Chapitre 26
Je suis resté toute l'après-midi avec Lazare. Azelle était déjà rentrée lorsque j'ai ouvert la porte. Elle s'est jetée sur moi en m'entendant.
— Tu peux pas prendre ton téléphone quand tu pars ? Comment on fait s'il t'arrive quelque chose ? Et puis, ça me fait flipper à chaque fois, moi !
Je grimace un sourire d'excuse sans répondre. Mon amie, elle, continue de virevolter autour de moi, son téléphone dans une main, le mien dans l'autre.
— C'est la deuxième fois et je veux pas paniquer à chaque fois que tu prends du temps à revenir, tu comprends ? J'ai toujours peur que tu t'en ailles et que tu ne reviennes jamais...
Je hausse un sourcil, surpris. Elle a peur que je parte sans prévenir. Comme je ne sais pas quoi répondre, je reste un moment silencieux. Je glisse un regard vers la chambre et frissonne. Je ne dois pas rester dans cet appartement trop longtemps. Pas depuis ce qu'il s'est passé ce matin. J'inspire, cherche les bons mots pour affronter la détresse d'Azelle. Finalement, je me lance, hésitant.
— Je vais partir un jour, Azelle. Je ne veux pas être un poids pour toi pendant trop longtemps. Ça fait déjà deux semaines.
— Tu peux rester pendant autant de temps qu'il faudra, Tyler...
— Non, tu ne comprends pas. Ce n'est pas comme ça que ça marche. Je dois faire quelque chose de ma vie. Je vais partir un jour, je ne sais pas encore quand. Mais ne t'inquiète pas pour moi, d'accord ?
Elle acquiesce, même si je vois bien qu'elle n'est pas convaincue. Ses épaules s'affaissent et elle incline la tête vers le bas pendant quelques instants. Puis, elle a un sursaut d'énergie et se redresse d'un coup, un sourire soudain accroché aux lèvres. C'est toujours comme ça : Azelle noie ce qui l'embête dans la joie. Je n'arrive pas vraiment à déterminer si ça l'aide vraiment ou si au contraire elle devrait laisser ces émotions négatives la traverser.
— Alors, qu'est-ce que tu veux manger ce soir ?
Elle s'enfuit dans la cuisine sans attendre de réponse, comme d'habitude. Je ne prends pas la peine de répondre et reste immobile près de la porte, le regard rivé sur l'entrée de la chambre, comme si un monstre allait en sortir pour me bondir dessus.
Je n'en ai pas revu un seul depuis que j'ai tout raconté à Lazare. Je m'attendais à me retrouver face à eux à l'instant où on se séparerait, mais en fait, je me rends compte maintenant qu'ils m'attendaient ici, à l'appartement. Cet endroit qui était devenu un refuge s'est transformé en un abri à démons en une matinée.
La colère monte en moi. Brusquement, je déteste ces créatures noires pour m'enlever ce que j'arrivais tout juste à apprivoiser, pour me forcer à m'éloigner d'Azelle, pour détruire tout ce à quoi j'espère pouvoir m'accrocher.
Ou peut-être est-ce moi qui ai créé cette situation en laissant croire à ma mort ? En me condamnant à mentir, à vivre loin de la société, à craindre la police et l'hôpital, ne me suis-je pas coincé dans une vie où je dois sans cesse changer d'entourage ?
Accroche-toi à ce que tu connais. Ma première pensée en me réveillant chez Azelle. Ce que j'ai désespérément tenté de faire ces derniers jours, en comparant ma vie à celle d'avant, en dessinant des monstres sans réussir à les emprisonner, en portant toujours ce même pull à la manche brûlée, en gardant toujours les mêmes pensées. J'ai voulu m'accrocher à ce que je connaissais ; ça ne m'a mené nulle part. Seulement, si je ne peux pas me rattraper de la chute de cette manière, comment je fais pour ne pas tomber ?
Accroche-toi à nous.
Soudain, les monstres sont tout autour de moi. Leur contact froid me glace le sang. Je secoue la tête. Je ne peux pas m'accrocher à ceux qui m'ont presque poussé au suicide. Je ne peux pas m'accrocher à des créatures qui ne sont que dans ma tête et qui représentent mes insécurités.
Tu peux, tu peux. Tu peux.
Cette manie à tout répéter m'agace. Je ferme les yeux, comme si ça me permettait d'oublier les griffes serrées sur ma peau. Non, je ne m'accrocherai pas aux monstres.
J'avance. Ils me suivent sans se détacher de moi, mais je m'en fiche. Je ne fais pas attention à eux. Avec Lazare, j'ai réussi à les faire disparaître en me concentrant sur autre chose. Je suis sûrement capable de le faire une deuxième fois.
Mais il n'y a pas Lazare et je n'arrive pas à mettre de côté leurs souffles sur ma peau, leurs griffes serrées sur moi, leurs murmures étouffés et leurs yeux rouges brillants.
Avant de m'en rendre compte, je suis dans la chambre. Je tressaille. Même si tout est rangé comme d'habitude – nos lits défaits, la télécommande en équilibre sur la télé, les vêtements d'Azelle qui traînent par terre, les miens pliés dans un coin pour ne pas prendre trop de place – je revois sans mal la scène de ce matin, avec le couteau ensanglanté, le chemin rouge sur mon poignet, les dessins déchirés et les monstres autour de moi. Je ressens encore la lame si proche de mon cœur et mes doigts serrés dessus.
Ma respiration s'accélère. Comment j'ai pu penser à le faire ici ? Je ne veux pas imaginer le choc d'Azelle si elle m'avait retrouvé mort dans son chambre, avec mon sang tachant le sol de son appartement, son couteau qu'elle déteste enfoncé dans mon cœur. Et puis, on m'aurait sans doute identifié, ma famille aurait été mise au courant. Comment on continue de vivre normalement en sachant qu'un fils, qu'un frère a fait croire à sa mort pour se suicider deux semaines après ? Comment j'ai pu être aussi égoïste pour me tuer ici et pas caché du monde ? Suis-je cruel à ce point ? Suis-je destiné à faire du mal à mes proches quoi qu'il arrive ?
Égoïste. Cruel. Lâche. Menteur. Les mots se répètent dans ma tête, avant d'être repris en chœur par les monstres. Ils semblent se nourrir de ce spectacle, exactement de la même manière que ce matin. Je fais violemment volte-face et balaye l'air de mon bras. Leurs corps noirs se dispersent comme de la fumée. Certains d'entre eux ont le temps de pousser des petits cris de surprise, mais aucun ne réagit assez rapidement pour éviter mon mouvement.
— Dégagez.
Je maîtrise ma voix pour ne pas crier, parce qu'Azelle est dans l'appartement. Il ne faudrait pas qu'elle apprenne que je vois et entends des choses inventées par mon esprit. Lazare a compris, mais je ne pense pas qu'elle pourra accepter cela sans l'assimiler à la folie.
— Je ne m'accrocherai jamais à vous.
Je trouverai quelque chose d'autre, n'importe quoi. Mais pas les monstres. Jamais.
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