De passage dans ce monde



          J'ouvre les yeux. Comme à chaque fois, je ne discerne que du blanc pendant quelques instants, ébloui par ce monde étrange. Ha, tiens, encore du blanc, il a dû neiger. Je suis dans une forêt, ou en moins en bordure de celle-ci. Je vois des arbres par là. Il fait nuit mais la lune éclaire le paysage à ma droite. J'aperçois un village.

          Les volutes de fumée s'amassent encore un peu, je peux sentir mes jambes et mes bras qui se forment. Ça sent l'encens. Je n'aime pas l'encens, c'est une odeur beaucoup trop forte au réveil. Je commence à remuer mes membres alors que la fumée termine de me modeler. Je regarde par terre pour éviter de tomber sur le feu d'où se dégage la fumée claire. Je chute un peu quand les flammes s'éteignent. Il faudrait qu'il me fasse apparaitre un peu plus haut la prochaine fois, que j'ai le temps de battre des ailes. J'ai froid aux pieds à cause de la neige, c'est malin.

          Il faudrait que je lui parle de tout ça à la prochaine invocation...

          Je tourne ma tête vers lui. Enfin elle. Enfin je ne sais pas, je n'ai jamais demandé ni regardé sous sa capuche... je dirais elle vu que de longs cheveux en sortent, mais j'ai déjà vu des hommes humains avec de longs cheveux sur le menton...On va dire il pour cette fois. Il faudrait que je lui en parle aussi à la prochaine invocation. Bref, je m'égare, et je ressens son agacement dans ma tête.

          Il est assis en tailleur, dos à un grand sapin. Ses lèvres remuent sans un bruit, et ses deux mains sont tendues vers moi. J'entends sa voix dans ma tête. Aller retrouver un livre ? dans le village ? volé par un mage ? bien.

          Je me tourne vers les lumières des habitations, à quelques centaines de mètres, protégées par une palissade de bois assez haute. On ne doit pas nous voir de là-bas, et une petite bosse de terrain cache notre feu. Je m'élance dans la neige, prends quelques pas d'élan et saute, puis bats des ailes pour m'élever dans le ciel. Je maudits la nuit claire qui m'empêche de survoler directement le village, et, en restant à la hauteur des cimes des sapins, j'entame le tour du village. Remarquant un amas rocheux qui surplombe le lieu, je m'y dirige, m'y pose et commence à observer la place.

          Il y a une trentaine de maisons de bois. Les toits sont en chaume ou en rondins, La neige a un peu pris au-dessus par endroits. Les rues sont étroites, et bien trop tortueuses pour y voler. Il y a quelques lumières, mais une particulière attire mon attention : une sorte de grand feu sur la place, et plusieurs habitants semblent être autour. Je suis trop loin pour voir plus. Trois bâtiments dépassent les autres. Le plus proche est décoré de nombreux boucliers et d'armes. Sans doute l'habitation du chef du village. Les deux autres sont un peu plus loin. L'un me paraît trop vaste pour une simple maison, sans doute le grenier ou un entrepôt. Le dernier en revanche m'intéresse plus : la fumée qui sort de sa cheminée n'est pas semblable à celle des autres maisons. Elle est plus épaisse et d'une étrange couleur.

          Mon regard revient sur l'attroupement sur la place centrale. Un homme semble parler à la foule, et des oiseaux noirs se posent et décollent sans arrêt de son bras droit tendu à l'horizontal. La chance me sourit, le mage n'est pas chez lui. Récupérer le livre sera simple.

          Je ne vois pas de tour de garde de ce côté du mur, et la palissade est dépourvue de chemin de ronde. Je plonge depuis mon perchoir presque jusqu'au sol, ouvre mes ailes et plane sans un bruit vers le village. J'accélère en perdant petit-à-petit de l'altitude jusqu'à sentir la pointe des hautes herbes. J'approche du mur. Au pied de celui-ci, je me redresse brutalement et m'élève d'un coup. Je dépasse à peine des troncs de bois qui protègent le village mais cela suffit. Je vole en deux battements d'ailes jusqu'au toit le plus proche et m'y allonge quelques instants sans faire de bruit. J'entends une fenêtre s'ouvrir en dessous de moi. Quelqu'un a dû entendre le bruit de mon atterrissage ou de l'air pendant ma course.

           L'inconnu referme bientôt sa fenêtre. Je me redresse prudemment, et regarde la rue en contrebas. La voie est libre. Je saute sur le toit suivant. La chaume et mes ailes amortissent cette fois le bruit. Je grimpe jusqu'au sommet du bâtiment pour repérer mon chemin jusqu'à la maison du mage, puis redescend de l'autre côté du toit. Évitant les endroits où la neige tient encore, je progresse ainsi sur quatre bâtisses, ne m'arrêtant qu'une fois pour vérifier que la foule sur la place ne me voit pas de là où elle est. J'arrive finalement à mon objectif.

          Je m'assoie, reprends un peu mon souffle, et jette un coup d'œil au ciel. Il n'y a toujours pas un nuage pour masquer la lumière lunaire... c'est mauvais...

          Je rampe jusqu'au bord du toit pour regarder en contrebas. Un homme et une femme gardent la maison, armés de haches et de javelots. Il faudra faire attention. L'un d'eux porte un trousseau de clefs, la porte qu'ils gardent doit donc être verrouillée, ce qui me laissera quelques secondes pour partir en cas d'urgence.

          J'escalade jusqu'à la cheminée. Celle-ci est trop petite pour que je puisse passer avec mes ailes. Et puis elle fume, ça serait idiot de descendre là-dedans dans tous les cas. À ce propos, j'ai l'impression que le toit est chaud, et aucune neige n'a réussi à tenir sur la toiture.

          Je me déplace jusqu'au sommet. Bon plan : j'aperçois une trappe dans l'autre versant du toit, et elle est ouverte. Étrange coïncidence, mais c'est sans doute pour les oiseaux du mage pense-je. J'arrive auprès d'elle et la soulève en grand. Un mouvement sous la trappe me fait reculer brusquement : un corbeau surgit de l'intérieur. Je reprends mon souffle alors qu'il s'envole au loin. Sale bête, il m'a fait peur. J'essaye de l'apercevoir mais je ne le retrouve plus. Il a sans doute plongé entre les bâtiments. Heureusement il n'a pas fait de bruit. Par prudence, je jette un regard aux gardes, mais ils ne semblent pas avoir bougé.

          La trappe est juste assez large pour me permettre de passer avec mes ailes. Prenant bien soin de ne pas perdre une seule plume, je saute sur le plancher de la pièce.

          La recherche va être difficile... Le rangement est inexistant dans ce qui ressemble à un grenier. Plusieurs petits chaudrons sont chauffés dans une grande cheminée à l'opposé de la pièce, des piles de livres abîmés s'amassent à des endroits aléatoires et j'aperçois çà et là des petits os de poulets. Il y a aussi plusieurs perchoirs et quelques cages ouvertes accrochées au plafond, et des fientes salissent le sol.

          je prends deux épaisses couvertures qui trainent pliées dans un coin et les étends sur le sol. Je m'approche de la première pile et regarde rapidement leur couverture. J'ai en tête l'image du livre que je dois retrouver, mais elle ne correspond à aucun des ouvrages. Ils terminent bientôt tous sur les couvertures qui ont couverts le bruit de leur chute au sol.

          Je continue encore ce manège avec deux autres tas, mais la recherche est infructueuse. Sans grand espoir je regarde dans les cages et dans les meubles, mais rien. Je me demande si je ne devrais pas descendre à l'étage d'en dessous quand un bruit me fait sursauter.

           À la fenêtre, le corbeau, le même que tout à l'heure je crois, tape avec son bec contre la pierre du mur. J'ai l'impression qu'il me sourit méchamment. Je m'approche pour le chasser, mais il s'enfuit par l'ouverture.

          J'écarte les tissus qui protègent la pièce du vent et du froid. Cette fois, je vois le corbeau qui plane vers la place du village, faisant des cercles autour de quelque chose, comme pour me narguer. Je regarde la place en dessous de lui. Mince. Toute la foule a levé les yeux vers l'oiseau qui croisse bruyamment. Son cri est presque humain, comme un rire, c'est très dérangeant. Il se moque de moi.

           Celui que je crois être le mage lève les bras vers l'animal, puis pousse un hurlement et se tourne droit vers moi. Il m'a vu. Tous les habitants me voient. Leur cérémonie s'est arrêtée et un silence pesant s'est abattu sur le village. Je sens cinquante regards posés sur moi. Malgré la distance, j'arrive à discerner la colère dans leurs yeux.

           Le mage cri quelque chose aux villageois. Une partie d'entre eux courent droit vers ma position en criant dans ma direction, l'autre se disperse dans les ruelles. J'entends les portes des maisons qui s'ouvrent et les éclats de voix, les lumières s'allument derrière toutes les ouvertures des fenêtres. Dans ma tête, je sens que mon invocateur s'agite un peu.

           Des coups résonnent sous mes pieds. Des coups de hache contre le bois d'une porte en bas. Au bruit, les gonds ne tiendront pas longtemps. Un petit son de verrou, les gardes ont sans doute ouvert l'entrée. Les voix se rapprochent.

« Là-haut ! allez ! »

« On va l'avoir ! »

« Il ne va pas se cacher longtemps ! débusquez-le ! »

          Je cours vers la trappe qui mène à mon étage. Plus besoin de faire attention au bruit désormais. Je jette l'échelle et ferme la trappe. Puis je tire les couvertures pleines de livres par-dessus. Pour faire bonne mesure, je tente de faire basculer l'un des meubles, mais renonce. Il est trop lourd et je n'ai plus le temps. Ils sont juste en dessous désormais.

          L'ouverture d'où je suis entrée est toujours ouverte, mais impossible de m'en servir pour sortir : Mes ailes ne passeraient pas si je grimpe en volant. J'avise la fenêtre. Elle devrait suffire pour me glisser dehors et m'envoler depuis le rebord. Je grimpe par l'ouverture. Tout le village est agité maintenant. Entre la lune et les torches partout dans les rues, on a l'impression d'être en plein jour. J'essaye de ne pas faire attention aux humains qui m'invectivent depuis le bas des murs et m'assoie sur le bord de la fenêtre, prête à décoller. Une flèche ricoche sur la pierre à quelques centimètres de ma jambe. Puis une autre à côté de mon visage.

           Je vois que partout des échelles sont montées vers les toits. Sur la place, le mage n'a pas bougé et continue de beugler des ordres autour de lui. Ses oiseaux se sont posés à ses pieds et croissent tous en même temps. Un peu plus loin, je vois un archer sur une petite maison qui est en train de viser à nouveau. Je ne m'attarde pas et saute dans le vide.

          Mes ailes s'ouvrent d'un coup et je tente de toutes mes forces de gagner de l'altitude. Un trait se plante dans le bois derrière moi. Je m'élève au-dessus des maisons. Un projectile m'atteint au bras. Je ne ressens pas de douleur, ne saigne pas, mais je perds l'équilibre sous le choc et peine à me rétablir, perdant quelques mètres de hauteur. Je regarde mon avant-bras transpercé par le bois de la flèche. Je l'arrache d'un coup, elle risquerait de me gêner. De la lumière s'échappe de la blessure que j'ai élargie. Dans ma tête, j'ai l'impression que mon invocateur a lui aussi subi le coup. Je ne peux pas voler tellement plus haut, Je dois me débarrasser des tireurs si je veux pouvoir m'échapper.

           Je cherche celui que j'avais déjà repéré. Il est penché sur le bord de son toit et un autre homme lui tend de nouvelles flèches depuis en bas. Je plonge en piqué droit vers lui et le pousse dans le vide tête en avant. Je devine le craquement de son cou sur le sol. D'un coup de pied dans le menton je repousse l'autre humain du toit. De l'autre versant, j'entends que deux autres échelles sont dressées contre la maison. Je me baisse pour éviter un javelot lancé d'un toit voisin, prend mon élan et décolle à nouveau.

          Un bruit retentit, une sorte de son guttural profond. Les villageois et moi tournons nos regards vers la place d'où vient le bruit. Le mage a la tête penchée en arrière à l'extrême et ses membres tendus vers le ciel tremblent tellement que j'arrive à le remarquer malgré la distance. Une ombre noire l'auréole.

           Je n'ai pas le temps d'observer plus longtemps, un autre javelot passe à deux doigts de moi. Je tente de prendre un peu plus d'altitude pour repérer les tireurs et rendre la visée plus difficile. Je regarde le sol, attentive aux éventuels tirs ennemis.

          Je perçois un mouvement derrière moi. Je n'ai pas le temps de me retourner. Une masse me tombe sur le dos dans un croissement. Nous tournoyons dans l'air dans un tourbillon de plumes noires. Après un instant, j'arrive à faire face à mon adversaire. C'est le corbeau. Le même corbeau qu'à la fenêtre. Mais il a grandi, et l'envergure de ses ailes dépasse celle des miennes. Ses yeux ont toujours la même lueur de méchanceté, et il est entouré du même halo que celui que j'avais discerné sur le mage. Il se jette à nouveau sur moi, et me projette de toute ses forces vers le sol.

          J'essaye de ralentir ma chute, mais je n'arrive pas à battre des ailes, je ne peux même pas me retourner. Je heurte le chaume d'une maison près de la place et roule jusqu'au bord du toit. Étourdie par la chute, j'essaye de me relever. Mon aile droite est tordue et pend lamentablement de côté. Mon bras blessé aussi n'est plus utile. Au-dessus de moi, le corbeau pousse un cri de victoire.

          À quelques mètres de là, une villageoise se hisse sur le toit. Je ne lui laisse même pas le temps de se lever complètement et lui assène mon genou dans la mâchoire. Sonnée, elle retombe en arrière dans la rue. Un autre que je n'avais pas vu me fait tomber par terre en tirant sur mon aile valide. Il tire un couteau de sa ceinture et s'élance sur moi. Je suis plus rapide que lui, lui empoigne la cheville et le fait rouler par-dessus moi. Il tombe sur le chaume lui aussi et tente de se remettre sur pied. Je lui envoie un coup de pied dans l'estomac, puis un autre dans l'épaule pour le faire basculer dans le vide. Une lance se plante à côté de moi alors que je me remets debout aussi vite que je peux. Une seconde traverse mon aile blessée, faisant jaillir la lumière entre mes plumes. Je ramasse la première arme avec mon seul bras encore utilisable. Je jette un regard autour de moi.

          Sur la place, le mage n'a presque pas bougé de sa transe. Je le vois mieux que tout à l'heure de là où je suis. Immédiatement je remarque le livre dans la sacoche à ses côtés. Sans même compter mon état actuel, je réalise soudain que le reprendre sera bien plus difficile que prévu.

          Le mage accélère ses mouvements et le halo autour de lui s'intensifie. Je tourne mon regard vers le corbeau. Celui-ci a encore grandit et est maintenant presque aussi grand qu'un cheval. Je le vois gagner de l'altitude pour plonger sur moi. Les villageois qui tentaient d'escalader la maison reculent alors, leurs yeux effrayés fixés sur le monstre.

         Je change ma prise sur l'arme tout juste récupérée. Inutile d'espérer me défendre au contact face à la créature. Celle-ci stoppe son ascension et pousse un dernier cri avant de replier ses ailes noires. Le monstre chute de plus en plus vite. Je n'ai qu'un seul essai.

          Au moment où le corbeau arrive à portée, je projette ma lance vers lui avec toute la force qu'il me reste et me jette sur le côté. Le projectile atteint le monstre, s'enfonce dans sa chaire et crisse sur ses os. Le coup n'est peut-être pas mortel, mais il suffit à déséquilibrer l'oiseau géant qui lance un ultime croissement de détresse et passe juste au-dessus de moi avant de s'écraser violement au sol. Je vois le sorcier sur la place tomber sur les mains en hurlant de douleur.

           Je n'ai pas le temps de reprendre mon souffle. Déjà d'autres échelles sont posées contre les murs de la maison. Des gardes en arme arrivent par les ruelles et plusieurs flèches sont tirées dans ma direction depuis les toits voisins. Il me faudrait une nouvelle arme...

           Une fumée blanche passe devant mon regard. Je regarde mes mains et mes pieds qui commencent à se dissiper. Je perds les sens de mes membres un à un. Mes doigts s'évaporent, je ne ressens plus mes ailes. La lumière de mes blessures arrête de couler et je commence à léviter au-dessus du toit. Ignorant les regards effrayés des humains en arme autour de moi, je regarde au loin vers l'orée du bois.

         C'est bien ça, il a cessé son invocation. Il se relève en se tenant le bras. Avec la hauteur, j'arrive à le discerner qui piétine les cendres de notre feu. Il me fait un dernier signe de la main, puis se tourne vers le village. Il tire son épée qui s'enflamme sur le champ et se met en marche vers les portes du village.

          Alors que la fumée qui me compose finit de me faire disparaitre dans l'air, j'ai une dernière pensée.

          « à la prochaine invocation, il faudrait quand même que je lui parle de cette histoire d'encens dans le feu... »  

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