Tome I - Chapitre onzième
Son rire sinistre reprend et je me tourne complètement face à lui.
_ Eh oui, ma chère. C'est moi, scande-t-il comme un présentateur télé. Tu sais, Nam, je te connais. Je sais tout de toi. Dorian aussi, d'ailleurs ! On sait que tu es partie d'Acropolis à l'âge de dix-sept ans. Que tu as tué ta mère et fui ton père.
Il a fait quelques pas vers moi. Je recule machinalement pour ne pas être trop proche de cet individu, en levant mon arme vers lui.
_ Ne me parle pas de mon père. Je n'ai plus de père. Mon père est mort. Comme ma mère.
_ C'est là où tu te trompes, ma chère. Il va venir te chercher. Enfin, seulement si tu es toujours vivante à ce moment-là.
Un énorme frisson me parcours le dos, réveillant ma peau tailladée. Je n'arrive pas à le croire. Après tout ce temps, pourquoi ? Il devrait être heureux de s'être débarrassé de moi, il y a longtemps.
_ N'avance plus où je peux te jurer que je t'en colle une et jamais tu ne te relèveras.
Il rigole à ma phrase. S'il-te-plaît, tais-toi !
_ Je suis déjà mort de toute façon. Je savais que tu ne m'aimerais pas. Et tu as raison. Et ce pauvre Tobias qui a cru que je n'avais rien à voir avec tout ça, c'est d'une naïveté démentielle ! J'ai bien failli rigoler mais il fallait que je me retienne pour jouer mon rôle à fond.
Ses yeux deviennent plus sombres au fur et à mesure qu'il parle. Mes muscles n'obéissent plus à mon cerveau. Mais tire, bon sang ! Tire !
_ J'ai été la taupe pour Faniath, je le reconnais. J'ai créé le Pluratium. Dorian a juste joué mon rôle pour protéger mes faits et gestes. Mais je me suis fait griller. Et au lieu de m'abattre, l'Armée m'a offert tout ce que je voulais. La seule chose qu'ils m'avaient demandée était que je joue les taupes en sens inverse. Et c'est ce que j'ai fait. Et ils m'ont dit que je devais te ramener, si jamais je te croisais. Pour ton père. Mais tu sais, un accident peut arriver et... Oops !
Tout va très vite. Clark bondit sur moi tel un animal sur sa proie. Je n'arrive pas à réagir avant. Mais dès qu'il touche mon poignet pour dévier mon pistolet de sa trajectoire, un courant électrique parcours mon corps entier. Et je presse la détente. Mais la balle part loin sur la gauche.
Une douleur à mon poignet me force à crier au-dessus du bruit de l'eau qui s'écoule dans le trou noir, en-dessous de nous. Je lâche mon arme. Puis, une autre douleur plus massive, plus coriace, s'abat sur ma mâchoire, me faisant tomber au sol. Clark enchaîne, ne me laissant aucun répit, et me pousse de son pied jusqu'au bord me faisant rouler sur moi-même. En essayant de me lever, je m'aperçois que je suis au bord de la falaise et ma main glisse.
Une douleur atroce va se loger dans mes épaules quand je viens agripper le rebord de la falaise. Je ne peux réprimander un nouveau cri de douleur venant occuper l'intégralité de la caverne avec son écho. Il saisit de sa main une de mes miennes et me force à lâcher le bord. Je ne tiens plus ma vie que d'une seule main. Clark tient l'autre en suspens.
Je sens des goulettes d'eau fraîche sur mes vêtements. Sûrement les flux de la chute d'eau puissante qui martèle mes pieds. La fraîcheur me ramène à la réalité et à ce que je pourrais faire pour me sortir de ce pétrin. Je me débats pour raccrocher ma main au bord mais Clark me tient vraiment mieux que je ne l'aurais cru.
_ Tu pourras crier autant que tu veux, personne ne t'entendra avec ce vacarme !
Et il rigole à nouveau. Je donnerai tout pour arracher ce rire de sa gueule.
_ Aller ! Bye ma jolie !, crie-t-il avant de me lâcher.
Mon bras droit me fait mal de chien quand mon corps rebascule dans le vide. J'essaie de remonter mais je n'y arrive pas. Ma coupure à ma main libre me brûle tellement que je ne peux pas m'en servir !
Clark s'en va en courant alors que j'agonise en espérant que quelqu'un vienne se vider la tête grâce à l'eau. Je n'arrive pas à crier assez fort pour me faire entendre. Je gémis à cause de ma douleur à la mâchoire, à mon épaule et à mon poignet. Ça y est, c'est fini.
Une pression entoure ma main. Et mon bras me lance à nouveau, après avoir été bloqué dans cette position aussi longtemps. Je reste en suspens dans les airs, l'eau fouettant le bas de mes jambes. Je regarde en bas et un noir intense, profond, me demande de descendre un peu plus pour lui tenir compagnie. Mais finalement, ce n'est pas ce que veut... Kasey ?
_ Contente de me revoir ?
Je le fixe. Il a un sourire triomphant. Je crois que je n'ai jamais été aussi heureuse de le voir.
_ Jamais autant !
Nous sourions encore plus. J'étais soulagée qu'il soit là. Mais...
_ Bon, tu peux me remonter maintenant ?, dis-je agacée.
_ Oh oui, pardon ! Donne-moi ton autre main !
Je me balance pour qu'il rattrape ma main et il saisit le poignet, là où Clark m'a fait l'entaille. Je hurle de douleur. Il tire et je pousse un petit cri. Il me hisse avec un homme qui vient de nous rejoindre. Il me tire par mon gilet et me repose une fois que je suis sur la terre ferme. Je m'allonge sur le dos et respire un bon coup.
J'ai failli mourir. Et je n'ai rien vu venir tellement tout est allé très vite.
Des voix s'élèvent derrière moi. Je me redresse et me contorsionne pour regarder ce qu'il se passe.
Tobias, entouré par deux gardes. Tobias est furieux. Très furieux.
_ Tu es plus bête que je le croyais ! Tu as vraiment cru que j'allais te laisser partir comme ça ?, pouffe Tobias. Où est celui qui t'a fait ça ?
_ Clark... Il s'est enfui...
_ C'est Clark qui... Refermez la trappe, tout de suite !
Tobias secoue la tête et fait signe aux gardes de monter au bureau en leur hurlant d'autres instructions. Tobias tourne la tête vers moi et passe la main dans sur ses cheveux courts, noirs et frisés.
_ C'était moins une, s'exclame-t-il en me tendant une main. Comment tu te sens ? Tu as mal quelque part ?
_ Si, dis-je en me hissant sur mes jambes grâce à lui. A l'épaule, au poignet et à la mâchoire. Il a une sacrée droite ! Mais ça devrait aller je crois, les rassuré-je en bougeant le bras.
Mon poignet, c'est autre chose. Je baisse la main dessus et remarque une grosse coupure sur la pointe du radius, sous mon pouce. Une entaille assez profonde. Ça brûle et je perds beaucoup de sang. Il ne m'a pas loupé.
Tobias me tire de mes pensées en me prenant par les épaules. Mon épaule gauche me lance, je grimace. Ses iris noirs me scrutent.
_ Je suis désolé, Nam. Je ne pensais pas que Clark était dans le coup.
_ En fait, c'est lui qui a inventé le Pluratium...
_ Nam...
Il sourit faiblement pour me consoler et se décale pour me laisser passer.
_ Viens, on va te soigner.
*
A l'infirmerie du village, une jeune femme à la peau dorée et âgée d'une trentaine d'année me prend en charge, assistée par un robot manipulateur. Il lui tend les pièces stérilisées dont elle a besoin pour me soigner en indiquant les noms de chaque ustensile de sa voix désincarnée. L'infirmière s'appelle Zana. Kasey tient à rester avec moi, si jamais quelqu'un veut encore ma peau.
Après m'être assise sur une banquette complètement déglinguée de tous les côtés, elle commence à examiner mon épaule.
_ Elle n'est pas déboitée. Encore un peu et vous étiez immobilisée pour un bon moment.
_ Heureusement alors, dis-je en regardant avec insistance Kasey.
Il comprend où je veux en venir et fait un léger mouvement de tête.
Des pas se font entendre. Ils sont rapides, comme quelqu'un qui court. Une personne rentre en trombe dans l'infirmerie. Tania. Quand elle me voit, elle s'approche de moi à une vitesse folle et me demande comment je vais.
_ Je vais bien, ne t'en fais pas. Ce n'est rien.
_ Arrête de me cacher la vérité, Nam.
Mon sang ne fait qu'un tour dans mon corps. Je baisse la tête et la bouge de droite à gauche.
_ Kasey ?, murmuré-je.
Il se déplace vers Tania. Je lève mon visage vers elle et lui adresse un air désolé. Elle fronce les sourcils et Kasey l'emmène pour lui expliquer ce qu'il se passe. Déjà qu'elle me voit dans cet état, je ne peux pas lui dire que je me suis juste cassée la gueule en tombant. Ce serait trop stupide. Je soupire bruyamment et l'infirmière le remarque.
_ Quelque chose vous tracasse ?, me demande-t-elle. C'est l'attaque ?
_ Oui. Je dois la protéger. Mais je dois me battre en même temps. Tout ça est si compliqué.
L'infirmière acquiesce quand elle passe devant moi pour panser ma coupure au poignet.
_ Gaze, prononce le haut-parleur du robot.
_ Les enfants resteront avec nous. Nous les garderons en sûreté. Il y a un bunker la place. Lors des débuts de la tribu, ils l'ont construit car ils avaient été attaqués dès lors. Cela fait un siècle qu'il n'a pas servi mais les gens qui s'occupent des constructions s'activent à le remettre en état pour ceux qui ne peuvent pas combattre. Comme les enfants, par exemple.
_ Pourquoi vous y allez ? Alors que vous pourriez vous battre comme les autres ? Vous êtes immortelle, vous aussi, non ?
Elle sourit tristement en posant la gaze sur ma plaie.
_ Mon mari l'est, lui. Moi non. Je suis de Pali, une petite ville plus au Sud encore que toutes les autres, sur la côte. Il y a longtemps, peut-être quatre ou cinq ans, les rodeurs sont venus dans notre village pour récupérer des armes et de la nourriture. Aussi pour en vendre. Je m'occupais des souffrants et le dimanche, j'étais marchande dans un petit stand de Meranis. C'est une pâtisserie de Pali qui est réputée. C'est notre spécialité. Neet, mon mari, est venu au stand pour en acheter. Et ça s'est fait d'un coup.
Je souris à son histoire. Elle finit d'appliquer mon pansement et se relève tranquillement en contemplant son travail.
_ C'est gentil, Zana. Merci.
_ Je vous en prie, dit-elle avant de prendre un air plus grave. J'espère ne pas vous revoir ici, après la bataille.
_ Moi aussi, je l'espère.
Je me lève et lui adresse un dernier sourire encourageant avant de quitter l'infirmerie. La voix du robot articulant « désinfectant » me fait sourire. Quand j'en sors, je tourne à droite et vois Kasey, accroupi devant Tania, en train de lui parler. Elle est assise sur une cage en fer contenant des bouteilles vides.
Je souris en les voyants et marche vers eux. Mais je m'arrête dans ma progression quand je vois Tania courir à toute allure pour s'enfuir. Mon sourire disparaît aussitôt, et mon regard suit sa silhouette s'éloigner de plus en plus vite jusqu'à disparaître complètement de mon champ de vision.
Elle sait.
Kasey me remarque enfin et se lève en regardant la direction qu'ont prise les jambes de mon amie. Puis il se rapproche de moi et pince ses lèvres entre elles pour qu'elles ne forment plus qu'une fine ligne sur son visage.
_ Comment elle a réagi ?
Même si j'ai bien vu son geste, je veux quand même l'entendre.
_ Pas très bien. Elle t'en veut de ne pas lui avoir dit tout de suite. Je lui ai expliqué pourquoi mais elle n'a rien voulu entendre. Elle m'a dit qu'après ses parents, c'était à ton tour de la laisser seule derrière toi.
Je jette un regard ahuri vers Kasey. Voilà pourquoi elle est tout le temps seule. Elle n'a plus ses parents avec elle. Je me sens... Minable. Lamentable. Imbuvable et idiote. Mes yeux se perdent sur une étale de billes alimentaires, déconnectée de la réalité. Kasey le remarque.
_ Tu veux que je fasse quelque chose ?
_ Non, c'est à moi de gérer ça.
Je le contourne et fais quelques pas avant de me retourner et de dire la phrase que je n'aurais jamais pensé dire un jour après mon départ d'Acropolis :
_ Merci.
Il se retourne et me regarde avec des yeux surpris. Apparemment, m'entendre dire ces mots ne lui est pas familier. Pour lui comme pour moi.
_ Je t'en prie.
Il finit par sourire. Moi non. Je fais un faible oui de la tête et pars rejoindre Tania au seul endroit où je sais qu'elle sera.
Le balcon.
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