenant, ils veulent que, chaque jour, quand je vais les regarder, je vois ça ? Et moi qui voulais me faire oublier ! C'est gagné !

*

Le lendemain, au déjeuner, je retourne manger à mon bureau. Mais quand je pose mon plateau garni, quelque chose m'interpelle.

La copie de mon collier est sur mon bureau, là, à me scruter comme pour me demander quand je me déciderai enfin à revenir en arrière. Je n'ose même pas le toucher. Je le prends à la main et le jette dans l'incinérateur du bureau. Qu'il soit le plus loin possible de moi !

Je me réinstalle en silence. Je prends ma fourchette et enfourne une bouchée de purée entre mes lèvres.

Pratiquement tous les regards sont tournés vers moi ou vers l'incinérateur. Je secoue la tête et continue de manger. Je me dépêche et retourne aussi sec à ma tâche.

Et toujours aucune nouvelle de Kasey ou de Jera.

*

Juste avant de descendre dîner, je fais quelques pompes pour maintenir mon corps en alerte. Les gouttes de sueur ne me dérangent pas mais bientôt je devrai aller prendre ma douche, à cause de l'odeur. Justement, aujourd'hui ma salle de bain est nettoyée. Je vais en profiter pour y aller.

Même les femmes qui s'occupent des sanitaires me regardent avec des expressions indéchiffrables. Iori m'a dit que même ceux qui travaillent ici, hormis les gardes, sont des détenus de la prison. Ils se sont tous passé le mot pour me rendre dingue, ce n'est pas possible !

*

Lors du dîner, je m'installe à mon bureau. Water s'inquiète que je reste plus ici que dans mon petit appartement. Un nouveau collier a été déposé sur la table où je déjeunais. Je soupire et m'affale sur mon fauteuil. Mais quelqu'un n'a pas jugé nécessaire de me laisser tranquille.

Je me concentre sur les écrans mais ne trouve pas Masana, ni même Martin, Dan, Xavier ou quelqu'un d'autre. A la place, je trouve l'une des deux femmes qui s'est faite chopée la nuit dernière, en train de taguer l'arbre à l'étage en-dessous du secteur des hommes. Elle est installée à ma table. Elle a l'arcade et la lèvre ouverte, et plusieurs bleus sur le visage et les bras. Ils ne l'ont pas loupé !

Personne ne parle, ils la regardent juste, la fille, le collier et l'espace qui les sépare. Mais moi, je continue de manger, sans me soucier de rien ni de personne. Je dois arrêter de m'en faire pour ce symbole. La fille ne bouge pas. Mais au bout de quelques secondes, elle saisit le collier et le regarde, me forçant à suspendre ma fourchette en l'air. Je sens le vrai collier pendre sous mon uniforme mais je ne relève toujours pas et continue de manger.

_ C'est un beau collier. Si j'étais toi, je ne le perdrais pas.

Je lâche ma fourchette et lève la tête vers l'écran. Elle a parlé mais d'une voix distincte, au-dessus du brouhaha de la cafétéria.

_ Ton oreillette.

Je sursaute quand je me rends compte qu'elle en a une aussi. Je m'éclaircis la voix et parle.

_ Je ne peux plus le porter.

Elle est très attentive à ce que je dis, maintenant. Elle ne bouge plus.

_ Nam, tu ne peux pas abandonner. Il y a des gens dehors et ici-même qui ont besoin de toi et de ce que tu représentes. Ne les abandonne pas. Ton petit jeu comme quoi la famille c'est important, je n'y crois pas.

_ Je n'ai pas besoin de vos leçons. Vous n'avez à redire de ce que je fais ou de ce que je ne fais pas.

_ Mais tu ne comprends pas ! Personne ne fait ce que tu fais !, s'emballe-t-elle.

_ Ce que je fais, c'est me battre dans le camp qu'il le faut, ce que chacun d'entre vous peut faire, dis-je en me levant calmement. Ce collier, je ne peux plus le porter. Je l'ai autour de mon cou mais il ne veut plus rien dire. J'ai trahis mes promesses. Il est bien trop lourd pour la personne que je suis devenue. Si quelqu'un veut le récupérer, qu'il garde celui que tu tiens entre tes doigts. Moi, je n'en veux pas.

J'arrache mon oreillette et coupe l'alimentation. Je tire ma chaise et pars jeter la totalité de mon plateau dans une poubelle. Je monte les escaliers. Je sens tous leurs regards poser dans mon dos lorsque je me réfugie dans mon petit appartement.

Ils ne comprennent pas. Bien que ce soit un collier, il devient aussi lourd à porter que le fardeau que j'ai sur les épaules. Alors qu'ils me laissent travailler seule et faire ce que je me suis fixée !

*

Six jours ont passés, et le collier est revenu sur la table et n'a pas changé de place. Il prend la poussière. Même les personnes qui s'occupent du ménage ne le touche pas.

Kasey et Jera n'ont toujours pas donné signe de vie. Masana et Martin restent dans leur coin. Tout va bien dans le meilleur des mondes. Plus personne n'est venu m'ennuyer avec cette histoire de vengeance et de collier. Mais ce n'est pas pour autant que la prison est redevenue normale. Mais à chaque fois que je passe quelque part, on me regarde sans dire un seul mot.

Diable, que ce silence est assourdissant !

On arrive enfin au déjeuner. Hier soir, je n'ai pas mangé. Je n'avais pas faim et puis, je ne voulais pas que l'on me regarde comme si j'étais un monstre difforme et repoussant. Water ne me regarde pas comme ça. Il n'a pas d'expression faciale de toute façon. Mais mon estomac crie famine, alors je vais encore me transformer en un monstre difforme et repoussant.

Dans la file pour récupérer mon plateau, je perçois une conversation à voix basse dans la file voisine.

_ Il n'est toujours pas revenu. Zack s'inquiète. C'est son codétenu. Il lui a dit de ne pas le faire, et pourtant !

_ Brie non plus n'est pas revenue. A croire qu'ils ont laissés Henriette revenir exprès pour la réveiller.

_ Il faut qu'elle se reprenne. Il n'y a qu'elle qui peut nous sortir de cet enfer.

_ Chut ! Ne parle pas trop fort, elle est juste à côté.

Je regarde le dos en face de moi en ayant la vulgaire impression qu'on m'épie depuis la queue d'à côté. Je tourne ma tête rapidement et les prends en flagrant délit de curiosité.

Oui, ils parlaient bien de moi.

Mais alors, comme ça, des gens ne reviennent pas ?

Je me souviens que Veffer m'a dit que des détenus étaient exécutés. Mais je m'imaginais pas qu'ils le seraient tous.

_ Tu vois, je savais que tu parlais trop fort !

_ Mais elle doit le savoir ! Si les gens qui dessinent les arbres ne sont jamais remis en prison, où sont-ils alors ?

Soudain des gardes s'avancent vers eux et leur demande de quoi ils parlent. Le ton monte et les deux soldats se font embarqués pour un interrogatoire.

Les papillons se font facilement attraper, dis-donc !

Alors c'est ça, le souci ? Ceux qui sont emmenés aux interrogatoires surprises ne reviennent pas ? Sauf cette fameuse Henriette. Et si je ne me trompe pas, il s'agit de celle qui m'a parlé à travers l'oreillette, il y a quelques jours.

_ Grande inquisitrice ?

Je sors de mes pensées et m'avance pour récupérer mon plateau. Je dépasse la file et m'en vais vers ma table.

Je m'installe sans même jeter un coup d'œil vers la salle car je sais qu'ils sont... absents.

*

Au dîner, je décide de me bouger le derrière et de faire une apparition à la prison. Juste avant, j'ai jeté un coup d'œil à mon ancienne table et regarde dessus mais il n'y est pas. Le collier a disparu. Je me lève et regarde autour de moi. Les gens ne m'adressent même plus un regard. Ils font comme si je n'existais pas. Je m'avance et sors de mon bureau. J'interpelle Veffer.

_ Je descends à la prison. Préviens les hommes en bas.

Veffer n'a pas l'air de m'avoir entendu. Quoi ? Ma voix est différente d'il y a quelques jours ? Veffer finit par se réveiller et à me répondre par l'affirmative. Je descends sous le regard surpris de plusieurs surveillants.

Une fois devant les portes du balcon, je les pousse d'un grand geste et rentre dans la cafétéria.

Un silence de mort s'abat sur toutes les conversations. Ils n'en reviennent pas que je sois là, après plusieurs jours de silence radio. Je regarde leurs cous mais ne distingue pas la naissance de la chaine que Tania m'a donnée.

Je fais quelques pas dans la cafétéria et remarque de nouveau des regards interloqués me fixer. Mais je m'en fiche. Je cherche le collier. Mes poumons se gonflent plus rapidement que d'habitude. Je regarde tout autour de moi, le sol et les cous graciles des autres. Mais aucune trace de mon collier.

Je passe la main dans mes cheveux et continue de scruter les gens et d'avancer vers d'autres groupes avant de revenir à ma table, totalement insensible.

Assise à côté de ma chaise vide, Henriette joue avec mon collier entre ses doigts, sans même me regarder.

_ Qu'est-ce que tu fais avec ça ?, demandé-je avec le plus calmement possible.

_ Tu as vu ce que ça te fais lorsque l'on t'enlève ce qui est le plus cher à tes yeux ?

L'image de Tania et de son faux collier entre les mains d'Henriette répondent à cette question.

_ Donne-moi ça tout de suite si tu ne veux pas finir comme tes amis, dis-je doucement. Je ne dis pas ça pour te faire plaisir mais si tu ne veux pas finir comme tes amies qui ne sont pas revenues, va falloir que tu obéisses. Je ne suis pas aussi gentille que mes supérieures.

Henriette lève ses yeux vers moi et, pour la première fois, je remarque qu'elle est plutôt âgée. Elle aurait presque l'âge de ma mère, je dirais.

_ Non. Pas tant que tu ne te seras pas mis en tête de nous rendre ce qui nous est cher, à nous.

Je ricane.

_ C'est quoi ? C'est une charade ? Vous ne vous êtes jamais dit qu'il fallait laisser tomber, des fois ? Moi, j'ai laissé tomber une cause perdue. Je vous conseille de faire pareil.

_ Pas quand c'est l'espoir !, répond-elle en se levant.

Je secoue la tête en souriant jaune. Je lui saisis la main et la retourne pour qu'elle se retrouve dans une position moins avantageuse. Quelqu'un a essayé de bouger mais les gardes ont déjà braqués leurs armes.

_ Tu ne t'es jamais demandé pourquoi on dessinait les arbres sur chaque mur de cette prison ?, reprend-elle.

_ Si, je sais pourquoi vous le faites. Je ne suis pas idiote. Mais c'est peine perdue. J'ai tout perdue. Je ne peux pas vous aider, les gars, je... Je ne veux plus faire partie de son jeu.

_ Mais tu l'es pourtant. Tu es même tout son jeu, à lui. Et tu t'y es jetée à bras le corps. Connors ne te lâchera pas. Il ne nous lâchera jamais si tu ne fais pas ce qu'il faut pour que ça s'arrête. Il faut que l'on se batte. Il faut que tu te battes à nos côtés pour sauver ce qu'il reste de cette putain de planète.

_ Vous n'y arriverez pas. Pour la moitié d'entre vous, votre vie se résume à cette prison. Dehors, vous ne tiendrez pas une seule seconde. Je sais de quoi je parle.

_ Parce qu'on ne t'a pas toi comme bergère.

Je secoue la tête et finit par la lâcher. J'en profite pour récupérer le collier dans son autre main.

_ Je ne suis plus dans votre camp. C'est terminé. Faites-vous une raison.

_ Enzo serait déçu.

Je tourne la tête et vois Martin et Masana à côté de moi. Martin s'approche de moi et me regarde dans les yeux.

_ Je suis désolé de te décevoir toi aussi.

_ Nam, ajoute Masana. Nous avons besoin de toi, s'il-te-plaît. Il n'y a que toi qui peux nous guider.

Pourquoi rabâchent-ils tous la même phrase ?

Je me tourne vers Henriette et m'en vais. Je jette le collier dans un des incinérateurs. Les branches de l'arbre scintillent sous l'effet lumineux de lampes stériles de la cafétéria, puis sous les flammes. Tout le monde retient son souffle en me regardant prendre ma décision.

_ Je ne suis plus des vôtres.

Je marche vers le balcon et m'en vais, en refermant les portes derrière moi.

*

_ Wow !

Je sursaute en entendant des clappements de mains devant moi. Mon père applaudit, devant mon bureau.

_ J'avoue que tu m'impressionnes de jour en jour.

_ Tu as vu mon petit show de ce matin ?, prononcé-je d'une voix fatiguée.

_ Oui. Et Veffer m'a dit que tu n'arrêtais pas de travailler. Alors pour deux jours, tu n'es plus la grande inquisitrice. Tu es assignée à ton bureau et tu as pour ordre de te reposer.

_ Je vais très bien, père.

Il s'assied sur le bord de mon bureau.

_ Non, et je le vois bien. Alors, c'est pourquoi les docteurs t'ont prescrit des vitamines pour que tu te remettes sur pieds. Il faut quelqu'un en forme pour assumer la prison.

_ Peut-être que j'aurais dû tirer sur mon garde du corps plus tôt.

_ Ça, je ne te le fais pas dire, mais tu dois assumer ce que la vie te donne et t'en montrer digne.

C'est fou ce qu'il peut bien parler pour un menteur. On s'y abandonnerait à force mais il faut que je reste lucide. Même si pour le moment, je ne fais rien pour le but que je me suis fixée, je dois quand même restée concentrée.

_ D'accord. Donne-moi ces vitamines. Je vais me coucher sur le champ.

_ Bien. Voilà qui est mieux !

Water débarque avec mes vitamines et un gobelet.

_ Madame Nam !

Combien de fois vais-je le répéter ?

Je prends les médicaments et les avale d'un trait pour ensuite aller me coucher, raccompagnée par mon robot.

*

Douze heures plus tard, je me réveille enfin, et en pleine forme. Je me redresse et croise mon reflet. J'ai l'impression de n'avoir jamais été fatiguée. Je n'ai plus de cernes, j'ai le teint frais. C'est comme si tout allait beaucoup mieux, comme la fin d'un cauchemar.

_ Eh bien, t'es une vraie marmotte !

Je tourne la tête et croise un visage qui m'avait manqué.

_ Jera !

_ Désolé de ne pas être venu te voir mais nous avons une affaire urgente à régler. Nous allons sur le terrain.

_ Sur le terrain ? Tu veux dire... En dehors d'Acropolis ?

_ Oui...

Et là, tout s'accélère dans ma tête. J'ai l'impression que l'on m'a rebranché sur serveur, que je redécouvre la joie de réfléchir par soi-même et de me retrouver.

_ Il faut d'abord préparer le coup. Avant de sortir. Sinon, il va manquer des pièces au puzzle.

_ Tu pensais à quoi, au juste ?

*

_ Ça y est !, m'exclamé-je. Il marche ! On a trouvé, Water !

Le tourne-disque marche enfin après avoir réussi à parer le manque de batterie.

Mais bien sûr, nous sommes coupés dans nos festivités.

_ Madame Nam ! Nous avons une urgence !

_ Qu'est-ce qu'il y a, Veffer ?

_ Une mutinerie vient d'éclater dans la prison. Des prisonniers tentent de s'échapper.

Je me relève et regarde Veffer, qui est complètement abasourdi et paniqué.

_ Madame, la situation requiert toute votre attention.

_ Je vous ai entendu, Veffer. J'arrive.

Il sort enfin de mon bureau, nous laissant seuls Water et moi.

_ Fais-moi voir ce disque.

Water me le présente, tout excité. Sa cravate rouge voltige autour de son cou quand il s'agite, ce qui me fait rire. Je pose le disque sur la plaque tournante et abaisse l'aiguille. Un bruit sourd agite le fond de la bande. Je saisis mon verre d'alcool et m'approche de la vitre. Puis tout doucement, des trompettes transpercent le vide. Et la voix d'une femme chantonne quand je touche mon collier que Tania m'a offert. Bientôt, tu sortiras de ta cachette !

We'll meet again,

Don't know where,

Don't know when,

But I know we'll meet again some sunny day !

Keep smiling through,

Just like you,

Always do,

'Til the blue sky drives the dark clouds far away !

Je finis mon verre et mon reflet me sourit, comme si mon moi intérieur se trouvait dans le verre. Je me retourne pour déposer mon verre vide sur le bureau.

_ Nous avons du pain sur la planche, Water. Alors au travail !

Il passe dans la chambre et moi, je glisse mes mains derrière mon dos en passant la porte de mon bureau en sifflotant l'air qui s'extirpe du tourne-disque.


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