Chapitre 6
Je passe la journée à gribouiller des créatures effrayantes sur des feuilles froissées.
Mon crayon n'a plus du tout la mine parfaite qu'il avait lorsqu'on me l'a donné. Il est presque aussi abîmé que moi. Peut-être qu'un jour, je le repeindrai en rouge, pour qu'il me ressemble plus.
Les monstres se multiplient sur le papier. Ils rugissent, grognent, se battent. Parfois, ils ont des allures de félins. D'autres ressemblent plus à des dragons, ou alors à des rapaces. Ils ne sont pas beaux. Ils me font peur.
Mes gestes sont si désordonnés que je déchire souvent la feuille. Il arrive que quelques larmes viennent tacher le dessin. Ces paquets de monstres, je les cache sous mon matelas, là où Azelle ne les trouvera pas. Si elle tombe dessus, ils pourraient l'effrayer. Je ne veux pas qu'elle soit effrayée. Mes démons, je les garde pour moi.
Cette habitude à noircir les feuilles blanches de tourbillons maléfiques me vient du Docteur Mericier, que je voyais quand j'étais petit. Je ne dormais pas la nuit et mes parents s'en inquiétaient. Le pire, c'est quand je leur ai dit que des monstres me suivaient partout et qu'ils me faisaient peur. Je crois que c'est à ce moment-là qu'ils ont commencé à se dire que je n'étais pas comme les autres, que je n'étais pas un enfant aussi facile que j'en avais l'air. Soudain, ils ont commencé à s'angoisser pour chacun de mes gestes : si j'étais trop silencieux, ils se persuadaient qu'il y avait un problème ; si je ne parlais pas, ils se disaient que j'étais autiste ; si je riais, ils manquaient de pleurer de joie et de soulagement.
Je crois qu'ils n'ont jamais compris qu'être triste n'empêche pas de rire, parfois.
Le docteur Mericier, lui, j'ai toujours eu l'impression qu'il comprenait. Enfin, pas totalement. Personne ne me comprend totalement. Personne ne se comprend jamais totalement. Personne ne comprend personne. Disons qu'il me comprenait plus, et c'était suffisant. Il m'a dit de dessiner les monstres : comme ça, ils étaient enfermés dans le papier et ils ne pouvaient plus rien me faire.
Ça m'a beaucoup aidé, enfant.
Maintenant, je ne sais pas. Je dessine les mêmes monstres en boucle. Ils deviennent plus grands, plus forts, plus effrayants. Je n'arrive plus à emprisonner ceux qui me gardent captif à l'intérieur de moi.
Je suis prisonnier de moi-même. C'est exactement ce que j'avais écrit sur tous mes cahiers de quatrième. Personne ne l'a jamais vu, personne n'y a jamais fait attention. Mes appels à l'aide désespérés se sont tous noyés dans des cours de maths, d'histoire, de géographie ou de français. Des années plus tard, j'en suis toujours au même point. Seul, perdu, désespéré. Prisonnier.
J'attends le retour d'Azelle avec impatience et anxiété à la fois. Encore une fois, je ne sais pas réellement ce que je veux. Rester dans mon lit, sous ma couverture, me semble être un bon plan. D'un autre côté, j'ai hâte d'aller en forêt ce soir.
Je termine de former le corps d'un nouveau monstre. Il hurle, la gueule ouverte, les crocs découverts. Sa fourrure est hérissée de partout et il est proche du sol, comme s'il se préparait à bondir. Je n'ose pas le regarder trop longtemps, de peur qu'il ne détruise sa nouvelle cellule blanche. Alors, je retourne la feuille sur son côté encore immaculé et la pose tout en haut du tas d'autres démons capturés.
Les minutes défilent et je reste immobile sur ma chaise. J'ai trouvé un moyen de garder le silence à distance : grâce au téléphone d'Azelle, je peux mettre de la musique. Même si le son est nul, au moins, mes pensées ne m'envahissent pas. C'est tout ce qui compte.
Finalement, je me lève et me dirige vers la chambre. Rester dans mon lit, sous ma couverture, me semble encore être une bonne chose à faire, là, maintenant. Je veux juste fermer les yeux, me cacher, disparaître. Et puis, ça ne fera pas de mal à mon corps épuisé, qui ne demande que ça.
Je fais un détour par la salle de bain pour récupérer mon pull cramé et l'enfiler. Il est encore un peu humide, mais je m'en fiche. Avec lui, je me sens déjà un peu mieux. Je me glisse ensuite sous la couverture blanche, qui a visiblement décidé de migrer vers le bas de la housse qui l'enveloppe, puisqu'elle forme une grosse boule à cet endroit-là. N'ayant pas le courage de réorganiser ce bazar, je m'enroule dans la couverture déformée et ferme les yeux.
Ce serait trop facile de m'endormir immédiatement, bien sûr. Je ne m'endors jamais quand je le veux, il faut toujours que le sommeil me surprenne au moment où je ne l'attends plus. Alors, tandis que je patiente, mes pensées se multiplient. Je reprends la même routine que depuis ma mort : je ressasse. En boucle, je répète les mêmes choses, les mêmes pensées.
Aujourd'hui, cependant, quelque chose d'autre s'ajoute à ce cercle infernal. Je ne sais pas si ça le rend pire ou pas. Mais les « et si » sont bien présents et décidés à être entendus. Lassé, je me laisse emporter par ce flot de réflexions toujours semblables.
Et si j'étais resté ? Bien sûr, c'est ce qui revient le plus souvent. Et si, lorsque j'ai entendu les pompiers déclarer que j'étais sûrement mort, j'avais protesté ? J'aurais couru vers maman pour me serrer contre elle, agripper ses vêtements, pleurer contre son épaule. J'aurais soufflé dix fois que je suis désolé, parce que l'idée de laisser croire à ma mort m'a traversé l'esprit, parce que j'ai sérieusement envisagé de le faire. Parce que de toute manière, ma vie ne rime à rien, que je suis totalement inutile dans ce monde et que la seule chose qui me maintenait plus ou moins la tête hors de l'eau a été dévorée par les flammes. Les pompiers se seraient étonnés que je ne sois pas blessé. Ils m'auraient offert de l'eau, auraient fait quelques examens pour vérifier que la fumée n'avait pas trop abîmé mes poumons. Ensuite, on serait tous allés chez les voisins pour la nuit, puis papa aurait épluché les annonces pour trouver rapidement une autre maison, puisque la nôtre est complètement fichue. Maman nous aurait consolés tant bien que mal, mais ça allait, ce n'était pas grave, on était tous sains et saufs, c'était le principal. Lily aurait appelé une dizaine de fois et personne n'aurait eu besoin de lui apprendre la mort de son petit frère. Elle serait rentrée pour aider la famille à trouver un nouveau logement, pas pour assister à des funérailles.
Et si j'étais revenu avant la cérémonie officialisant clairement ma mort ? Les parents auraient été fâchés, mais si soulagés que ça aurait passé. Ana m'aurait traité de connard et m'aurait pris dans ses bras, à la fois brutale et aimante, comme toujours. Lily aurait ri, j'en suis sûr. Elle aurait ri avec des larmes dévalant ses joues. Et Liam... Liam ne m'aurait pas pardonné tout de suite. Je pense qu'il m'aurait évité un moment, avant de venir un matin pour me dire qu'il m'aime quand même toujours, très fort.
Ça aurait été bien.
Azelle serait rentrée chez elle sans problème. Elle n'aurait pas eu besoin de partager sa nourriture, de me prêter un lit, de s'inquiéter pour moi.
La femme que j'ai croisée aurait gardé son crayon et la page de son carnet.
Mon prof de physique n'aurait pas eu besoin de se déplacer pour un gamin dont il ne se préoccupait pas vraiment.
Et puis soudain, je me dis que les autres seraient peut-être meilleurs sans moi. La tristesse passera, on m'oubliera. Je ne causerai plus de problèmes à mes parents, ils n'auront pas à quitter le travail pour aller me chercher en plein milieu d'un cours parce que je ne peux plus rester. Ils n'auront plus à chercher des psychologues ou des psychiatres pour m'aider. Ils n'auront plus à payer la cantine, ni mes différentes activités, ni rien. Ça les aidera à retrouver une maison aussi bien que celle qu'on avait avant. Puis, même si je leur manque, peut-être, Ana n'aura plus besoin de sacrifier ses soirées entre amis parce que j'ai peur de rester tout seul le soir, Lily ne ratera plus jamais ses trains à cause de ma flemme de me lever le matin, Liam ne s'inquiétera plus jamais que je lui vole son pain au chocolat ; il pourra même prendre le mien.
Tyler ne vous méritait pas.
Je ne sais pas s'ils ont vu ce message. Je n'espère pas. C'était con, de laisser ça. Ils me connaissent, ils savent que c'est totalement un truc que j'aurai écrit. Peut-être même qu'ils reconnaîtront mon écriture. Peut-être qu'ils vont réussir à prouver que je suis vivant. Et s'ils me retrouvent... s'ils me retrouvent...
Il ne doivent surtout pas me retrouver. Je serre les dents. J'ai été con. J'ai été idiot, aveuglé par la douleur, la colère, la tristesse. Je n'aurais jamais dû écrire ça. Pourvu qu'ils ne le trouvent pas.
Je n'aurais jamais dû partir. Quel genre d'enfant fait ça à sa famille ? C'est cruel, c'est méchant, c'est horrible. Pourquoi j'ai fait ça ? Je devrais rentrer. Je devrais assumer mes actes. Je devrais m'excuser. Ou alors partir encore plus loin. Ou mourir, pour de vrai cette fois. Peut-être que je devrais faire ça. Peut-être.
Et puis, soudain, je m'endors, sans même m'en apercevoir.
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