Chapitre 17

Le rythme de la batterie s'accorde avec celui de mon cœur. Quand la voix du chanteur s'élève au-dessus des instruments, je ferme les yeux, écoute. Je murmure les paroles, même si aucun son ne s'échappe de ma bouche. Sans vraiment m'en rendre compte, je fais mine d'être le batteur du groupe et frappe le vide de mes baguettes imaginaires.

Je suis seul dans l'appartement ; Azelle est partie rejoindre son amie. Elle paraissait tellement contente de la voir. Je la revois encore dans sa robe jaune, occupée à attacher ses cheveux tout en me confiant que la fille qu'elle va voir s'appelle Clémence, qu'elles se connaissent depuis longtemps mais n'ont jamais le temps de passer des longs moments ensemble. Apparemment, Clémence voyage beaucoup, alors elle n'est pas souvent chez elle. Là, elle revient de Grèce. Azelle rêverait d'aller avec elle, mais elle me dit qu'elle est pas encore vraiment prête, ça lui fait un peu peur, et puis à cause de sa fugue, sa mère la surprotège, elle ne voudrait jamais qu'elle parte comme ça dans un autre pays. J'ai compris qu'il y avait d'autres raisons aussi, parce que son regard s'est voilé, mais je n'ai pas posé de questions.

Elle est partie exactement comme chaque fois : en courant pour attraper le bus. C'est plus fort qu'elle, elle me dit, elle attend toujours le dernier moment pour sortir de l'appartement. Elle se persuade qu'elle a tout son temps alors qu'en réalité, il ne lui reste que deux minutes. Enfin, je ne sais pas vraiment comment elle fait, mais elle arrive toujours à monter dans son bus.

Je monte le son de ma musique. Le téléphone proteste en affirmant que ce n'est pas bon pour mes oreilles. Je n'y fais pas attention et regarde l'écran s'assombrir jusqu'à devenir complètement noir tandis que je suis des yeux les fissures qui le parcourent.

Je mange encore des pâtes, ce soir. Je n'ai pas terminé mon assiette hier. Je n'ai pas très faim aujourd'hui non plus, mais Azelle m'a fait promettre de manger. Elle a affirmé, les poings sur les hanches, qu'elle vérifierait s'il ne restait rien des restes de la veille. Ses menaces ne sont pas allées plus loin puisqu'elle a éclaté de rire ensuite, mais ça me motive déjà assez pour avaler quelque chose.

Je n'ai pas fait grand chose pendant la journée. J'ai dessiné un peu, puis je suis surtout resté allongé dans mon lit à traîner sur internet. La même angoisse m'a habité toute la journée. Cette fois, elle est différente de celles de d'habitude.

Plusieurs fois, j'ai tapé mon nom dans la barre de recherche, sans jamais me résoudre à aller plus loin. Pourtant, je dois savoir, je ne peux plus attendre. Je dois savoir ce qu'on dit sur moi, sur internet, dans les journaux. J'imagine les titres des articles et ça ne fait qu'augmenter l'appréhension dans mon ventre. Des choses du genre, j'en ai déjà lu plein : sur mon téléphone, j'avais une partie d'informations où ils annonçaient toujours des faits divers, sans beaucoup d'émotions, avec un détachement que je ne supportais pas. Je ne regardais pas souvent tout ça, mais quand ça arrivait, j'étais prit par la soudaine envie de balancer mon téléphone contre le mur de ma chambre. Alors imaginer des articles de ce genre à mon sujet...

Je passe une main sur mon front dans l'intention de chasser ces pensées. D'abord, je mange. Ensuite, peut-être, je regarderai tout ça. Si j'en ai le courage. Mais d'abord, je mange. Sinon, cette assiette de pâtes ne se terminera jamais et Azelle va m'en vouloir.

J'avale mon repas rapidement. À la maison, ça énervait beaucoup papa. Il disait qu'on ne pouvait pas manger tranquillement en famille, il fallait toujours se presser. Ça amusait Lily et maman, qui nous blaguaient et riaient que ce n'était pas notre faute : Ana et moi, on avait toujours un train à prendre, c'était comme quand il fallait mettre la table, on n'était jamais disponibles. Liam ne s'impliquait pas beaucoup dans ces discussions, parce qu'il ne se sentait pas concerné. En même temps, il mangeait pas ; pire que moi. D'ailleurs, maman, toujours prête à élaborer des scénarios catastrophes, s'était mise dans la tête qu'il était anorexique. Elle ne sait pas qu'il passe en réalité sa nuit à fouiller dans le frigo. Enfin, peut-être qu'elle sait, maintenant.

En quelques minutes, mon assiette se retrouve nettoyée, séchée et rangée. Il n'y a pas de lave-vaisselle ici, et je découvre que j'aime bien faire la vaisselle. À la maison, je ne le faisais jamais beaucoup, on mettait tout dans la machine. Ici, je lave et range beaucoup plus. La journée, il m'arrive de passer des heures à faire le ménage, simplement parce que je m'ennuie et au moins, ça m'occupe. En plus, je sais que ça fait plaisir à Azelle, quand elle rentre à l'appartement et que le repas est déjà préparé. Elle n'en parle pas vraiment, mais son sourire et son expression soulagés suffisent.

Je passe encore un moment à parcourir l'appartement à la recherche de quelque chose pour m'occuper. Je garde le téléphone dans ma poche, augmente encore le son de la musique, me mord la lèvre. Pendant une heure encore je fixe le mur blanc de la chambre, puis celui d'une feuille qui attend le contact du crayon qui ne viendra jamais, puis le goutte à goutte du robinet de la salle de bain qui ne ferme pas bien, puis la télé même si je n'y vois rien d'intéressant et que je n'écoute pas. Finalement, je me rends à l'évidence : tant que je ne fais pas cette foutue recherche, je suis pas libre.

Dehors, le soleil brille. Je pourrais sortir. Aller en forêt. Penser à autre chose. Peut-être que ce serait mieux.

Mais si je repousse encore mes recherches à plus tard, je resterai prisonnier de mes angoisses. Et ça, ce n'est pas possible. Je ne veux pas ajouter d'autres chaînes en plus de celles qui me retiennent déjà.

Sans me laisser le temps de réfléchir, j'ouvre internet. Je n'écris pas mon nom, simplement quelques mots clés. Adolescent mort incendie. Je lance la recherche et lutte pour ne pas éteindre le téléphone immédiatement. La page met du temps à charger. La peur se loge dans ma gorge, dans mon ventre, dans mes doigts, partout. Je secoue nerveusement ma jambe et me mord la lèvre.

Les articles apparaissent. Les mots se brouillent au fur et à mesure que je parcoure l'écran du regard.

Un adolescent de seize ans mort dans un incendie. Un incendie domestique provoque la mort d'un adolescent. Un garçon de seize ans a trouvé la mort dans un incendie domestique.

Les titres sont tous les mêmes. Il y en a beaucoup. Si je défile plus loin, on me parle d'autres accidents. Deux garçons sont morts après une fête qui aurait mal tourné. Treize et quinze ans. Deux frères. Je remonte plus haut et ouvre un article, n'importe lequel. J'ai besoin de savoir ce qu'on raconte sur moi.

Ce lundi 6 juin, un adolescent a trouvé la mort dans un incendie domestique. Tout est arrivé dans la nuit. Ce sont les voisins, alertés par les flammes à côté, qui ont prévenu les secours. Trop tard, sans doute : Tyler, seize ans, n'a pas pu être secouru à temps. Sa chambre, qui se situait à l'étage, se trouvait très proche de la salle de bain, là où semblerait avoir démarré le feu. Ce mercredi matin, l'aînée de la famille est là, debout devant les ruines de ce qui a été sa maison. Elle n'était pas présente lors de l'incident qui a coûté la vie de son petit frère. Elle récupère quelques objets qui ont échappé aux flammes.

Elle nous confiera que l'accès à la chambre de son frère est impossible. Elle n'aura rien pu récupérer de ce qui appartenait à Tyler. « Tout a brûlé, il ne reste plus rien de lui », confirme un voisin, qui affirme avoir été proche de l'adolescent décédé. C'est également lui qui a été le premier à repérer l'incendie. « On ne sait pas vraiment comment ça s'est passé. Je me suis réveillé dans la nuit, vers trois heures du matin. Je voyais beaucoup de lumière. En fait, c'était les flammes. Pourtant, le soir, tout semblait normal. J'avais vu Tyler, on avait fait le chemin ensemble pour rentrer du lycée... »

Le choc est encore visible sur le visage de tous. Les passants s'arrêtent, constatent l'étendue des dégâts. La maison est totalement détruite sur le côté droit.

La famille endeuillée est logée chez des amis. Le plus jeune de la famille se trouve encore à l'hôpital ; il semblerait que la fumée l'ait particulièrement incommodé, mais selon sa sœur, ce n'est pas alarmant. Il devrait sortir cet après-midi.

Dans l'établissement où se trouvait l'adolescent décédé, un soutien psychologique a été mis en place, suivant l'exemple de celui organisé dans le village pour tous ceux qui ressentent le besoin de parler de ce triste incident.

J'éteins le téléphone. C'est trop. Les larmes brouillent mon regard. Je ne savais pas que Liam avait été hospitalisé, ni que Lily était allée récupérer des affaires. Je ne savais pas qu'il y avait des soutiens psychologiques pour ceux que ma mort avait choqué. Je ne savais même pas que tout ça c'était passé vers trois heures du matin.

Ma main serre ma manche brûlée. C'est tout ce qu'il me reste, tout ce qu'il reste de moi. Lily l'a dit : elle n'a pas pu entrer dans ma chambre. Personne n'a pu. D'un côté, ça me rassure. Au moins, personne n'aura de soupçons sur ma mort, il n'y a pas de doutes à avoir, qu'on trouve ou pas un corps. J'ai totalement disparu dans les flammes.

J'efface mes larmes avant qu'elles ne glissent sur mes joues. Mes doigts attrapent mon crayon et je commence à griffonner des monstres.

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