Tome I - Chapitre seizième

Je me retrouve encore dans cette pièce, grise et morne. Sans vie. L'alarme retentit et je me retrouve devant le mur qui se lève à nouveau.

Un coucher de soleil. Du sable blanc. Une mer turquoise. Une chaleur suffocante et un léger alizé viennent à la rencontre de mes yeux. Je sors de la boîte et regarde autour de moi. Pas de femmes robots. Tant mieux.

Je marche sur la plage. Si jamais cela avait été réel, j'aurais dit que c'est un endroit paradisiaque. Mais c'est un rêve et comme dans tous les rêves que je fais en ce moment, il y a toujours une tuile.

Je marche et remarque un panneau devant moi, recouvert d'une fine toile volant entre les brises d'une chaleur presque équatoriale. Je m'approche encore un peu et relève le tissu.

Attention derrière !

Je fronce les sourcils et me retourne. Une femme – un humanoïde, comme d'habitude – se dresse devant moi, brandissant une petite pelle comme une épée. Elle fait un swing et je me prends la pelle en pleine tempe.

*

Je me réveille encore en sursaut et suffocante. Il faut que ces rêves s'arrêtent.

Un mal de crâne surgit et je grimace férocement en lançant un juron.

Je relève la couette et m'en vais vers la commode de la chambre. Sur le desk est posée ma gourde remplie à rebord. Quand ma main rencontre la fraîcheur du récipient, la chaleur qui grimpe dans mon corps se réduit petit à petit. Je l'ouvre et porte la gourde à mes lèvres.

Un liquide chaud se déverse sur ma langue, faisant le contraste avec la température de la gourde. Et puis je le remarque. Ce goût métallique. Ignoble et épais.

Je recrache les quelques gouttes et regarde les éclaboussures qui sont présentes sur le miroir. Ce n'est pas transparent comme de l'eau. C'est rouge comme du sang. Je pose mon doigt sur une goutte et l'essuie. A sa place se dresse Tania, au teint blafard et à l'œil vitreux. Elle me regarde avec un air menaçant. Je me retourne et elle grogne, le menton rentré. Ses yeux me défient. Et puis, elle ouvre la bouche.

_ Tu m'avais promis !

Et elle fonce sur moi.

*

Je crie. Je me débats dans le lit. Des mains secourables empoignent mes épaules et me secouent violemment.

_ Nam ! Nam, réveille-toi, bordel !

J'ouvre enfin les yeux et vois le visage effrayé de Kasey. Il me regarde avec de grands yeux. Je me rends compte que je suis toujours dans la chambre que nous partageons lui et moi. Je me redresse d'un seul mouvement et examine la pièce à la recherche de Tania. Je me lève d'un coup et fonce sur ma gourde. Je l'ouvre et fais couler le liquide transparent de l'eau sur le sol.

_ Arrête, Nam ! Tout va bien !

Kasey m'a rejointe et me retire la gourde des mains, la ferme et la repose derrière moi. Il saisit mes épaules mais mes yeux ne quittent pas la grosse flaque d'eau. C'était si réel...

_ Nam ? Nam, je suis là. Réponds-moi !

Il place ses mains de chaque côté de mon visage et me force à le regarder droit dans les yeux. Je prends enfin conscience de ce qu'il vient de se passer.

_ Ce n'était qu'un rêve, Nam. Rien n'était réel.

Une boule se forme au fin fond de ma gorge et mes yeux se remplissent d'eau que je ne peux retenir.

_ Elle n'est plus là, Kasey... Elle est partie... Et c'est de ma faute...

Je rabaisse ma tête et pose ma main là d'où partent mes pleurs. Mes épaules n'arrêtent pas de monter de descendre. Kasey m'emmène prêt de lui et encercle mes épaules de ses bras. De ma main libre, j'entoure sa taille. Il embrasse le haut de mon crâne et je me laisse faire.

Je n'ai pas la force de me battre avec lui, ce soir.

Il me traîne dans le lit et m'ouvre ses bras. Je m'y réfugie sans poser de questions.

C'est bizarre mais, très rapidement, Kasey est devenue une bouée de sauvetage pour moi. A chaque fois que je pleure, il est là. A chaque fois que je fais un cauchemar, il est là aussi. Je l'ai peut-être mal jugé, le jour où nous nous sommes rencontrés.

J'arrive à être apaisée et je retourne dans les bras de Morphée.

*

_ Où est-elle ? Je veux la voir !

Des paroles qui grimpent dans des tons durs me réveillent. Des gens montent les escaliers très vite. Je grimace et me redresse. Kasey n'est pas là. Je me lève et fais quelque pas pour atteindre le bout du lit.

Dès que j'y arrive, je freine de suite et fais marche arrière quand je vois Kara s'avancer rapidement vers moi, avec une mine à vouloir commettre un meurtre.

_ Kara !

Pas le temps de répondre, elle me met une gifle tellement forte que je tombe au sol.

_ Wow ! Kara, t'es malade ou quoi ?, s'impose Tobias.

Il forme une barrière de muscles entre Kara et moi. Ce qui me laisse du répit pour tenir ma joue et me relever avec peine après ce choc.

_ Elle a tué l'une des nôtres ! Et tu veux que je la laisse s'en tirer comme ça ?

Kara crie maintenant. Mes yeux rencontrent les siens et elle me fusille du regard. Elle essaie de repousser Tobias mais il ne bouge pas d'un poil. Moi non plus. Elle ne me fait pas peur.

_ Elle ne l'a pas tué !

_ Si ! Elle est responsable de sa mort !, gueule Kara en me pointant du doigt.

_ Je suis la responsable ? Qui l'a laissé sans surveillance ? Qui lui a offert un ticket de sortie de Faniath ? Qui l'a laissé s'enfuir ? C'est toi, Kara ! Toi, et seulement toi ! Mais, bien sûr, tu préfères rejeter la faute sur les autres ! Tu préfères te cacher derrière ton titre de chef alors que tu n'es qu'une bonne femme idiote ! Tobias devrait être à la tête du village, pas toi !

Ça y est, je lui ai dit ses quatre vérités. Et j'en suis requinquée.

Ses yeux de vipères me fixent avec un air dégouté.

Il n'y a que la vérité qui blesse.

Elle pointe à nouveau sa vilaine paluche vers moi et me lance un regard accusateur.

_ Vous vous barrez d'ici, toi et le misérable qui est malheureusement ton ami. Je ne veux plus vous voir.

_ Ce n'est pas de ton ressort, Kara.

Elle lève le regard incrédule qu'elle a depuis que Tobias a parlé.

_ Je te demande pardon ?

_ Je suis le chef de la Garde. C'est moi qui juge si quelqu'un est banni ou pas du village. Toi, tu t'occupes seulement de la paperasse. Alors si tu ne veux pas que je sois méchant avec toi, tu ferais mieux de déguerpir de cette chambre illico.

En d'autres circonstances, je l'aurais sûrement applaudit mais je me suis retenue.

Kara me lance un regard plein de sous-entendus et tourne les talons en vociférant des choses incompréhensibles. Sûrement à mon propos. Tobias se retourne sur moi et m'adresse un sourire désolé.

_ Je suis navré pour ça, dit-il en visant ma joue.

_ Ce n'est rien, le rassuré-je. Je survivrai à Kara.

Tobias me sourit et m'aide à me relever. Il me demande de le suivre. Dès qu'il prononce le prénom de Tania, la plaie dans ma poitrine se rouvre un peu plus. Mes yeux deviennent soudainement tristes.

Il m'explique que l'on a préparé un endroit où elle reposera. Je prends mes affaires et lui dis que je le rejoins en bas plus tard.

Une fois seule dans la chambre, je regarde autour de moi et remarque une chose. Le vide. C'est vide. Autour et en moi. Un blanc dans mon cœur s'immisce sans permission. Mais sans rejet non plus.

Elle est partie. Il faut que je fasse avec. Je lui dois bien ça. Elle n'aurait pas aimé que je devienne une épave, je pense.

Je me change rapidement et baisse mon regard à ma montre. Son cadran rompu m'indique qu'il est près de dix-sept heures. J'ai dormis longtemps, d'ailleurs.

Je me tourne furtivement vers le miroir et remarque mon teint sale et tâché de sang. Son sang. Je frotte mon visage aussi fort que je le peux pour effacer les traces de sang séché, pour au final être toute rouge.

La fraîcheur d'un objet qui se plaque contre ma poitrine retient mon attention. Je baisse la tête et repère la chaîne du collier que Tania m'a donné, il y a à peine quelques jours. Je le retire et entoure ma main de la chaine pour que le cercle qui renferme l'arbre se pose droit sur le dessous de mes doigts. Les reflets sur la dorure du fer me rappellent à quel point elle était joyeuse et rayonnante. Enfantine. Innocente et fragile.

En si peu de temps, je me suis attachée à la seule personne qui comptait pour moi. Et elle est partie aussitôt qu'elle est arrivée dans ma vie. En un coup de vent, traversant un rideau et découvrant sa jeunesse aussi fraîche qu'une fleur émergeant de la terre. En début d'un printemps ensoleillé et chaud. Si belle et si sauvage. Si inébranlable. Et si touchante que même si on se piquait avec les épines de la tige, on en sourirait quand même.

Tania était une fleur de printemps. Aussi imprévisible et douce. Elle restera au creux de ma main, et de mon cœur.

Je remets le médaillon en place et le serre une dernière fois dans la paume de ma main avant de le jeter dans le vide sous mon débardeur. Je sors enfin de la chambre et rejoins Tobias.

_ Tu voudras dire quelques paroles ?

Je n'avais pas pensé que dire un discours aux funérailles de Tania serait une priorité. Je ne suis pas forte dans les bonnes paroles. Demandez à Kasey ou Kara, ils ne vous diront pas le contraire. Je fais non de la tête.

_ Tu voudras quand même faire quelque chose ?, me demande mon ami.

Je réfléchis un peu et pointe mon index vers le haut, lui demandant d'attendre. Je remonte vite dans ma chambre et saisis mon sac de munitions. J'en saisis quelques-unes puis mon cœur chauffe encore un peu. Je décide d'en prendre six. Une pour chaque jour que j'ai passé avec Tania. Une pour chaque jour où j'ai eu la chance de la côtoyer.

Je me retourne et enfile mon fusil sur mon épaule. Je reviens vers Tobias et il pose sa main sur mon épaule.

_ Tu ne vas quand même pas tuer quelqu'un ?

Ses yeux s'agrandissent en même temps que sa bouche. Puis, il continue :

_ Tu ne vas quand même pas tuer Kara ?

_ Non, réponds-je à Tobias. Même si j'aurais bien voulu, dis-je sarcastique.

Tobias rigole et mon rire se mélange timidement au sien. Nous nous dirigeons dans un tunnel non loin de là. Juste à côté du tunnel des stands de tirs.

C'est un long couloir, assez large pour faire trois files indiennes de personnes. De chaque côté du couloir, des personnes tournent le dos au mur et tiennent des torches. Ils me regardent tous quand je rentre dans le couloir.

Tobias est juste derrière moi. Je m'arrête. Et j'essaie de me faire toute petite. Je mets un pied devant l'autre et baisse la tête. Avoir tous les regards sur moi, ça me met mal à l'aise.

Vingt mètres plus loin, il y a une ouverture sur une pièce large. Plusieurs sarcophages à taille humaine se tiennent couchés dans la salle. Je regarde à gauche et vois que tout le monde est concentré dans ce coin-là. Puis je vois le pied du sarcophage. Mes yeux commencent à piquer et mes poumons se compressent.

Je m'avance vers le cercueil gris foncé et me plante devant. Une inscription taillée dans la pierre attire mon œil.

Tania Parish

2687 – 2702

On ne t'oubliera pas

Ma tête se serre comme si elle était prise dans un étau. Je lève le regard autour de moi et vois Kasey, juste à côté du haut du sarcophage. Il a la tête baissé. Je crois même qu'une larme coule sur sa joue. Il sent quelque chose de mon côté et relève la tête. Je dévie le regard pour ne pas me faire prendre la main dans le sac.

Un silence de plomb s'installe dans la pièce. Jusqu'à ce qu'un homme, habillé d'une large écharpe noire et blanche glissée comme ça sur l'épaule s'avance juste au-dessus de la tête du cercueil en pierre.

_ Si quelqu'un veut bien dire quelques paroles pour Tania.

Tobias élève sa voix et regarde en direction de l'homme, de l'autre côté.

_ Nam voudrait tirer des coups de feu en son honneur.

Des murmures s'élèvent dans la crypte mais je n'y prête pas attention.

_ Bien. Si personne ne veut se prononcer, rejoignons la surface dès à présent.

Tobias pose sa main sur mon épaule et m'emmène loin du cercueil de Tania. En marchant, je réalise enfin que je venais de connaître le nom de famille de Tania. Parish. Ça lui va... allait très bien.

Nous sortons de Faniath quelques minutes plus tard. Les autres nous rejoignent. Et une fois que tout le monde est là, je me poste à côté de l'arbre de Faniath. Je pose ma main sur l'écorce et tourne la tête vers la plaine.

Des taches de sangs séchés, mais énumérables et petites, ne se sont pas encore effacées. Tania est parmi eux encore. Un pincement au cœur et je me réveille.

Je me ressaisis et retire mon fusil. Je le charge des six balles que j'ai apportées avec moi et charge. Je me mets en position et lève les yeux vers le ciel.

Je sens Tania, à côté de moi. Je l'imagine en train de me sourire. Un sourire idiot. Ou le sourire qu'elle m'a adressé quand j'ai décroché ma première tomate avec elle. Je dois me concentrer. Je m'éloigne de l'arbre et vise le ciel. Et j'appuie sur la détente.

PAN !

Mes lèvres se pincent en repensant au jour où je l'ai vu pour la première fois. Si innocente.

CRIC CRIC !

PAN !

Au moment où elle m'avait surprise au balcon. Notre balcon.

CRIC CRIC !

PAN !

Au moment où elle m'a emmené dans le potager pour aider les autres à recueillir les récoltes.

CRIC CRIC !

PAN !

Aux moments qu'on a partagé autour d'une bonne assiette de pommes de terre au beurre. Celles que l'on avait ramassées ensemble.

CRIC CRIC !

PAN !

Et enfin, je repense à tous ces autres moments que j'ai passés avec elle. Lorsque nous avons ri ensemble. Lorsque nous avons parlé. Lorsqu'elle m'avouait ses théories farfelues sur Kasey et moi. Et enfin au moment quand je l'ai vu regardé le ciel quand elle a sombré dans les astres.

CRIC CRIC !

PAN !

Je te vengerai, Tania. Je te le jure, sur ma vie, que je te vengerai. Quitte à le payer de mon sang. J'honorerai ta mémoire.

Ma sœur.

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