Chapitre 5

Le réveil d'Azelle résonne dans l'appartement. Aujourd'hui, c'est une mélodie jouée au piano, toute douce et rassurante. Je n'ouvre pas les yeux et écoute simplement la chanson, avant qu'Azelle ne l'arrête. Je sais qu'elle ne se lèvera pas avant cinq minutes.

    Je vis chez elle depuis quatre jours. Une éternité. Elle ne me pose plus de questions et évite soigneusement les sujets sensibles. Au contraire, elle se concentre sur la joie, la tranquillité, les blagues. Je vois bien qu'elle fait tout pour me changer les idées, m'arracher quelques vrais sourires. Pour l'instant, elle n'a pas encore réussi. Mais elle n'abandonne rien.

    Elle rentrait souvent à midi au début ; maintenant, elle ose me laisser seul toute la journée. Elle travaille dans une grande librairie, le lundi et le mercredi, et dans un collège, les autres jours de la semaine, en tant que surveillante. Le week-end, elle est tranquille. Aujourd'hui, je crois qu'elle va passer sa journée au milieu d'élèves.

    La musique s'arrête. Azelle soupire bruyamment et repousse sa couverture. Après s'être étirée, elle se penche vers mon lit, déjà souriante. On a installé un matelas par terre, dans sa chambre puisqu'il n'y avait pas de place autre part.

— Chocolat chaud ou jus d'orange ?
— Tu choisis...
— Ah non ! C'est à toi que j'ai posé la question, donc tu décides. En plus, j'ai déjà choisi hier.

    Elle a vite compris – trop vite – que je ne mange pas beaucoup et surtout, pas équilibré. Le pire, c'est à midi, où je me retrouve facilement à me contenter d'un bol de céréales en guise de repas. Alors, chaque fois, Azelle me harcèle de messages pour être sûre que je mange quelque chose. Et le matin, elle m'oblige à sortir de mon lit pour que je prenne un petit-déjeuner avec elle.

— Je sais pas. Jus d'orange.

    J'ai à peine le temps de terminer de prononcer mon dernier mot qu'elle bondit de son lit et se dirige à grands pas vers la cuisine. Moi, je grogne un peu et laisse retomber ma tête sur mon oreiller. Je n'ai pas envie de bouger.

— Tyler ! Dépêche-toi, sinon je vais être en retard !

    Ceux qui vivent dans l'appartement d'à côté doivent me détester. Depuis que j'ai décidé de rester, Azelle crie mon nom un peu partout, trop flemmarde pour aller me chercher dans l'une des trois pièces de son logement. Je crois qu'elle est déjà bruyante de nature, mais avec quelqu'un sous son toit, c'est pire.

    Avec lenteur, je me lève et m'assois sur mon matelas. Mon regard glisse sur mes bras nus et immédiatement, je me crispe. Les traces rouges sur mes poignets sont découvertes, sensibles à l'air qui les caresse. D'un geste précipité, je baisse mes manches pour les cacher. Je ne me suis pas mutilé depuis les funérailles, je crois que je n'en ai pas eu la force. Cela fait un moment que je n'ai plus la force de faire quoi que ce soit. Depuis l'incendie, en fait. Mais je ne veux pas que quelqu'un tombe sur mes cicatrices, surtout pas Azelle.

    J'ai troqué mon sweat à la manche brûlée contre une polaire trop grande qui appartient à Azelle. Je ne l'aime pas beaucoup, mais mon hôte a insisté pour que je la laisse laver mon pull. Elle a aussi dit qu'elle irait m'acheter de nouveaux vêtements à la fin de la semaine, sans même me laisser le temps de protester.

— Tyler, s'il te plaît, ramène tes fesses !

    Elle me rappelle ma sœur. Pas Lily, mais Ana, qui ne perdait jamais une occasion de partager avec nous son vocabulaire vulgaire. D'ailleurs, je ne l'ai pas vue aux funérailles. Elle devait être trop loin pour que je puisse l'apercevoir. Ou en retard. Ana est toujours en retard.

— J'arrive, je marmonne, surtout pour me motiver, parce que je sais qu'elle ne m'entend pas.

    Cette fois, je me lève pour de bon et rejoins la cuisine. En me voyant, Azelle m'offre un sourire si grand qu'il semble illuminer la pièce habituellement sombre à cause d'une lampe qui ne s'allume plus.

— C'est pas trop tôt ! Bien dormi ?

    Je hoche la tête même si mon sommeil a été peuplé de cauchemars et de réveils paniqués en sueur. Mais mentir sur mon état est devenu une habitude, je n'y fais même plus attention.

— Tiens, j'ai le jus d'orange. Donc, pas de brioche, pas de pain non plus. Céréales ? Je sais que tu adores mes céréales.

    Une nouvelle fois, j'approuve d'un mouvement de la tête. Pendant que je m'assois, elle dispose un verre rempli presque jusqu'au bord devant moi, puis un bol déjà plein de céréales.

— On a déjà plus grand chose à manger, mais t'inquiète pas, ma mère va sûrement passer vendredi soir et le problème sera réglé.
— On est quel jour ?
— Jeudi. Jeudi 16 juin. T'as besoin de l'année aussi ? En fait, c'est ça, tu as fait un voyage dans le temps ! Tu viens du futur ou du passé ?

    Je laisse un demi-sourire se former sur mes lèvres, pas plus d'une seconde. Celui-là, il me paraît vrai. Alors, sans réfléchir, je réponds, je m'ouvre un peu, le temps de répliquer quelques mots :

— Je suis en réalité ton arrière-arrière-petit-fils, je viens du futur.

    Azelle s'esclaffe et plonge sa cuillère dans ses céréales. Moi, je repense à ce que je viens de dire. Je ne sais pas si je dois regretter mes paroles ou pas. Peut-être que ce n'était pas drôle. Peut-être que c'est pour ça qu'elle n'a pas répondu. J'ai soudain envie de cacher ma tête dans les mains, surtout quand je m'aperçois que je vais sans doute me rappeler avoir dit ça des années après, et revoir cette scène en boucle et la regretter encore et encore, jusqu'à la mort. Je n'aurais jamais dû dire ça.

    Azelle avale ses céréales en un temps record. Maintenant, le silence devient lourd. Je suis plus tendu, et je crois que la rouquine s'en rend compte. Elle me jette un regard tandis qu'elle s'empare de son bol pour le déposer dans l'évier.

— Tu pourrais sortir, si tu veux. Juste pour te promener un peu dehors. Ça te ferait du bien, tu crois pas ? Je te laisse une clé de l'appartement près de la porte, ça te va ?

    Sa proposition me surprend. Je hausse les épaules sans vraiment répondre. Je n'avais jamais réfléchi à ça, je n'en ai pas le courage. Vivre chaque jour est déjà compliqué, alors réfléchir à la suite serait vraiment une épreuve.

— Enfin, c'est comme tu veux, Tyler.

    Je reste silencieux, encore. Je ne sais pas quoi dire. Et si je me perds ? Et si quelqu'un me reconnaît ?

— Il y a aussi la forêt, pas loin. Je pourrais t'emmener, ce serait cool. Ou sinon, tu peux aller voir la librairie, je ne sais pas si tu aimes lire. Il y a aussi un cinéma, mais pas tellement de films à regarder en ce moment. Ou alors, tu peux juste te promener, c'est bien aussi.

    Je n'ai vraiment écouté que la première phrase d'Azelle. La forêt. Oui, la forêt me paraît bien. C'est peut-être ce dont j'ai besoin. Maman nous emmenait souvent en forêt, quand on avait assez de temps. C'était rare, mais ça nous faisait à tous du bien. Même Ana, qui déteste marcher ou bouger de son canapé était toujours enthousiaste quand on parlait d'aller se promener en famille.

— J'aime bien la forêt, je dis finalement, après un silence.

    Azelle hoche la tête et sourit. Elle doit être contente de me faire sortir un peu. Selon elle, rester tout seul dans un appartement n'est vraiment pas bien pour ma santé mentale.

— Super. Je te montrerai quelques chemins secrets. Tu seras pas déçu. Ce soir, ça te va ? J'ai même des lampes frontales, au cas où on reste là-bas longtemps.
— D'accord.
— Parfait ! Bon, tu vas manger ces céréales ?

    Je baisse les yeux vers mon bol. À vrai dire, je l'avais presque oublié. Je n'ai pas très faim, mais si je le dis à Azelle, elle va me faire la morale, en affirmant très sérieusement que le petit-déjeuner est le repas le plus important de la journée. Je ne sais pas si c'est vrai. À la maison, maman ne nous obligeait jamais à manger le matin. Mais bon, les profs de sport le disent tout le temps. D'ailleurs, je me retrouvais toujours sur le banc parce que je n'avais pas l'énergie de courir ou même d'attraper un ballon. Ne pas manger ni dormir affectait beaucoup mes notes en EPS. En fait, ces mauvaises habitudes touchaient toutes mes notes quelle que soit la matière. Je n'étais pas le meilleur élève du monde, à l'école.

— Je dois y aller, Tyler. Je compte sur toi pour manger à midi, hein ? Et prends une douche aussi. D'ailleurs, ton pull doit être sec maintenant, tu pourras le remettre si tu veux.

    Je l'observe enfiler sa veste et attacher ses cheveux en un chignon rapide, qui lui donne un air plus sage et sérieux.

— Et n'oublie pas de répondre au téléphone.

    Intérieurement, je lui lance qu'elle n'est pas ma mère. Mais d'un autre côté, j'aime bien quand elle fait ça. C'est comme l'illusion d'avoir une famille, des gens qui se préoccupent de moi, alors qu'en réalité Azelle n'est qu'une inconnue qui a trop pitié de moi pour me laisser dans la rue. S'il m'arrivait quelque chose, elle tournerait rapidement la page. Et je ne lui en voudrais pas, d'ailleurs. À part mes cheveux rouges, je n'ai rien de spécial, rien d'original, rien qui mérite d'être protégé, regardé ou admiré.

— À ce soir, Tyler !

    La porte claque à son départ. Je n'ai pas besoin de m'approcher de la fenêtre pour savoir que, dans quelque minutes, elle sortira de l'immeuble et se mettra à courir dans la rue pour ne pas être en retard.

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