Chapitre 14
Je rentre dans l'appartement au moment où la pluie se met à tomber. J'entends les gouttes frapper les fenêtres. Ce ne sera pas juste une petite averse, visiblement.
Mon sac tombe par terre dans un bruit sourd. Il n'a pas servi à grand chose : je n'ai pas mangé ce que j'avais emporté. Je m'en fiche, je n'ai pas faim.
D'un pas traînant, je me dirige vers ma chambre, attrape mon crayon et quelques feuilles encore vierges, puis rejoins la cuisine, puisque c'est le seul endroit où il y a une table. Très vite, je commence à griffonner, sans réfléchir. Le blanc est soudain envahit par la pénombre, alors que le crayon gémit quand il s'effrite contre le papier, parce que j'appuie trop fort. Mes dessins ne sont pas beaux : au contraire, ils font peur, je n'ose pas vraiment les regarder, d'ailleurs. Je crains que si mes yeux se posent sur eux, les monstres vont se détacher de leur prison immaculée pour me sauter à la gorge.
Aujourd'hui, les démons ne sont pas porteurs de tristesse ou de colère. Cependant, la peur reste, comme toujours, et ils amènent avec eux des dizaines de questions angoissantes. Invariablement, mes pensées me ramènent vers Lazare, vers l'incendie. Elles se mélangent, je peine à différencier le vrai du faux. Je crois que je me mets à appuyer sur mon crayon encore plus fort, parce que mon poignet commence à trembler et me faire mal. Je n'en tiens pas vraiment compte. L'important, c'est de chasser un maximum de peur.
Une tache se forme sur le papier. D'abord, je me dis que c'est la pluie, qu'il y a une fuite quelque part et qu'on va finir inondés. Puis, je remarque d'autres tâches éparses sur le dessin. S'il pleut, les gouttes tombent cette fois de mon regard brouillé de larmes, et pas d'un ciel nuageux. Je ne sanglote pas, je ne pleure pas vraiment. Il y a juste l'eau qui s'échappe de mon corps par mes yeux, rien d'autre. D'un côté, ça me va bien comme ça. Au moins, je peux respirer.
Je ne vois plus grand chose, et pourtant, mon crayon continue de glisser sur les prisons fragiles que forment ces feuilles blanches, à une vitesse telle que ma main peine à suivre le rythme. Je me demande qui est-ce qui dirige ces mouvements : moi, ou le crayon, qui semble avoir prit le contrôle de ses actions ?
Mon corps tout entier est parcouru d'un frisson. Cette fois, je pleure vraiment. Les sanglots m'arrachent la gorge, résonnent dans l'appartement, s'éteignent dans le vide. Le nombre de larmes se multiple, par deux, par trois, peut-être même par quatre, je ne sais pas. La terreur s'agrippe à mon cou, se glisse contre mon dos, s'empare de mon cœur et le serre contre elle avec un sourire à la fois attendri et possessif. Je n'ai pas envie de la combattre. Je n'en ai pas la force.
Fébrilement, j'attrape une nouvelle feuille. Mon poignet me brûle et me supplie de me calmer ; je ne le fais pas. Au lieu de ça, je commence à écrire. Les larmes parsèment les lettres et je ne sais pas réellement si mon crayon frotte le papier. Tout s'entrechoque dans ma tête et je n'entends plus rien, ou peut-être que j'entends trop de choses à la fois. J'essaye d'enfermer mes monstres dans des cages, mais en réalité, c'est moi le prisonnier.
Je hurle sur la feuille et couvre les dernières zones encore blanches, sans ouvrir la bouche. Mon écriture est maladroite, tremblante, comme elle l'a toujours été. Les autres disent à chaque fois que j'écris comme un enfant, qu'il est presque impossible de me lire, que je dois faire des efforts. Mais cette fois, je sais que personne ne verra ces mots, alors je ne réfléchis pas, j'y mets toute mon énergie, toutes mes peurs, tous mes doutes. J'y ajoute aussi beaucoup de colère, de rage. Malgré ça, je me sens toujours terriblement impuissant et seul. Malgré mes tentatives, tout reste noir et brouillé.
Et pourtant, je continue. Je continue avec acharnement, parce que je veux croire qu'un jour, je serais libre. Je veux y croire, je veux continuer, je veux vivre encore.
Cet élan de motivation est à la fois douloureux et apaisant. Mon cœur se serre, mon souffle s'emmêle, mes sanglots redoublent. Au milieu de tout ça, je réussis à sourire un peu, même si ça ressemble plus à une grimace qu'à autre chose.
Je me lève, manque de faire basculer la chaise, la rattrape au dernier moment, me précipite vers la sortie de l'appartement. Au moment où je m'apprête à actionner la poignée, je me souviens d'Azelle et des dessins. Je cours et glisse jusqu'à la cuisine, regroupe tout mon bazar, me dépêche de cacher le tout sous ma couverture et retourne vers la porte. Je n'hésite pas, attrape les clés et sors rapidement.
Dans la rue, je cours. Je cours si vite que je sens à peine la pluie sur moi, qui se faufile dans mon cou, m'aveugle, se confond avec mes larmes. J'évite les flaques d'eau avec maladresse, je saute par-dessus au dernier moment pour me réceptionner sur un pied et manquer de tomber. Mon cœur bat et je n'entends que ça, ses battements irréguliers, affolés, qui tentent de suivre le rythme de ma course effrénée.
J'atteins la forêt. Je saute par-dessus les racines qui dépassent du sol, ou les ronces qui forment des ponts au travers des chemins. Quand je me retrouve à l'endroit où a disparu mon guide de toute à l'heure, je dérape, freine brusquement. Je dois m'équilibrer en écartant les bras, de façon à ne pas me retrouver plein de boue.
Je prends quelques secondes pour récupérer un peu de souffle. Je n'attends pas longtemps, cependant, car je n'ai pas le temps pour ça. Au moindre moment, je sais que je pourrais décider de rentrer et être de nouveau prisonnier des monstres. Pour le moment, je crois que j'ai réussi à les semer. Ça ne durera pas. Alors, je hurle, le plus fort que je peux, en y mettant toute mon énergie :
— LAZARE !
Mon cri résonne et se répercute contre les troncs. Comme si cela avait fâché le ciel, la pluie s'intensifie. Je suis déjà trempé. Maintenant, le froid se frotte à mes os et je crois que je me mets à trembler de nouveau.
Je ne sais pas si Lazare est là. Je ne sais pas s'il viendra. Que ferait-il dans la forêt alors qu'il pleut si fort ? Ça n'a aucun sens. Pourtant, c'est la seule chose que j'ai pensé à faire : le retrouver. Sans pouvoir expliquer pourquoi, je suis convaincu que c'est la seule personne qui peut m'aider.
J'étais convaincu de cela.
Les monstres m'ont rattrapé et profitent de ma détresse pour reprendre le pouvoir. Je ferme les yeux. Mon souffle est toujours rapide, ma course m'a laissé haletant. Je répète tout bas le nom de Lazare.
J'aurais pu appeler Azelle. J'aurais pu allumer la télé et endormir mon esprit devant une émission débile. J'aurais pu simplement attendre que ça passe. J'aurais pu...
J'avais pleins d'autres options. Pourquoi je suis venu ici, à la recherche d'un garçon que je ne connais même pas ? Il ne viendra pas, en plus. Je ne peux même pas lui en vouloir, parce que le temps n'est vraiment pas agréable pour une balade.
Un sanglot secoue mon corps. La pluie ruisselle sur moi, atteint mon cœur, le noie dans la peur et la détresse, le gèle. Une boule se forme dans mon ventre. Je crois que j'ai envie de vomir, ou de hurler, ou de mourir, je ne sais pas vraiment. Je crois aussi que je crie de toutes mes forces, mais que le vacarme de la pluie efface tous les autres bruits.
— TYLER !
Je sursaute et ouvre les yeux. Immédiatement, quelques gouttes viennent s'accrocher à mes cils. Peut-être qu'elles sont terrifiées à l'idée de tomber au sol.
Il est là, trempé. Sa chemise colle à son corps, ses cheveux paraissent plus foncés, le ruban rouge à sa ceinture s'accroche à son pantalon. Il est légèrement essoufflé ; je le vois aux soulèvements rapides de son torse et à ses lèvres entrouvertes. Les gouttes glissent sur lui aussi. On dirait qu'il pleure, mais ce n'est sûrement que la pluie, je ne sais pas.
Nous restons un long moment silencieux, à se regarder. Puis, il me tend la main. J'hésite, approche mes doigts tremblants, puis colle ma paume à la sienne. Il la serre, sourit. Je vois qu'il parle sans comprendre ce qu'il dit, j'acquiesce quand même en me disant que ça sonnait comme une question. Il se retourne et m'entraîne dans la forêt.
Après quelques pas, il s'arrête pourtant, s'approche de moi jusqu'à ce que je sente son souffle effleurer mon oreille. Là, il chuchote.
— Tout va s'arranger, je te le promets.
Soudain, j'ai l'impression que la pluie s'est calmée.
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