Chapitre 18
Le réveil d'Azelle résonne dans la pièce et me sort brusquement du sommeil. Je me retourne en grognant un peu. À côté, le manque de réaction d'Azelle me fait comprendre qu'elle aussi préférerait dormir encore. Comme d'habitude, elle a besoin de très précisément cinq minutes et trente six secondes pour se lever. Je le sais parce que je n'ai jamais entendu la fin de la petite mélodie au piano, qui dure dix minutes et quatre secondes. Je ne sais plus vraiment quand est-ce que j'ai découvert tout ça, mais je l'ai retenu. J'ai toujours retenu facilement les séries de nombres, ce n'est pas très différent, là.
Azelle s'assoit sur son lit et frappe dans ses mains, ce qui vaut une nouvelle protestation grognonne de ma part. Ça aussi, c'est une habitude. Le matin, mon hôte a plein de rituels de ce genre-là, réglés à la seconde près. Quand j'y pense, c'est assez paradoxal venant d'elle, qui semble toujours courir après le temps. Je lui en avais parlé un peu, un jour. Elle m'a répondu d'un air très sérieux : le temps n'existe pas, mais les horloges, si. Devant mon expression surprise par cette phrase si philosophique, elle m'a confié qu'elle voyait ça tous les jours lors de son trajet en bus. Apparemment, c'est écrit sur un mur.
— Tu envisages de sortir de ton lit ?
— Ouais. Je crois.
— Allez, debout !
Je me lève à mon tour pour la suivre d'un pas traînant vers la cuisine. L'appartement n'a pas changé, mais j'ai la drôle impression que ce qu'il m'inspire maintenant est différent. Il m'apparaît plus comme un refuge que comme une prison. Il a aussi perdu quelque chose, je ne sais pas vraiment quoi. En tous cas, il me semble moins lumineux, un peu terne par rapport au début. Peut-être qu'il se dévoile aussi : derrière les couleurs et les lumières se cachent des mots qui ne sont jamais dits.
— On pourra aller dans la forêt, si tu veux, ce soir. Je rentre pas trop tard normalement.
— D'accord.
Azelle semble fatiguée aujourd'hui. Elle a besoin d'une sortie en forêt, c'est sûr. Je ne sais pas ce qui la tracasse, je n'ose pas poser la question, de peur de l'embêter. Ce ne sont pas mes affaires, après tout. Si elle ne m'en parle pas, je ne sais pas si j'ai le droit d'aborder le sujet. Alors je reste silencieux et me contente de l'aider à préparer le petit-déjeuner.
De mon côté, j'ai la désagréable sensation que quelque chose manque. Je ne sais pas ce qui ne va pas, mais c'est comme si tout n'était pas complet, pas normal. Comme si un truc dans les engrenages de mon être s'était cassé.
Quand Azelle dépose un bol de céréales devant moi, je me rends compte que je n'ai pas faim. Je n'ai pas non plus envie d'aller me recoucher. Mon corps semble me hurler quelque chose que je ne comprends pas. Il y a un truc cassé. Je ne sais pas ce qu'il attend de moi, mais ce n'est rien de tout ça.
Tout paraît flou autour de moi. Je vois les cheveux roux d'Azelle remonter en un chignon comme par magie. Je la suis des yeux quand elle se dirige vers la sortie. Je crois même que je lui réponds, je ne sais pas vraiment. Quand je cligne des yeux, je suis seul.
Une pensée qui m'a déjà effleuré revient, d'abord discrète, puis de plus en plus insistante. Je me dirige vers la fenêtre. La peur gonfle en moi, j'essaye de ne pas céder à la panique. Quelques minutes plus tard je suis dehors, dans la rue. Je reste immobile sur le trottoir devant l'immeuble.
Les voitures passent. Certains énervés se plaignent de la lenteur des autres. Au volant, j'observe des gens différents, uniques. La plupart sont ceux qui se rendent au travail, ils sont pressés, ils ont déjà hâte de terminer la journée. Mais il y en a d'autres, plus calmes, peut-être plus heureux, je ne sais pas. Certains mettent la musique si fort qu'on a l'impression qu'il y a carrément un concert dans leur véhicule, et les basses résonnent dans le sol et dans mon corps. Ça me fait sourire. D'autres emmènent des enfants à l'école. J'en vois quelques uns avec des chiens aussi, sur le siège passager, à l'arrière ou dans le coffre. Et les couleurs... les couleurs se multiplient. Si la plupart des voitures sont grises ou noires, j'en repère aussi beaucoup rouges, bleues, vertes, roses... Ça fait du bien, au milieu de cette infinité de gris triste, hésitant et morne.
Il y a aussi du monde à pied. Des personnes qui courent. D'autres qui gardent leur téléphones collés à l'oreille et parlent fort. Des groupes. Des solitaires. Des couples. Des émotions différentes se peignent sur chaque visage.
— Reste pas en plein milieu ! Tu bloques le passage !
Je me décale d'un pas en baissant la tête. Mon cœur bat à toute vitesse. L'homme barbu qui m'a adressé la parole entre dans l'immeuble où loge aussi Azelle. La porte claque derrière lui et me fait sursauter. Mon regard reste rivé sur l'entrée du bâtiment.
— Excusez-moi.
Cette fois, c'est une femme qui me parle. Elle serre contre elle des dossiers, comme si ça vie dépendait de ces morceaux de papier. Peut-être que c'est le cas. Parfois, la vie ne tient vraiment pas à grand chose. Parfois, elle se résume à une fenêtre mystérieusement ouverte. Ça, je le sais.
— Pardon.
Un garçon un peu plus jeune que moi me bouscule pour passer. Je recule d'un pas jusqu'à me retrouver plaqué au mur sale de l'immeuble. Son sac frappe contre son dos au rythme de ses foulées rapides. Son téléphone sonne et il s'arrête pour regarder le nom s'afficher son son écran. Je le vois ignorer l'appel et fourrer à nouveau son portable dans sa poche. Il se remet à courir et tourne pour emprunter la même rue que celle que nous utilisons pour aller dans la forêt, avec Azelle.
— Bouge de là, toi !
On me pousse encore en me fusillant du regard. Je sens mon cœur battre encore plus fort ; pas plus vite, mais j'ai l'impression de l'entendre comme un tambour.
— Maman, regarde le garçon, il a des cheveux rouges !
L'exclamation ravie de l'enfant me fait tourner la tête vers lui. Il tient la main de sa mère et sautille en me pointant du doigt. Très vite, je regarde autre part, gêné à l'idée d'attirer l'attention. Mais malgré moi, je ne peux réfréner le sourire qui s'étire sur mes lèvres. S'il y a une chose dont je suis fier, c'est bien ces cheveux rouges.
J'avais souvent voulu me colorer les cheveux, avant. Je n'en ai jamais parlé à personne, ou peut-être un peu à Liam. Maman aimait tellement mes mèches brunes, je me disais que je n'avait pas le droit de lui faire ça, pas le droit de la décevoir encore plus que je ne le faisais déjà. Et puis Lily disait que c'était pas super bon pour la santé, alors il valait mieux éviter. Pour finir d'enfoncer le clou, Ana avait voulu changer ses cheveux en bleu, il y a quelques années déjà, et les parents avaient fermement refusé. Alors je n'ai jamais partagé cette envie. Mais aujourd'hui, je suis content avec mes cheveux rouges. C'est la seule chose qui me fait vraiment me sentir moi.
— Moi aussi, je voudrai pareil, quand je serai grand !
La mère répond quelque chose que je ne comprends pas. Mais ça doit être positif, puisque je vois le visage du petit garçon s'illuminer. Il accélère, soudain ravi.
Une fois qu'ils sont loin de moi, je pousse la porte de l'immeuble pour rentrer à l'appartement. Je n'essaye pas de cacher mon sourire apaisé. Mon cœur bat toujours fort, au rythme des deux phrases qui se répètent dans ma tête.
Je suis en vie.
J'existe.
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