Tome II - Chapitre douxième

Je me rappellerai toujours de cet ascenseur. Un gros pavé, tenu à la verticale, tout en verre. Même les boutons pour accéder aux étages de l'immeuble de l'Armée sont du même matériau.

Ils ont pensé judicieux de me mettre des menottes. Ça ne m'empêcherait pas d'étrangler mon père avec la chaîne, si jamais l'occasion se présente !

L'élévateur transparent descend tout doucement devant nous et ses portes s'ouvrent. Les trois gardes, Kasey et Jera m'encadrent pour ne pas me laisser partir. Jera appuie sur le bouton en haut à droite de la grille d'étages. J'en étais sûre !

Nous mettons près de vingt secondes à atteindre le dernier étage, soit l'appartement de mon père. Là où j'habitais avant. Et ma mère aussi.

Les portes s'ouvrent sur ce long couloir, au tapis rouge sang et aux murs blanc cassé. Au bout, un large faisceau jaune brillant nous signale l'arrivée. Jera et Kasey passent devant moi et les trois gardes me précèdent.

_ Je connais le chemin, pas obligé de m'ouvrir la voie.

Jera et Kasey se regardent, sans relever la marque de sarcasme dans ma phrase. Je regarde à gauche et croise un des tableaux de l'ancien bureau de mon père. Puis un autre. Et encore un autre. En fait, ils proviennent chacun du bureau que mon père a. Mon père et ses signes très... Nostalgiques. Quelle pitié !

Je me force à ne pas tourner la tête quand le portrait de ma mère signifie la fin de notre périple dans le couloir. Je n'ose même pas la regarder ! Comme si elle allait sortir de la toile et venir me gifler en me criant de partir en courant dans le sens inverse !

Mais je dois rester forte. Je veux faire face au moins une fois à mon père. Au moins une fois avant de tenter encore une partie de cartes avec la mort elle-même.

Nous tournons à gauche, en direction de la lumière.

Le grand salon s'offre à nous. Jera et Kasey continuent de marcher mais je m'arrête.

_ Attendez...

Ils se retournent sur moi mais je ne fais pas attention. Je me décale du rang et m'avance dans la première pièce de l'appartement, des armes pointés dans mon dos.

Une grande pièce circulaire représente le salon. En face de moi, deux petites marches en marbre qui descendent vers un sol du même matériau. Un grand tapis rond rouge, soupesant un long canapé blanc et une table basse de la même couleur. Au coin gauche, un piano à queue blanc lustré comme s'il venait de sortir de l'usine. A côté de celui-ci, une longue étagère basse, soutenant des bibelots de différentes époques anciennes d'Atorn. Je n'ai jamais su de quelles époques exactement, mais elles ne sont pas de notre siècle. Elles sont trop défraichies et... Pas à la « mode » d'ici !

A côté de l'étagère se tient la porte des cuisines. Mon père n'a jamais aimé voir quelqu'un cuisiner. Peut-être qu'avant il aimait, quand ma mère le faisait. Si elle le faisait, aussi. A droite de la pièce immense, une longue table pour dîner solennellement en famille : chose que l'on n'a jamais faite. Je mangeais toujours dans ma chambre. Mon père restait enfermé dans son bureau. On ne se croisait jamais, sauf quand il voulait... Me frapper.

Et au fond de la pièce, une longue baie vitrée bombée, bordée de sièges sans dossier collés les uns aux autres pour former un banc, collé contre le matériau transparent donnant sur la terrasse.

Un soleil couchant sublime, laissant un hâle doré derrière lui. La lumière réchauffe ma peau et mon cœur. Le trompe l'œil des couchettes du camp me paraît n'être qu'un lointain souvenir face à cette vue de la Capitale. On pourra dire tout ce que l'on veut, Acropolis est magnifique. Difficile d'admettre d'en haut, qu'en bas, la planète se déchire parce que la personne à l'étage au-dessus est un véritable tyran sans loi ni conscience.

Je me tourne à droite et mes yeux se perdent au Sud. Enfin, je le revois en vrai ! Je m'avance rapidement vers lui. Les gardes se précipitent pour se rapprocher de moi, histoire de m'avoir à l'œil et de m'empêcher de faire une bêtise. Je me retourne furtivement et les foudroie du regard.

_ Je ne suis pas suicidaire !

Ils se sentent bête à l'idée d'imaginer que je puisse traverser une vitre telle que celle-là pour me jeter par-dessus la rambarde. Si j'avais voulu mourir, je ne les aurais pas attendus ! J'aurais mis fin à mes jours depuis belle lurette !

Je continue de contempler la vue. Le Sud. La liberté. Et ce trou béant dans lequel baigne la noirceur de la légende de Furie. Je me demande comment il va. Et si Hemming se porte bien, lui aussi.

Mes yeux se baissent vers l'entrée d'Acropolis. Je suis déstabilisée face à la différence entre le centre-ville et la « banlieue » de la Capitale. L'endroit où Gio protège les pauvres est similaire à un bidonville. Lorsque nous sommes venus avec Kasey le rencontrer, il faisait nuit. Je ne m'étais pas rendue compte de la fracture entre les deux mondes. C'est tellement flagrant vu d'ici.

_ Nam ?

Je me retourne et aperçoit Jera à mon côté.

_ Il faut y aller.

Je fais oui de la tête et nous tournons à droite. Un long couloir, longé par la vitre donnant toujours sur le Sud. Un sol en marbre, rompu par ce fichu tapis rouge. Je regarde à droite et vois une unique porte. Une seule.

Ma chambre.

Enfin mon ancienne chambre, je veux dire. Celle que j'occupais pendant mon enfance. Je n'arrive pas à croire que j'ai pu vivre dans un tel endroit, après avoir vécu pendant près de six ans dans cette petite cabane sur un toit de Laina. C'est tellement luxueux !

Ça n'a jamais été moi !

Nous poursuivons notre route sans nous arrêter et la baie vitrée nous force encore à tourner à droite et à emprunter un escalier droit.

Un long couloir, identique aux précédents. Deux autres portes à droite et une au fond du couloir. Celle d'en face, c'est la chambre de mon père. Il a souhaité l'avoir du côté Nord-Ouest. Il ne voulait pas avoir sous les yeux la pourriture de sa planète. Il ne la veut toujours pas, d'ailleurs, pensé-je sarcastiquement.

Les deux portes sur la droite, une double en bois et la même en verre. Celle en bois représente celle du bureau que ma mère occupait lorsque mon père travaillait. Je n'ai jamais pu rentrer à l'intérieur. Il doit être vide, à l'heure qu'il est.

La porte en verre, encadrée par deux hommes armés – vous l'aurez compris -, c'est celle du bureau de mon père. Mon sang quitte ma tête quand je vois la forme du verre. Je souffle discrètement et on se positionne sur le côté. Les deux gardes nous voient et nous laissent passer. Jera me jette un coup d'œil mais je fais tout pour ne pas sombrer dans la folie et rester irréprochable à tout point de vue.

Jera s'aventure au-delà des portes en verre et je le suis, suivie de près par Kasey. Ce dernier pose sa main d'une manière douce dans mon dos mais j'accélère le pas pour ne pas avoir le moindre contact avec lui. Surtout mon dos !

Je me presse et pénètre enfin dans le couloir du bureau de mon père. Deux grandes étagères, aussi longues et hautes que les murs et remplies de livres nous montrent la route à prendre. Au fond, un bureau habillé de couleurs chaudes et une baie vitrée bombée qui surplombe la même vue que celle que le salon offre, un étage plus bas.

Deux voix s'élèvent mais je ne comprends pas ce qu'elles disent. Elles sont des chuchotements à mes oreilles.

Nous traversons rapidement le couloir et Jera s'arrête avant que je ne puisse mettre un pied hors du corridor.

_ Ah ! Jera !

Sa voix. Je frissonne à son écoute. Je lève les yeux vers le plafond et m'efforce de rester calme.

_ Monsieur Odiel. Quelqu'un a demandé à vous voir.

Jera se décale et me regarde avec un air indéchiffrable. Je suppose que je dois mettre un pied devant l'autre.

Je m'exécute et m'arrête dès que je vois la silhouette des deux hommes du coin de l'œil. Je fixe droit devant moi sans faillir, fière de ce que je suis devenue : tout le contraire de lui.

_ Eh bien, que vois-je ?

Idiot !

Je grogne à l'intérieur mais ne laisse rien transparaître à l'extérieur. Je garde ma dignité pour moi.

_ Tu as l'air en forme, Nam !

Je ne le regarde toujours pas, mais je le sens s'approcher de moi. Dans le recoin le plus éloigné de ma vision, je le vois tenir un verre contenant un liquide brumeux, comme celui que Gio m'avait donné à boire quand on s'est rencontré la première fois.

_ Qui est-elle ?, demande l'autre personne.

Une voix forte, sans défaut. Aucun problème à se faire entendre.

_ Mon cher ami, voici Nam Odiel, ma...

_ Juste Nam.

Je dis ça en déviant doucement mes yeux vers mon père d'un air meurtrier. Je n'accepte pas de porter son nom. C'est la dernière chose que je veux en ce monde.

Ses iris gris et profonds ne m'intimident plus autant qu'à mon jeune âge. Il se fait vieux et repoussant, autant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Non pas qu'il n'est pas bel homme, mais sa personnalité a fait ressortir des traits de fatigue et de sévérité. Avant, il n'était pas comme ça. Et quand ma mère était encore là, il devait être une toute autre personne.

Il plisse son nez et finit son verre avant de m'adresser un regard froid et de s'éloigner pour s'asseoir à son bureau.

_ Ah ! Alors, c'est vous qui avez embarqué mon fils dans les duels ?, ajoute l'autre.

_ Votre fils ?, demandé-je en lui adressant un regard méfiant.

S'il me sort le nom d'Enzo, je l'étripe sur le champ. Je n'accepterai pas d'autres mensonges ou trahisons. On a toujours pensé que les parents d'Enzo avaient été tués par l'Armée. Si jamais c'est un autre mensonge, je vais vraiment m'énerver.

_ Jared.

Oh...

Bien que Jared m'ait parlé de son père comme la pire des ordures, les parents d'Enzo me fournissent encore plus de dégout. Ma bouche se tord de mépris. Séparer leurs jumeaux... C'est horrible !

_ Je vous dois une fière chandelle, ma chère !, reprend le père de Jared.

Je reste de marbre, mais au fond, j'ai l'impression que je vais exploser. C'est comme si vous voyiez un énorme bouton sur votre visage et que vous vouliez le retirer à tout prix, même pour le retrouver sous la forme d'un cratère. C'est comme si vous vouliez frapper un homme alors qu'il fait du mal à quelqu'un d'autre. C'est comme si vous étiez enchaîné à une chaise et que vous vous débattiez pour vous en échapper avant que le pire n'advienne. C'est exactement ça. Un sentiment d'impuissance qui nous guette alors que l'on veut absolument tout faire pour rétablir l'équilibre d'une balance émotionnelle. Vous voulez frapper l'autre !

Je serre la mâchoire et me remets en position initiale. Tête droite, épaules en arrière, comme un vulgaire soldat. Après tout, c'est ce à quoi mon père m'a réduite. Un soldat. Mais mon soldat personnel.

_ Que viens-tu me demander, ma fille ?

_ Je ne suis en aucun cas ta fille. Je ne le suis plus depuis que tu as commencé à lever la main sur moi.

Mon père lève puis rabaisse son poing emprisonnant son verre, fortement sur son bureau. Quelques-uns d'entre nous sursautent. Moi, j'ai été immunisée. Mon père redresse la tête vers moi, les veines saillantes sous la peau de son front plissé par la rudesse. Il se lève de son siège et ferme ses poings avant de les poser sur la planche devant lui. Je ne le regarde pas. Il ne mérite même pas un traître mot gentil de ma part. Ça écorcherait ma gueule, si je venais à dire une parole gentille envers cet affreux personnage.

_ Ne me parle pas comme ça. Je ne suis pas ton ami, Nam.

_ Et moi, je ne suis plus ton jouet !, m'énervé-je en le fixant droit dans les yeux.

Ses épaules vibrent frénétiquement. Apparemment, son tempérament violent ne l'a jamais délaissé. Il est comme son ombre, à traîner derrière comme son passé lugubre et noir. Accroché à ses basques.

_ Qu'est-ce que tu veux, Nam ?

C'est vrai, pourquoi suis-je venue ici ? Pour me torturer l'esprit ? Sûrement pas ! Je ne lui offrirai jamais ce plaisir !

Où est Iori ? Il ne doit sûrement pas savoir de qui il s'agît. La note qu'elle m'a d'ailleurs donnée me revient en tête. Si jamais je lui en glisse un mot, mon père se fera un malin plaisir de la rechercher et de la supprimer, ne serait-ce que pour le peu d'attention qu'il imagine que je consacre à la cuisinière.

L'avancement du deuxième duel ? Pourquoi pas !

_ Pourquoi avoir avancé le deuxième duel ?, l'interrogé-je sûre de moi.

_ Parce que vous êtes des stars, ma fille !

_ Je t'ai déjà dit que je n'étais pas ta...

_ La ferme !

Je veux protester mais je m'y refuse. D'abord parce que je préfère lui faire un packaging le jour où je lui logerai une balle dans la tête. Et puis aussi parce que Kasey, qui est derrière moi, m'a pincé le coude assez fort pour que je le sente mais que je ne gémisse pas.

Mon père ne paie rien pour attendre !

_ Où en étais-je ? Ah oui, ça me revient ! Parce que vous êtes célèbres ! Le jour où je t'ai fait entrer à la prison, j'ai de suite pensé à l'évènement. Toi, Nam, si... Fraternelle et... Altruiste... Je me suis dit que tu n'allais pas refuser de jouer à mon petit jeu pour t'en sortir et aider les gens au Sud. Tu me rappelles tellement ta mère...

_ Je t'interdis de parler de ma mère, espèce de...

_ DE QUOI ?, gronde mon père.

Nos yeux se concurrencent les uns les autres.

_ Il n'y a pas de mot pour te décrire, Connors, sifflé-je. Le pire que je puisse trouver, c'est lâche. Et encore, je suis gentille ! Tu as laissé maman pour ta gloire ! Oh, je sais que tu n'étais pas là quand elle m'a mise au monde, ne t'en fais pas ! Tu m'as laissé, moi, alors que j'avais besoin d'un père ! Mais tu sais quoi ? Dans pas très longtemps, tu me reverras ici, dans cette pièce, sans les menottes et avec une arme entre les doigts. Je viserai ta tête et tu verras que ta soi-disant gloire ne vaut rien à côté de la balle qui va se retrouver dans ton crâne.

Mon père a un petit rictus qui se transforme finalement en sourire malsain. Il se redresse fièrement en regardant son ami, puis en revenant sur moi. Le père de Jared a un petit sourire, lui aussi. Ils peuvent tous les deux se donner la main, il n'y en a pas un pour rattraper l'autre.

_ Regardez-moi ça !, s'exclame le directeur. J'ai fabriqué un monstre.

_ Tel père, telle fille. Mais je vais te dire quelque chose, Connors...

Mon père me regarde patiemment attendant la fin de ma phrase. Je me tourne à un quart et balance ma tête vers lui en le regardant avec mon regard le plus noir.

_ Je suis pire que toi.

Je me retourne complètement et dépasse Jera et Kasey qui me regardent avec des yeux stupéfaits. Les trois gardes me précèdent et je m'éclipse du bureau de Connors Odiel. Le souffle court, je m'aventure dans le couloir puis l'escalier pour revenir à l'étage inférieur et sortir de ce foutu appartement.

Je vais le faire tomber.


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