Chapitre 19
La forêt est particulièrement calme aujourd'hui. Les oiseaux ne chantent pas, le vent ne murmure pas, il n'y a personne. L'atmosphère me semble être la plus proche possible du silence complet. Si je retiens mon souffle et que je ne bouge plus...
Je ferme les yeux. Les bras le long du corps, la tête haute, le dos droit, je me tiens à la manière de Lazare la première fois que je l'ai vu. Je deviens un arbre, un membre de cette forêt, une partie minuscule de la nature.
Mes pensées défilent et me traversent. Je n'y fais pas attention. Pour une fois, le silence ne me fait pas peur : il m'accueille et me protège contre lui. Je ne suis pas seul, ici. La forêt m'entoure et m'accepte elle aussi. Je me sens en paix, en sécurité. Je suis un arbre au milieu d'autres, mes racines s'enfoncent dans la terre et m'empêchent de tomber, mes branches s'élèvent vers le ciel et s'ouvrent au monde entier. Rien ne peut m'atteindre. Jamais les tempêtes ne pourront me mettre à terre.
— Tyler.
J'ouvre les yeux. Je ne suis plus un arbre. Je retourne dans mon corps, celui de Tyler, celui aux cheveux rouges et à la silhouette frêle. Pourtant, je sens encore l'invincibilité de la nature dans mes veines.
Lazare est devant moi. Ça faisait longtemps que je ne l'avais pas vu. Je regarde autour de nous, à la recherche d'Azelle. Elle était là, toute à l'heure, avant que je ne m'arrête. Elle a sûrement continué le chemin sans moi. C'est dommage, j'aurais bien aimé lui présenter Lazare.
Enfin, non. Après réflexion, je me dis que c'est bien aussi si Lazare reste mon secret. Je n'ai pas envie d'en parler à d'autres, pour le moment.
— La forêt est magique, j'annonce à l'intention du garçon en face de moi.
Cette fois, il a un ruban vert à sa ceinture. Je préférai le rouge. À part le ruban, il est habillé comme les autres fois. À croire qu'il n'a qu'une seule tenue. De mon côté, c'est pareil : je porte mon éternel pull à la manche brûlée et un survêtement gris malgré la chaleur de l'été qui s'annonce.
— Oui.
Lazare a levé sa tête vers les nuages. Je l'imite. J'aime bien regarder les morceaux de ciel entre les branches, comme si le bois formait des fissures dans l'horizon. Ça ne m'occupe pas très longtemps cependant, puisque je tourne à nouveau mon regard vers mon ami.
— Tu passes beaucoup de temps dans la forêt, Lazare ? Chaque fois que je t'ai vu, c'était dans la forêt.
Il acquiesce et prend un moment pour répondre. J'observe ses doigts effleurer son ruban, puis ses lèvres s'entrouvrir, comme s'il cherchait les bons mots. Ses yeux se posent sur une touffe d'herbe à ses pieds, là où une fourmi a décidé de grimper.
— C'est ce qu'on peut associer le plus à une maison, pour moi, dit-il finalement.
— Tu vis ici ?
— Oui, plus ou moins.
Il s'accroupit et approche sa main des herbes. La fourmi y monte à toute vitesse, affolée par les mouvements soudains des brins verts. Lazare se redresse en regardant avec intention l'insecte qui se balade sur sa paume.
— Quand je sens que je n'appartiens à rien, ou que je suis trop étranger à tout ce qui est autour de moi, je me dis toujours que dans la forêt, il suffit que je reste immobile assez longtemps pour que les plantes et les êtres qui y vivent m'acceptent comme l'un des leurs. Ici, j'ai l'impression de faire partit de quelque chose, tu vois ?
J'acquiesce alors que mes pensées s'éloignent et m'emmènent avec elles. Je ne peux que constater que Lazare a raison, encore une fois. Il se dégage quelque chose de poétique dans sa façon de parler. Il choisit ses mots avec soin, comme s'il avait un peu peur de choisir les mauvais, de ne pas bien illustrer ce qu'il veut dire. D'ailleurs, il cherche souvent une approbation dans ses paroles, malgré son ton tranquille. Ce n'est pas la première fois qu'il glisse un « tu vois » ou « tu comprends » à la fin de ces phrases.
Soudain, des cris retentissent et résonnent contre les troncs. Je sursaute. Par réflexe, je me tourne vers l'origine du bruit. Très vite, des rires se font entendre, dont un que je reconnais facilement : Azelle. Elle ne doit pas être loin, peut-être qu'elle a trouvé des personnes qu'elle connaissait.
Je me tourne vers Lazare pour lui annoncer que je connais l'une des personnes, et que s'il veut, je pourrais lui présenter Azelle. Cependant, je me retrouve face a une touffe d'herbes et rien d'autre. Plus de fourmi. Plus de Lazare. Il a disparu.
— Lazare ?
Surpris, je tourne sur moi-même, mais je ne le vois nulle part. C'est comme s'il s'était tout simplement effacé. Où est-il allé ? Pourquoi est-il partit ?
— Tyler !
Pas le temps de me poser plus de questions. Azelle me fait face dans sa robe jaune, les yeux brillants. Je remarque qu'elle tient la main d'un petit garçon. Lui aussi a l'air heureux. Derrière eux, un autre plus âgé court pour les rattraper.
— Attendez !
Sans réfléchir, je rentre la tête dans les épaules et me fait un peu plus petit. Mon cœur s'affole un peu devant tant d'agitation et d'inconnus.
— C'est des nouveaux amis. J'avais déjà rencontré Antoine à la librairie. Et voici Timaël, son petit frère.
Le dénommé Antoine hoche la tête pour me saluer. Il est plus vieux que moi, c'est certain, mais il me paraît un peu plus jeune qu'Azelle. Je lui rends son salut sans prononcer un mot. Quand au petit garçon, il agite sa main et me sourit.
— Antoine, Tim, voici Tyler, un ami. Il est presque comme mon petit frère à moi !
Azelle rit à ses propres paroles et m'adresse un clin d'œil encourageant. Je jette un regard derrière mon épaule : Lazare n'est vraiment pas là.
Antoine me dépasse de plusieurs centimètre. En même temps, je ne suis pas très grand pour mon âge ; maman me disait toujours que je grandirai très vite d'un coup, que je ne devais pas m'en faire. Je sais pas si elle comprenait à quel point c'était embêtant, d'être plus petit que tous ses camarades de classe. Antoine semble aussi plus musclé. À côté de lui, je dois ressembler à une brindille. D'ailleurs, je me dis qu'il pense peut-être la même chose, vue la manière dont il me regarde. Il a eu l'air un peu en colère, quand il m'a vu. Ce n'est que quand Azelle a annoncé qu'elle me voyait comme un frère qu'il a semblé se détendre.
— Tu aimes bien te promener en forêt, toi aussi ?
Cette fois, c'est Timaël qui a parlé. Il ressemble beaucoup à son frère, avec ses cheveux blonds, ses yeux très bleus et son petit nez fin. Son ton curieux me rappelle Liam, quand on était plus petits. Il me posait plein de questions, et moi je lui répondais n'importe quoi avec un air de savant. Ça énervait toujours Ana, qui se plaignait aux parents que je mentais et allait voir Liam pour tout rectifier, alors que ce dernier était déjà passé à autre chose.
— Oui, j'aime bien me promener en forêt.
— Alors je t'aime bien, affirme l'enfant.
Ça nous fait tous sourire. J'ai l'impression qu'Antoine se détend aussi un peu, comme si le simple fait que son frère apprécie quelqu'un signifiait que c'était le cas pour lui aussi. Azelle a des yeux qui pétillent. Elle a l'air de beaucoup les aimer, ces deux frères.
— Vous voulez venir à la maison ? On a de quoi manger, et on a du jus d'orange pour le petit Timour.
Si Timaël sautille un peu à l'annonce d'Azelle, il ne répond pas et se tourne vers Antoine. Celui-ci semble un peu réticent et marmonne qu'il ne veut pas embêter. Il me jette aussi un regard anxieux. À cet instant, je me crispe et commence à me poser des questions. Est-ce qu'Azelle lui a parlé de moi ? Est-ce que c'est moi qui le dérange ? Est-ce que c'est moi qu'il a peur d'embêter ? Dans une tentative foireuse d'effacer ses potentielles inquiétudes, je me force à lui sourire et à revêtir l'image de l'adolescent sociable. Mais ils secoue la tête et esquisse une grimace désolée.
— On doit pas rentrer trop tard.
Sa voix grave me provoque un frisson. Je n'aime pas beaucoup ce gars. Sans réfléchir, je me dis que c'est à cause de lui que Lazare est partit ; il n'aurait pas pu avoir peur d'Azelle ou de Timaël.
Quelque chose m'effleure la main et je me crispe. En baissant le regard, je m'aperçois que l'enfant a lâché la main d'Azelle pour venir prendre la mienne. Il me regarde attentivement, tout calme, comme s'il étudiait ma réaction. Je reste un moment immobile, perplexe, puis me force de nouveau à sourire, pour lui signifier de c'est ok, même si mon cœur bat à toute vitesse et que je préférerais me cacher dans les bois comme l'a fait Lazare.
— Oh, il pleut !
C'est Azelle qui lance l'alerte en levant les mains au ciel pour attraper les gouttes. Même si on est en juin, il pleut beaucoup, ici. Ce n'était pas autant le cas, à la maison, même si on se plaignait souvent du mauvais temps.
— Il faut rentrer, souffle Antoine.
Il couve son frère d'un regard inquiet. Celui serre ma main un peu plus fort. Il se met sur la pointe des pieds pour me parler. Je me baisse un peu afin de lui faciliter la tâche, et il me chuchote à l'oreille :
— J'aime pas beaucoup la pluie. C'est piquant, ça craque un peu. Ça me rend tout orange-vert. Et violet.
Je fronce les sourcils et tourne la tête vers Antoine. Il répond à mes questions silencieuses par un sourire énigmatique. Il se fiche de moi. Mon malaise grandit en moi et j'acquiesce vaguement pour ne pas laisser Timaël dans le vide, sans cesser de me demander à quoi peut bien correspondre le fait d'être orange-vert-violet et comment il peut qualifier la pluie de craquante.
— Allez, on rentre, insiste Antoine. La pluie, ça confuse Tim.
Oh. Le orange-vert-violet serait donc la confusion ?
— D'accord, réplique Azelle.
Il se met à pleuvoir plus fort. Ça me fait penser à Lazare. Azelle attrape la main d'Antoine et se met à courir pour échapper aux gouttes. Je vois le garçon rougir jusqu'aux oreilles et lâcher un petit rire. Un instant, il se tourne vers moi. Il semble un peu plus détendu. Peut-être qu'il a compris que je n'allais pas lui piquer Azelle.
— Allez, venez !
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