Chapitre 4

Je fais rapidement le tour de l'appartement d'Azelle. Sans elle, il paraît moins chaleureux. Plus petit aussi, mais ça ne me surprend pas : vu son âge, elle doit être étudiante, alors la taille de son abri n'est pas étonnante.

    J'explore l'endroit en traînant des pieds. La cuisine est petite, mais pleine de nourriture, jusque dans les moindres recoins, si bien qu'on se croirait dans un magasin. Un grand tableau blanc est accroché à un mur. J'hésite à m'en approcher, ne voulant pas empiéter sur sa vie privée. Finalement, je secoue la tête et me dirige vers la chambre.

    Elle m'a fait dormir dans son lit. Mes joues rosissent lorsque je comprends cela. La panique tente d'étreindre une nouvelle fois mon cœur, mais je la repousse. Hors de question de me laisser faire. Il faut que je me reprenne en main, que je me défende mieux contre les sentiments qui m'envahissent toujours beaucoup trop vite.

    Tu peux le faire.

    En laissant toujours mes pieds glisser sur le sol, je retourne dans la cuisine. Me rappeler les paroles d'Azelle est simple : son ton dynamique semble bloqué dans ma tête. Mange un peu, d'accord ? Je me demande ce qu'en penserait Liam, lui qui ne fait jamais confiance à personne, surtout quand il est question de nourriture. Je me demande comment il va. Je me demande comment il réagirait, s'il savait que je suis vivant. Nous n'avions pas l'air très proches et nous ne parlions pas beaucoup, tous les deux. Mais on aimait bien être ensemble dans la même pièce, en silence, à faire chacun nos affaires, chacun dans sa bulle. C'était reposant. Ça apaisait mes pensées et ma peur du silence. Je crois que ça l'aidait aussi, parce qu'après, il était plus souriant.

     Je m'assois avec précaution. De la même manière, je pose le téléphone d'Azelle près de moi. Je ne veux rien abîmer.

    Mon regard, après avoir erré dans le vide un moment, se pose sur la nourriture. Pas la brioche, en souvenir de mon frère. Pas de pain non plus, je ne trouverai pas la force d'étaler quelque chose dessus, ni même de mordre dedans. Alors, j'opte pour les céréales, même si elles me rappellent ma vie à la maison. Heureusement, ce n'est pas la marque que je prends habituellement, ce qui me motive encore plus à m'en servir. Mon estomac n'attend que ça et, pour bien me le signaler, il se met à gargouiller bruyamment. Cela m'arrache un maigre sourire. Je me décide pour un bol rouge, dans lequel je verse les céréales. Le bruit familier de leur chute contre la céramique du récipient résonne dans l'appartement, ce qui me fait me rendre compte du silence ambiant. Immédiatement, ma gorge s'assèche.

    J'ai besoin de bruit.

    Je ramène le bol vers moi et y verse un peu de lait ; pas trop. Après avoir plongé une cuillère dans la mixture, je me concentre sur mon nouveau problème.

    C'est devenu une habitude : l'absence de son m'angoisse. Et même si je sais que, d'une certaine manière, le silence complet n'existe pas, il me faut du bruit, de quoi occuper mon esprit. Le plus efficace est la musique. C'est aussi pour ça que je déteste l'école, les cours : quand personne ne parle, je ne sais plus comment faire taire mes sentiments.

    Arrête de penser.

    Penser prouve que tu es vivant, m'aurait dit Lily.

    Seulement je suis mort. Et je suis assis en silence. Même ma respiration semble inexistante, si frêle que je ne la perçois qu'à peine. C'est bien loin d'être suffisant pour calmer la panique qui monte.

    Je me prends la tête dans les mains, fermement. Un sanglot m'échappe, incontrôlable, comme mon esprit, mes pensées, mes émotions. Tout semble filer entre mes doigts. Je serre mon crâne plus fort, comme pour retenir tout ce qui s'enfuit avant qu'il ne reste plus rien. Mon souffle devient plus rapide, il se fraie un passage hors de mon contrôle. Un nouveau sanglot brise le silence.

    Je ne sais même pas pourquoi je pleure. C'est ridicule. Je suis ridicule.

    J'ai beau essayer de me calmer, rien n'y fait. Et, bien sûr, la colère saute sur cette occasion pour s'introduire dans ma poitrine, en se faufilant à contre-courant entre tout ce qui éclate à la lumière, loin des cachettes au fond de mon esprit.

    Soudain excédé, furieux contre moi-même, contre ma faiblesse, je relâche une main et l'abats violemment contre la table. Du lait gicle de mon bol. Quelques gouttes se déposent sur ma joue, puis se retrouvent diluées au milieu des larmes qui débordent de mes yeux.

— Tyler ? Eh, ça va ?

    Je sursaute et me redresse. Mon premier réflexe est de tenter d'essuyer mes larmes, mais elles ne cessent de couler, rendant ma vision si floue que je ne distingue que la silhouette d'Azelle. Je serre les dents pour étouffer d'éventuels nouveaux sanglots. Il n'est pas midi, c'est impossible. Pourquoi elle est déjà rentrée ? D'autres sentiments s'invitent à la fête, à mon plus grand désespoir. Honte, peur, dégoût, colère... tout se mélange, je ne m'y retrouve plus.

    Elle ne devait pas me voir comme ça, elle ne devait pas.

— J'ai bien fait de revenir, on dirait.

    Je secoue la tête. Non, il ne fallait pas qu'elle revienne. Je sais même pas encore ce que je vais faire, ce que je vais dire, comment je vais justifier ma situation. Je veux juste retrouver mon lit, ma chambre, ma famille. Je veux remonter le temps, retrouver mon ancienne vie, même si ce matin, je n'envisageais pas d'y retourner.

    Une chose est certaine, maintenant : je détestais ma vie là-bas, mais je la hais encore plus depuis l'incendie.

    Azelle s'est assise en face de moi. Elle fait de son mieux pour rester calme, mais je perçois sans mal son inquiétude. Ses lèvres tremblent un peu alors qu'elle cherche les bons mots pour m'apaiser. Elle perd son temps, rien ne fonctionne jamais, personne n'a jamais réussi à m'aider de façon constante.

— Bon, Tyler, tu dois me dire ce qui ne va pas, d'accord ? Tu dois tout me dire, la vérité. Je ne peux pas te garder sans savoir ce qu'il se passe. Est-ce que des gens te veulent du mal ?

    Je secoue la tête, par habitude. Mon père me posait tout le temps cette question. À chaque fois, ma mère repoussait cette éventualité avec fermeté en disant quelque chose du genre « personne ne te fera jamais de mal, Tyler. On a fait attention à ça. » Elle voulait tellement me protéger qu'elle m'empêchait de parler. Après ces discussions, j'ai toujours secoué la tête quand on me posait une question du même genre que celle d'Azelle. Ce n'est pas aujourd'hui que ça va changer. De toute manière, maman fait attention à moi. Elle ne laissera jamais personne me faire de mal.

    Cette dernière pensée me rassure quelques secondes, puis je me rappelle que maman n'est plus près de moi et que je suis seul, seul, seul.

— Tu m'écoutes ?

    Je redresse la tête. Ma vision est moins floue ; je vois parfaitement l'air exaspéré de mon hôte. D'un geste impatient, elle extirpe son téléphone de sa poche et le brandit vers moi. Je me recroqueville sur ma chaise.

— Si tu ne m'explique pas, je vais être obligée d'appeler la police. Je n'ai pas envie de le faire, Tyler, mais je ne peux pas te laisser dans cet état. Tu as fait un malaise hier soir, tu as presque la moitié de ton pull brûlé, tu ne veux rien dire sur toi, tu n'as nulle part où aller, personne à appeler... et maintenant, je te retrouve en train de pleurer à peine une heure après mon départ ? Je veux dire, c'est pas normal, et après, ça va retomber sur moi, si... si tu es recherché, tu vois ?

    Elle fait un geste vague de sa main, sans terminer sa phrase. Ses yeux sont grands ouverts, anxieux et attentifs à la fois. Elle attend ma réaction.

    Je ne sais pas quoi répondre. Elle sait, pour mon pull. Elle m'a donné un téléphone pour que j'appelle quelqu'un. Je ne peux pas lui faire confiance.

— Je ne peux pas te faire confiance.

    C'est tout ce que je dis. Puis, je me lève, la chaise crisse bruyamment quand je la fais reculer contre le sol. Mes yeux sont de nouveau pleins de larmes. J'essaye de respirer. J'ai peur, je suis terrorisé.

— Non. Non, tu restes ici, Tyler. Tu ne connais pas la ville dehors, tu es tout seul, tu es encore fatigué. Tu restes ici, d'accord ? Je veux juste t'aider...

    Je n'écoute pas et me dirige vers la porte. Azelle se lève précipitamment. J'actionne la poignée, décidé à partir.

    La porte ne s'ouvre pas.

    Je grogne et tente une nouvelle fois. J'ai déjà compris ce qu'il se passe. J'en suis certain dès l'instant où j'entends le cliquètement caractéristique des clés. Furieux, je me retourne vers Azelle, qui baisse la tête.

— C'était prévisible, Tyler. Je suis désolée.
— Vous n'avez pas le droit !
— C'est pour t'aider. C'est juste pour t'aider, d'accord ?
— Non ! Je ne veux pas d'aide. Laissez-moi sortir.

    Je pleure de nouveau. Je veux sortir, j'ai besoin de sortir. Je n'ai pas fait croire à ma mort pour devenir de nouveau prisonnier. Lentement, je tente de reprendre mes esprits, de réfléchir.

— Si je vous explique, je peux m'en aller ?

    Ma voix tremble. Immédiatement, je commence à inventer une histoire logique, qui ne me causera pas d'ennuis. J'ai presque dix-sept ans, je ne suis plus obligé d'aller à l'école. Je peux partir où je veux. J'ai le droit de prendre le bus, de me brûler le bras, de ne pas manger assez parce que je n'ai pas beaucoup d'argent. Si j'arrive à l'embrouiller assez, je pourrais peut-être même la convaincre que c'est elle qui est en faute.

— Je ne peux rien te promettre, Tyler. Ça dépend de ce que tu m'expliques.

    J'inspire et jette un regard vers la porte fermée. Je veux sortir. Je dois sortir. Pour cela, il me suffit juste de prouver que je ne suis pas en danger, que je n'ai rien à me reprocher, que je vais bien, alors que la réalité est exactement le contraire de tout ça.

— Je ne m'entends pas avec ma famille. J'ai plus de seize ans, donc je ne suis pas obligé de continuer les cours. Je n'avais pas envie de rester, alors je suis parti. C'est tout. Je peux m'en aller, maintenant ?

    Ma voix est plus sèche et étrangement assurée. C'est toujours comme ça que je mens. Heureusement, Azelle mettra sûrement cela sur le compte de ma panique et de ma colère, qui d'ailleurs sont bien réelles, mais silencieuses. Pour l'instant.

    Je ne pleure plus. Peut-être que j'ai versé trop de larmes ces derniers temps, ça ne m'étonnerait pas. Je sens quelques gouttes encore accrochées à mes joues, comme si elles ne demandaient qu'à rester encore un peu avant de s'écraser sur le sol.

    Azelle prend du temps à répondre. Elle ne sait pas si elle doit me croire. Son hésitation me fait réfléchir. Est-ce que je veux vraiment partir d'ici ? Après tout, elle n'est pas méchante, elle m'a donné à manger, m'a laissé dormir dans son lit, m'a aidé sans me livrer à la police ou m'emmener à l'hôpital. Je n'aurai nulle part où aller, si je m'en vais. Est-ce vraiment ce que je veux ou suis-je simplement esclave de mes peurs ?

— Tu as quelqu'un à retrouver ? Un endroit où dormir ?

    Je secoue la tête, soudain perdu. Je ne sais plus ce que je veux. Je ne sais plus si je suis vraiment moi. Est-ce que mes choix sont réellement les miens ?

— Ce n'était pas ce que j'avais prévu, je murmure, tout bas.

    Silence. Silence pesant. Silence terrifiant. Silence qui réfléchit. Silence qui pense. Silence qui hésite.

— Tu veux vraiment partir ?

    Non. Non, j'ai peur. Je suis terrifié. Je ne sais pas quoi faire.

    Je ferme les yeux. En quelques secondes, les flammes m'entourent et je sursaute, me heurte contre la porte. Mon regard se pose sur Azelle, qui est clairement dépassée par la situation.

— Bon, je sais ce qu'on va faire. Regarde.

    Elle s'avance d'un pas. Je me plaque contre la porte, mon cœur s'affole, puis je vois les clés dans sa main. Brusquement, je me colle au mur d'à côté afin de lui laisser la place pour déverrouiller la porte. Je ravale une plainte. J'ai peur, j'ai si peur. Elle va me chasser de son appartement, je vais me retrouver tout seul, dans la rue, au milieu d'inconnus. Je ne veux pas partir. Je veux disparaître.

— Tu peux sortir si tu veux. Si tu préfères, tu peux aussi rester. J'ai assez de place pour deux. Tu n'es pas prisonnier. Je suis juste inquiète pour toi, tu comprends ? J'aimerais bien t'aider, si tu me le permets. C'est toi qui choisis, Tyler.

    Parmi ces phrases, deux sortent du discours habituel que j'ai déjà entendu des centaines de fois. Tu n'es pas prisonnier. C'est toi qui choisis. C'est tout ce dont j'ai besoin, là, maintenant. Je me sens apaisé, enfin.

    Azelle ouvre la porte, me jette un regard, puis tourne les talons. Je l'observe se diriger vers la cuisine, remarque ses mains tremblantes. Elle n'est sûre de rien. Elle ne sait pas si elle prend la bonne décision, si elle devrait appeler quelqu'un, me faire partir. Elle n'est certaine de rien et pourtant elle me laisse choisir. Elle me rend la liberté dont j'ai désespérément besoin.

    Je me tourne vers la sortie. Ma décision est prise depuis un moment. Hésitant, je tends la main vers la poignée et ferme la porte. Je vais rester ici encore un peu.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top