Chapitre 2

    Il n'y a rien de pire que de prendre le bus sans musique. Le bruit incessant de la radio qui capte mal me fascine autant qu'il m'embrouille. Je n'arrive pas à me distraire, ni à calmer mes pensées qui tournent en boucle. Sans cesse, je revois l'enterrement, les larmes de ma mère et les silhouettes de tous les gens rassemblés pour ma mort. La tête me tourne, j'ai envie de sortir de ce bus pour me remettre à courir et l'odeur de transpiration qui fait voyage avec moi ne m'aide pas à me calmer.

    Comme mon téléphone, mes écouteurs ont disparu dans l'incendie. Je n'ai pratiquement rien sur moi, excepté la carte de bus qui me permet de me déplacer dans toute la région, des petits cailloux qui traînent dans mes poches, mes lunettes de soleil et maintenant un crayon tout neuf.

    Je ne sais pas où je vais. J'ai simplement choisi le trajet le plus long possible, en supposant que c'est le plus loin de chez moi. Dans un souffle tremblant, j'essaye de garder des pensées positives. Enfin, les garder est un bien grand mot, il faudrait déjà parvenir à les avoir.

    Une nouvelle vie commence.

    C'est la seule chose que j'arrive à me dire sans me trouver complètement nul. Après tout, c'est presque comme si je vivais deux fois. Je suis mort, et pourtant je suis vivant. Autre point positif, le lycée va enfin me laisser tranquille et on va arrêter de me stresser pour des études que je ne veux pas faire.

    Très vite, les tentatives motivantes sont remplacées par des questions qui me terrifient. Je n'ai presque pas d'argent, je n'ai nulle part où aller, je meurs de faim, je ne sais pas quoi faire. J'ai seize ans et je suis totalement seul.

    Il est encore temps de faire demi tour.

    Non, pas après l'enterrement. Ce serait trop compliqué. Que je le veuille ou non, aucun retour en arrière n'est possible, je n'en suis pas capable. Je ne pourrais jamais affronter les regards de mes parents, ou alors ceux de mon frère ou mes sœurs.

    Une énième fois, mon esprit se concentre sur ce que j'entends. Lily a toujours dit que ça aidait à calmer les pensées. Écouter l'extérieur, pas l'intérieur. Écouter si fort quelque chose en particulier que tout le reste devient silencieux. Je ferme les yeux, laisse ma tête heurter mon siège au rythme des balancements du bus, et j'écoute. J'entends d'abord le grésillement de la radio et perçois parfois quelques notes de musique qui semblent se battre pour résonner, même quelques secondes. Je mets de côté ce son, je l'efface et l'oublie, et avec lui s'enfuient mes pensées terrifiées. Une respiration tremblante m'échappe. Je revois ma sœur, allongée sur mon lit, ses jambes battant l'air avec énergie. Elle n'a jamais été capable de rester totalement immobile très longtemps.

    Arrête ça. Si tu veux que ça marche, tu dois aussi respirer, Tyler. Efface tout et ne garde que le bruit de ta respiration, d'accord ?

    Je manque d'éclater en sanglots. Peu à peu, son image s'efface. Je ferme les yeux plus fort.

    Respire, Tyler.

    Quelqu'un s'est endormi et ronfle régulièrement, paisiblement. Ce son me rappelle mes parents. Papa ne ronfle pas, mais maman, si. Ils en rigolent souvent, le matin, quand tout le monde est à la maison et qu'on peut manger ensemble. Ces jours-là, on fait tous la cuisine et ça sent si bon qu'on a du mal à attendre que tout soit prêt. Chaque fois, on pique discrètement dans le plat. Le but est de ne se faire voir par personne.

    Je respire. J'efface ce son, aussi simplement que si je devais baisser le volume sur un téléphone. Sans attendre trop longtemps, je passe à un autre. Le moteur du bus. Je respire. Je l'efface. Je passe à un autre.

    Quelqu'un au téléphone. Une jeune femme, à entendre sa voix. En l'écoutant, je comprends qu'elle parle à sa mère. Son ton est légèrement agacé, mais également attendri. Elle la rassure, dit que oui, tout va bien, elle arrive bientôt à la maison, oui, tout s'est bien passé. Maman est pareille : très protectrice. Elle m'appelait chaque fois que je prenais du temps à rentrer à la maison. Avec une grimace désolée, j'efface la voix de la fille, et je balaie en même temps mes souvenirs et mes regrets.

    Les vibrations du bus sur le sol disparaissent ensuite, suivies par les bruits de papier froissé, les soupirs et les toux régulières. Ne reste plus que ma respiration ; moi et mes souffles tremblants. Ma peur s'est éteinte, pour un moment du moins. Je ne ressens plus rien, je ne réfléchis plus, je ne pense plus. Je respire simplement, les yeux fermés, bercé par les cahots du bus. L'espace de quelques instants, je me libère de mes angoisses et de mes pensées, je m'endors presque, apaisé.

    Puis, une main se pose sur mon bras et tout vole en éclat.

    Je sursaute et ouvre les yeux. Il me faut plusieurs secondes pour me retrouver, comprendre où je suis et ce que je fais. Je ne sais pas combien de temps est passé, mais le bus est arrêté et les passagers se sont levés pour sortir. On est arrivé. Un peu trop brusquement, je me tourne vers la fille qui s'est reculée, l'air hésitant.

— Tu dormais, je ne voulais pas que tu rates l'arrêt, parce sur c'est le dernier. C'est arrivé à ma cousine et elle s'est retrouvée perdue au milieu de nulle part dans un bus vide.

    Je reconnais sa voix ; c'est celle qui parlait au téléphone avec sa mère. En l'entendant, je l'avais imaginée plus âgée, mais en fait, elle ne semble pas beaucoup plus vieille que moi. Ses yeux cherchent les miens, qui fuient habilement son regard. Elle semble gênée un instant, puis a un sursaut d'énergie. Un sourire apparaît sur son visage.

— Tu viens ?

    Je ne réponds toujours rien, mais acquiesce et glisse de mon siège pour la suivre dehors. Il fait encore jour malgré l'heure tardive, à mon plus grand soulagement. Me retrouver dans une ville inconnue en pleine nuit aurait été un cauchemar.

— Tu vis ici ?

    Instinctivement, je me redresse et la regarde. J'avais oublié qu'elle était là. Pourquoi est-elle restée là ? Est-ce que je la connais ? Est-ce qu'elle m'a reconnu ? Rapidement, la panique s'empare de moi. Je ne veux pas rentrer. Je ne peux pas. Sans chercher à comprendre, je recule et évalue les rues près de moi, prêt à fuir.

— Eh, ça va ?

    Je repose mon regard sur elle. Mon cœur s'affole et je serre les dents. Elle sait, c'est sûr. J'empeste la fumée, j'ai une manche presque carbonisée, j'ai l'air complètement paumé. Elle le sait. Elle va m'obliger à rentrer et je ne veux pas, je ne veux pas.

— Je peux pas t'aider si tu me dis rien.

    C'est un piège. Elle veut me faire avouer. Sa voix se déforme, je l'imagine déjà frapper à la porte de notre maison détruite. Ma mère ouvre, les yeux pleins de larmes. « J'ai retrouvé votre fils. Il a fait semblant d'être mort, il était là à ses propres funérailles et il est parti comme un voleur. C'est horrible, quel genre d'enfant fait ça à sa famille ? » Je suis forcé de rentrer, on me regarde avec colère et la fille rit, rit, rit...

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