Chapitre 11

Catherine est repartie aussi vite qu'elle est arrivée, en annonçant qu'elle ne voulait pas me déranger plus longtemps. Elle a ajouté un clin d'œil à ses paroles avant de se glisser hors du petit appartement. Azelle a levé les yeux au ciel puis s'est dirigée vers la fenêtre pour lui faire signe dans la rue. Moi, je suis resté dans la cuisine envahie par un nombre incroyable de petites boites de nourriture qu'il ne suffisait qu'à faire réchauffer.

    Ma mère aurait beaucoup critiqué cette façon de faire. Elle clamerait que chaque enfant doit devenir autonome et que se faire à manger tout seul est très important. Elle soufflerait à mon oreille que Catherine couvre trop Azelle, puis elle m'aurait pris dans ses bras comme si j'avais encore cinq ans, juste pour s'assurer que je ne m'envole pas trop vite.

    Je ferme les yeux. Le noir m'entoure. Une immense douleur grandit dans mon cœur, si inattendue que je dois m'appuyer à la table pour ne pas tomber. Elle me manque. Ma mère me manque terriblement.

    Je crois que jusque-là, je n'avais pas réalisé que je ne la reverrai jamais. Et que, même si je retournais à la maison, rien ne serait pareil, plus jamais. J'ai fait quelque chose d'impardonnable. Même s'ils m'acceptaient à nouveau près d'eux, toute confiance serait détruite.

    Azelle revient vers moi ; j'entends ses pas. Je la sens s'immobiliser, remarquer la larme qui dévale ma joue. Je garde les yeux fermés, mais je visualise sans mal son expression : le regard inquiet, la bouche légèrement entrouverte alors qu'elle cherche les bons mots pour s'exprimer, la tête légèrement inclinée comme si cela l'aidait à comprendre mon état d'esprit. Je sais aussi que sa peau a pâli, parce qu'elle craint que je pleure à cause de sa mère, qu'il s'est passé quelque chose qu'elle n'aurait pas vu. Je devine aussi son hésitation, parce qu'elle ne sait pas vraiment quoi dire, de peur de me blesser, d'empirer les choses, de me braquer. Pendant tout ce temps, moi, je reste immobile, ma main appuyée à la table pour ne pas m'écrouler, l'autre refermée, serrée bien fort pour chasser la douleur, les yeux fermés. D'autres larmes viennent chatouiller mes joues. Le silence plane dans cet appartement, qui était si apaisant il y a à peine quelques minutes.

    Comme d'habitude, je gâche tout. Les pleurs me surprennent toujours au moment où je m'y attends le moins, comme les dizaines d'émotions qui tourbillonnent autour de moi. Pour une fois, les monstres ne me griffent pas : ils m'entourent, se frottent à moi, m'enveloppent et chuchotent des mots que je ne comprends pas, mais qui me font tressaillir. J'ai l'impression qu'il fait de plus en plus noir, que si je ne fais rien, je me perdrai pour toujours dans l'obscurité. Mon cœur s'affole et je l'entends battre plus fort, comme un tambour intérieur qui sonne l'alerte. On nous envahit. Besoin de renforts, besoin de renforts...

— Tyler ? C'est ma mère ? Il s'est passé quelque chose ?

    La voix d'Azelle me parait lointaine. J'ai l'impression qu'elle chuchote. Je secoue la tête pour lui répondre. Non, ne t'inquiète pas, ce n'est pas ta faute. Je suis le seul coupable de ma douleur.

— Tu veux en parler ? Si tu n'es pas prêt pour ça, ce n'est pas grave. On peut juste s'assoir dans la chambre et attendre tous les deux que ça passe. Je pensais regarder Pirates des Caraïbes, ce soir. Apparemment, ça passe à la télé. Ça te va, comme plan ?

    Je rouvre les yeux pour la regarder à travers mes larmes. Cette fille est incroyable. Personne ne m'a jamais dit ça, personne, jamais. À la maison, quand je pleurais, on me demandait toujours des explications, sous prétexte que je ne dois pas tout garder pour moi. Mais souvent, c'est plus simple de ne rien dire, de s'assoir et attendre que ça passe. Pas tout seul, mais avec quelqu'un qui montre qu'il est là, si on a besoin de parler, ou juste d'une épaule sur laquelle pleurer. Je réalise lentement la proposition d'Azelle, et, malgré mes larmes, je souris. Oui, ça me va, c'est un super plan.

— Tu as faim ? On peut emporter des provisions.

    Azelle sourit aussi. Elle passe près de moi pour fouiller dans les placards de nouveau pleins à craquer, grâce à Catherine. Il y a toujours une boule douloureuse dans ma gorge, mais mes larmes se tarissent peu à peu. Bien sûr, la douleur reste, le chagrin aussi, comme la colère, le manque, mes peurs, mes regrets, mes doutes. Je sens pourtant quelque chose qui se détache de moi. C'est minuscule, presque si imperceptible que je ne le remarque qu'à peine. Pour une seconde, je peux respirer complètement, et c'est suffisant pour me redonner de l'espoir.

— Tiens, prends ça. Les grenadines, ça remonte toujours le moral. En plus, ça s'accorde avec tes cheveux.

    Je prends le verre qu'elle me tend, en prenant garde à ne pas le faire tomber. Chaque fois qu'on me confie quelque chose, c'est inévitable : j'imagine qu'il m'échappe des mains et je le vois presque exploser sur le sol. Pourtant, je ne suis pas particulièrement maladroit, c'est mon anxiété qui me fait croire à des choses qui n'arriveront jamais. Par réflexe, je serre plus fort le verre.

    Azelle l'a bien dit : la couleur de la boisson reflète presque celle de mes cheveux. Ça veut dire qu'elle a mis beaucoup de sirop et que ça sera très sucré. Venant d'elle, ça ne m'étonne pas. Alors que je regarde le liquide tanguer contre les parois transparentes, une larme qui été accrochée à ma joue tombe à l'intérieur. Je redresse immédiatement la tête, pour éviter qu'une autre perle salée rejoigne la grenadine. Je ne veux pas de tristesse dans ce mélange qu'à préparé Azelle pour moi. Ce ne serait pas juste envers elle.

    Je l'observe se préparer un grand verre à son tour, puis attraper un sachet de chips, du pain, du chocolat, de la brioche, des céréales... Je perds rapidement le fil de tout ce qu'elle amasse autour d'elle. Quand elle parle de provisions, elle le prend au sérieux. On a là de quoi tenir au minimum une semaine enfermés dans sa chambre. Parfois, je faisais ça, à la maison : je fouillais les placards et cachait le tout sous mon lit. Puis, je fermais la porte et ne sortais pas pendant des jours entiers. Ça rendait maman complètement folle, elle s'en arrachait presque les cheveux. Le pire, c'est quand Liam a commencé à faire de même. Elle a débarqué en furie dans le couloir et m'a tiré dehors, pour m'expliquer que la vie de famille, c'était être ensemble et qu'il fallait que je montre le bon exemple à mon petit frère, toutes ces conneries. La réalité, c'est que Liam a toujours été meilleur que moi, je n'ai jamais rien eu à lui montrer. Au contraire, même, c'était plutôt lui qui m'influençait. Ça, maman le savait. Si elle s'était énervée, ce jour-là, c'était parce qu'elle ne supportait pas l'idée que je sois seul dans ma chambre, parce que dans ces moments-là plus que les autres, je pouvais me faire du mal. Elle avait raison de s'inquiéter d'ailleurs. Elle a toujours eu raison, de toute manière.

— Viens, le film va pas tarder à commencer, et il faut qu'on ait le temps de s'installer.

    Et, comme une tornade dans sa salopette fleurie, Azelle virevolte vers sa chambre, sans même renverser une seule goutte de sa boisson. Cet exploit me laisse ébahi un moment, puis je m'engage à sa suite, plus lentement, car je suis bien conscient de ne pas avoir ce don incroyable qu'elle vient de me dévoiler.

    Quand je la rejoins, mon hôte a déjà installé toute sa nourriture sur son lit. Elle tapote un endroit près d'elle, pour m'inviter à m'assoir aussi. Je m'installe en tailleur, en me faisant le plus petit possible. Lily et Ana détestaient quand je mettais mes pieds sur leurs oreillers, alors je me dis que ça doit être pareil pour Azelle.

— J'adore Pirates des Caraïbes, souffle-t-elle, alors qu'elle agite la télécommande dans tous les sens en espérant une réaction de la petite télé qui nous fait face.

    Je ne sais pas si c'est l'idée de regarder un film qu'elle aime bien ou si c'est dans le but de me faire oublier ma tristesse, mais elle sourit jusqu'aux oreilles. Ses jambes se balancent avec énergie dans son dos, exactement comme le faisait Lily, quand elle s'invitait dans ma chambre.

— Mais la télécommande marche pas très bien. J'arrête pas de changer les piles, mais je crois que je dois en racheter une nouvelle. Si ça continue, on va rater le début !

    Comme d'habitude, je lui laisse le soin de combler les silences et ne répond que par une grimace. Je me frotte la joue pour effacer les larmes encore agrippées à ma peau. Mes yeux doivent être rouges d'avoir pleurer. Qu'est-ce que doit penser Azelle, en me voyant comme ça ? Même si elle n'en montre rien, elle s'est sûrement faite des réflexions intérieures. Peut-être que c'est encore le cas...

    Arrête ça. Azelle n'est pas une ennemie. Elle est là pour t'aider.

    Si elle savait ce que j'ai fait, est-ce qu'elle me sourirait de la même manière ? Est-ce qu'elle m'accepterais toujours dans son appartement ? Est-ce qu'elle me dénoncerait ? Oui, sûrement. N'importe qui comme Azelle ferait ça. Elle dirait vouloir m'aider. Puis elle me ramènerait à la maison, avec tout le monde et leurs regards furieux, tristes, trahis.

    J'avale rapidement une gorgée de grenadine et manque de m'étouffer avec. Je dois arrêter. Arrêter de penser, juste un instant, une seconde. Je n'ai pas le droit de continuer comme ça. Sinon, je ne pourrais pas m'en sortir. Et cette fois, Azelle se doutera vraiment de quelque chose et je ne pense pas que je pourrais lui mentir encore une fois.

— Je ne sais pas exactement lequel on va regarder. J'ai oublié le titre. Enfin, on va peut-être rien voir du tout, puisque cette télé... Ah !

    L'écran s'allume enfin. Azelle zappe les chaînes avec rapidité. Il est tard, le film a sûrement déjà commencé. Soudain, sur une chaîne d'infos, j'aperçois des flammes. Je manque de renverser mon verre tellement mes mains se mettent à trembler. Je n'ai pas le temps d'en voir plus : on passe à une émission où deux femmes semblent se disputer. Elles disparaissent bien vite, elles aussi. Moi, je reste bloqué sur l'image du feu. L'angoisse monte dans ma gorge et je secoue la tête. Ça ne peut pas être la maison. Des incendies, il y en a plein, partout. C'est forcément autre chose. Malgré tout, l'idée demeure imprimée dans mon esprit et il me faut user de toutes mes forces pour la mettre de côté. Je bois une autre gorgée de grenadine, pour me calmer. Avec un peu de chance, Azelle n'a rien remarqué.

— Voilà ! On arrive pile quand ça commence !

    Elle redresse sa tête et appuie son menton sur ses mains, déjà absorbée par l'introduction du film. Je l'imite, avec moins d'aisance, parce qu'oublier mes pensées n'est pas facile. Pourtant, je réussis peu à peu à me plonger à mon tour dans l'histoire, et les remarques d'Azelle m'arrachent même parfois de petites rires.

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