o2. ELIOR
Heathens, Twenty Øne Pilots.
AU-DESSOUS DE LA TERRE FERME étaient les souterrains conçus par les dirigeants, ces longs conduits grisâtres, au sol de pierre lissé, aux parois et plafonds enduits d'un filme de protection, afin d'éviter la chute de roches formant les murs. Les galeries étaient nombreuses, se desservaient entre elles, comme un dédale de couloirs larges.
Les fenêtres étant inexistantes dans cet endroit à l'écart de la société, des sources de lumières — tamisées dans les dortoirs, et plus fortes dans les galeries et lieux de travail —, alimentées par un générateur d'électricité en état de marche continuel, étaient fixées au plafond, tous les quatre mètres. Leur installation avait requis un nombre incalculable d'heures aux ouvriers, et il n'était pas même certain que tous étaient remontés des souterrains immenses, couvrant toute la surface sous la France, et plus densément sous le Milieu et Paris.
Par ailleurs, l'atmosphère ne pouvait provenir directement de l'extérieur. Ainsi, un système d'aération avait été ajouté : des conduits striaient la terre, depuis la surface jusqu'aux souterrains, pourvus d'appareils de ventilation, au plafond eux aussi, qui permettaient de renouveler l'air.
Le souffle, qui filtrait à travers les pores d'acier, produisait un air clair, quoi qu'il fût pollué, dans les salles de travail, par la poussière générée, qui pénétrait dans les gorges. Parmi les esclaves les plus âgés, de ce fait, il était à déplorer de nombreux cas de problèmes respiratoires aggravés, qui entraînaient ensuite la mort — celles de vieillesse étaient en réalité assez rares, les poumons endommagés fauchant majoritairement.
Dans un secteur d'extraction sous la capitale, qui n'échappait pas non plus aux températures constantes de quelques dizaines de degrés, pouvant devenir malsaines lorsque le soleil frappait la croûte terrestre, la journée commença brutalement, comme chaque matin. En effet, une alarme résonna dans chaque parcelle des dortoirs et arracha les jeunes travailleurs de leur sommeil, pour les plonger de nouveau dans ce monde de poussière et de sueur qui était le leur.
Elior, ses cheveux roux emmêlés, ouvrit ses yeux qui se perdirent dans le bois du lit au-dessus de lui. Leur dortoir abritait près d'une trentaine d'adolescents, entre treize et dix-huit ans, et répartis dans une vingtaine de lits superposés à double étage répartis rigoureusement dans la pièce, d'une superficie d'à peu près soixante-dix mètres carré.
Le jeune homme était toujours l'un des premiers à se lever car il s'était attribué le rôle de protecteur. En effet, il veillait sur ses camarades, il irait jusqu'à prendre des coups pour eux s'il le fallait. Il ne pouvait supporter les injustices que certains vivaient en plus de l'esclavage.
Il débuta son tour du dortoir par le réveil secondaire de ses deux amis d'enfance qu'il considérait comme ses deux frères : Achille et Hade. Les deux garçons dormaient dans le même couchage, celui au-dessus d'Elior.
Il posa une main sur la rambarde du lit et tira vivement le drap gris des deux garçons jusqu'au bout de leurs pieds. Tous les tissus des lits étaient de cette couleur terne, qui pâlissait au fil du temps, ainsi que se couvrait de taches de sueur et de saleté, après leurs longues journées de dix heures de labeur. Cependant, les parures de lit étaient lavées une à deux fois par mois : les esclaves avaient pour ordre de retirer l'entièreté des draps et autres housses le matin du jour de lessive, puis des gardes venaient les récupérer pour les remettre au secteur alimentaire et de laverie des esclaves féminines, à plusieurs kilomètres du leur.
— Debout, bande de flemmards ! s'écria Elior aux deux ensommeillés.
Hade, le seul travailleur à la peau noire, grogna quelques secondes puis obtempéra. Il passa ses jambes par dessus le bois et sauta du lit. De même que les autres travailleurs, le garçon portait la tenue réglementaire : une combinaison en coton de couleur kaki, avec un col de chemise et qui se fermait à l'aide d'un zip.
Les esclaves conserveraient le plus souvent la même durant une semaine, puis l'échangeaient contre une propre chaque nouveau mercredi. La semaine suivante, chacun récupérait la précédente combinaison. À cette tenue simple étaient ajoutées des paires de chaussette pour trois jours, ainsi qu'une paire chacun de solides bottes noires en simili cuir.
— Bonjour à toi aussi, Elior, ricana Hade en lui assénant une vive tape sur l'épaule.
L'adolescent le retint par le bras en posant un regard fiévreux sur le deuxième garçon, tourné vers le mur dans son lit et qui ne semblait pas décidé à bouger.
— Comment il va ?
— Le deuil est différent pour tout le monde, tu sais. N'oublie pas que c'était son frère, lui rappela le jeune homme.
— Il faut qu'il se lève pourtant. Les gardes vont encore s'en prendre à lui s'il ne le fait pas.
— Ce n'est plus un enfant. S'il se prend des coups, ça n'implique que lui. Et ça permettrait peut-être de le réveiller de sa torpeur.
— Je ne suis pas du même avis, il ne sait pas se protéger lui-même, argua Elior.
— Il ne te demande pas d'agir comme un père, il voudrait juste que tu te comportes en ami.
— Il t'a parlé ? s'étonna Elior.
Hade haussa les épaules et s'éloigna de lui pour saluer des connaissances et se préparer pour une nouvelle journée en enfer. Achille, le plus jeune des trois, était toujours allongé dans son lit. Il ne dormait pas, ses yeux étaient même grands ouverts. Il sentait le regard inquiet du rouquin sur lui et ne voulait pas l'affronter.
Comme chaque matin, il attendit qu'Elior soupire et s'en aille pour s'extirper de son lit et se donner un brin de toilette ; une douche pour se réveiller et un brossage de dents. Leurs dortoirs étaient envahis par la poussière et, souvent, certains contractaient des conjonctivites. Ces phénomènes avaient disparu dans la zone à l'air libre, mais ils persistaient dans les souterrains, là où ces dizaines de jeunes suaient sang et eau.
À présent, tous les adolescents étaient levés, préparés et habillés pour leur journée qui commençait dès l'aube, bien qu'ils n'avaient plus vu le soleil depuis des années. Leurs teints étaient poussière et leurs mains à vif.
Afin d'éviter tout enfant inopportun parmi les plus jeunes, les hauts dirigeants s'étaient concertés et avaient décidé de séparer les garçons des filles en différents secteurs. Elior, Achille et Hade se trouvaient dans la partie la plus peuplée, celle en dessous de Paris. Ils étaient ainsi plus de cent adolescents, garçons et filles confondus, à trimer pour faire vivre le Milieu. C'étaient les adolescents qui s'occupaient des secteurs faisant fonctionner le Milieu, car ils privilégiaient les plus forts pour les lieux habités par les plus aisés.
Tels des animaux jetés à l'abattoir, des esclaves propulsés dans une arène, ils progressaient en rang par deux en direction de leur lieu de travail qui se trouvait à deux kilomètres de leur dortoir. Cela permettait d'échauffer leurs muscles endormis selon les dirigeants.
Les gardes, postés de part et d'autre de leur troupe, ricanaient de leurs teints blafards et de leurs épaules basses. Ils riaient, du haut de leur bonne condition, de ces adolescents assujettis car ils n'étaient pas nés avec les couleurs tolérées, dans les bons milieux ou autre raison insensée.
Des bruits étouffés s'élevèrent vers le milieu de la file. Un garçon avait trébuché sur celui devant lui et l'avait fait tomber par maladresse. Le garde qui se trouvait à un mètre devant lui fit volte-face et prit l'adolescent à part. Il lui cria des ordres et, devant l'attitude sans voix de son interlocuteur, il le poussa violemment sur le sol. Le garçon s'écrasa dans la poussière et se griffa sur une roche coupante.
— Vous êtes malades ! s'égosilla un adolescent qui avait volontairement quitté le rang : Elior.
Le garde se tourna vers lui avec des orages plein les yeux. Le garçon gémissait sur le sol, le bras entaillé.
— Encore toi. Ça commence à bien faire que tu te mêles de ce qui ne te regarde pas !
— Il n'avait rien fait, et regardez-le, il saigne ! Il a mal !
— C'est toi qui vas souffrir si tu ne retournes pas immédiatement à ta place.
Le groupe de garçons avait cessé de marcher. Tous regardaient l'échange tendu qui se déroulait sous leurs yeux. Tous retenaient leur souffle. Dans leur coin, certains pariaient sur le fait que le garde allait lever la main ou non sur Elior.
— Allez, frappez-moi dans ce cas. C'est vous l'autorité ici. C'est pas votre boulot de terroriser et de réduire en esclavage ?
Le garde extirpa sa matraque de sa ceinture et leva le bras dans les airs, prêt à frapper Elior. Il ne put aller au bout de sa démarche car un garde, un cadet, posa une main sur son poignet.
— Ne fais pas ça, il te provoque. Il joue simplement avec toi.
Le garde fit la moue. Il rangea sa matraque et posa un regard empli de dédain sur le jeune adolescent.
— Je compte pas perdre ma place pour ta petite gueule, gamin. Mais que je te vois plus remettre en cause mon autorité ou celle de n'importe quel garde encore une fois, compris ?
Elior déglutit, mais n'acquiesça pas pour autant. Il n'arrêtera pas de s'opposer à eux, de se faire entendre. Tous les autres avaient choisi de subir en silence alors il serait leur porte-parole. Ils seraient libres un jour, ils seraient libres, et il en était persuadé.
— Va relever l'autre qui pleure derrière et amène-le à l'infirmerie. Cadet Hardeu, tu l'accompagnes.
Le fameux cadet qui avait empêché le passage à tabac d'Elior hocha la tête. L'adolescent s'avança et contourna le garda en jouant des coudes. Il s'accroupit au chevet du jeune garçon, tremblant, le bras en sang.
— Ça n'a pas l'air si profond. Enfin, je crois, constata Elior.
— Ça fait super mal, se plaignit le blessé.
L'adolescent, aidé d'Elior, se releva sur ses pieds. Ils passèrent à côté du garde une seconde fois sans lui adresser le moindre regard. Le cadet Hardeu sur les talons, ils progressaient le long de la file de garçons, toujours arrêtés. L'infirmerie se trouvait quelques centaines de mètres avant le lieu de travail, à une embouchure.
— Remettez-vous en marche, bande d'ingrats ! Le spectacle est terminé, s'époumona le garde pour que tous l'entendent.
Le groupe de garçons se remirent en marche à un rythme militaire et piteux. Ils regardaient tous leurs pieds et aucun ne souriait.
Elior avait passé le bras gauche du garçon, se prénommant Thomas, autour de ses épaules. Il avait la peau blanche et les cheveux d'un bleu terne. Il avait vécu dans le Milieu avant de se retrouver esclave de la société. Qu'avait-il pu lui arriver pour qu'il se retrouve dans cette situation ?
— C'est indiscret si je te pose une question ? hésita Elior.
— Fais.
— Pourquoi tu es ici ?
Thomas ne répondit pas tout de suite. Ils marchèrent quelques mètres dans un grand silence, le garde Hardeu les guidant. Finalement, le jeune blessé leva ses yeux praline vers lui :
— J'ai tué mon père, voilà pourquoi je suis six pieds sous terre.
Elior eut un geste de recul sans pour autant lâcher le garçon. Il ne comprenait pas comment on pouvait tuer son père, lui qui aimait tant le sien. Il se trouva surpris de nourrir un semblant de colère envers Thomas.
— Mais pourquoi ?
— C'était un con. Il frappait ma mère. Elle s'est retrouvée à l'hôpital à cause de ses conneries. Et tu sais ce qu'il a dit aux infirmiers ? Qu'elle avait fait une mauvaise chute dans l'escalier ! Elle avait un cocard à l'œil et ils ont avalé ses mensonges sans broncher. Alors un soir où il la frappait, j'en ai eu assez de me terrer dans ma chambre. J'étais aveuglé par ma haine. Mécaniquement, je suis passé par la cuisine, j'ai attrapé un couteau et je l'ai poignardé plusieurs fois dans le dos sans qu'il ne me voit arriver. Je l'ai crevé cette pourriture, il est mort maintenant, comme je le suis, fulmina-t-il.
— Pourquoi tu dis que tu es mort ? nota Elior.
— Parce que personne remonte jamais des souterrains.
Le trio tourna à gauche alors que le groupement de garçons continua droit devant eux pour rejoindre les lieux de travail. Ils avancèrent de quelques mètres jusqu'à ce que le garde s'arrête devant une caverne.
— Infirmerie. Le rouquin, tu vas devoir patienter au-dehors avec moi pendant que ton camarade reçoit les soins nécessaires. On ne tolère aucune promenade seul, même si c'est pour se rendre sur le lieu de travail.
Elior hocha la tête, compréhensif. Au fond de lui, il était ravi de cette nouvelle ; il allait moins longtemps fatiguer son corps et noircir ses mains avec les autres.
Le jeune garçon accompagna Thomas jusque dans l'encadrure de la porte. Il n'était jamais venu en ces lieux auparavant — il n'en avait jamais eu l'occasion à vrai dire. Durant les quelques secondes où il escorta son camarade, il contempla la modeste salle.
Étonnamment, il n'était pas surpris de son aspect ; elle était de taille moyenne, et occupée par un lit contre le mur gauche, que surmontaient des placards, également disposés sur le mur face à la porte, où était placé une table, deux chaises, des rangements au sol. Enfin, le troisième mur, celui à gauche de la porte, laissait apercevoir une porte close ainsi qu'un évier entouré d'une caisse de vêtements qui pouvaient être aussi propres que sales.
Cette pièce n'avait rien d'extravagant et Elior s'y attendait : le gouvernement n'allait pas accorder trop d'importance à la santé de leurs travailleurs souterrains alors que leur population n'était pas dans un confort assez convenable.
— Je crois que ça ira, assura Thomas.
L'intéressé relâcha son emprise sur le garçon qui se dirigea vers l'infirmière, une jeune femme élancée mais au visage marqué par l'usure du temps et la fatigue. Son visage gardait les échos d'une grande joie, elle était heureuse dans le passé. Sa place n'était pas ici. Comment s'était-elle retrouvée à travailler loin du soleil et du ciel bleu, au milieu de la poussière et des chantiers ?
Un bras effleura le sien. C'était le garde qui tendait la main pour fermer la porte. Leurs regards se croisèrent et Elior aperçut, avec stupéfaction, une lueur de chaleur mêlée à de la tristesse dans ses yeux. L'infirmière et le garde étaient liés, c'était évident, mais il ne s'aventurerait pas sur ce sentier trop dangereux.
Il se recula de quelques pas pour venir se coller au mur, quitte à se salir. Le garde se posta perpendiculairement au mur, de l'autre côté de la porte en faisant face à Elior. Ce dernier sentit bientôt un regard insistant sur lui. Il tourna la tête et constata que la garde Hardeu le dévisageait.
— Puis-je te poser une question à titre personnel ? souffla le garde, hésitant.
Étant de quelques années son aîné, le rouquin ne se méfiait pas autant qu'il l'aurait fait avec une personne plus âgée. Il hocha docilement la tête, tout ouïe et impatient d'entendre sa requête.
— Ton ami, celui aux cheveux noirs, dont le frère est... enfin, bon. Comment s'appelle-t-il ? questionna-t-il l'adolescent, le rouge aux joues.
— Achille, souffla Elior, confus. J-je ne comprends pas, il a fait quelque chose de déplacé ? Il est en plein deuil, il n'est pas dans son état normal.
— Non, non. Certainement pas. Je voulais juste le savoir. Merci, hum...?
— Je m'appelle Elior, compléta-t-il.
— Merci, Elior.
Leur conversation prit fin après ces deux mots emplis de sincérité et de gaité. Elior ne comprenait pas l'intérêt de sa question si Achille n'avait pas commis le moindre méfait. L'attitude du garde était suspecte.
De temps à autre, Elior jetait des regards à la dérobée vers le garde qui avait repris une attitude stoïque et des plus sérieuses. Il ne dérogeait pas à son statut de garde, on ne pouvait que l'admirer pour cela.
L'adolescent et le garde Hardeu durent bien patienter une demi-heure avant que la porte de l'infirmerie ne s'ouvre à nouveau sur un Thomas au bras droit bandé et au teint pâle. À ses côtés, l'infirmière le soutenait.
— Les soins ont duré plus longtemps que prévu, vous m'en voyez désolée. Le jeune Thomas avait quelques graviers ayant pénétré sa chair et je devais impérativement tous les retirer pour désinfecter la plaie, d'autant plus qu'il avait beaucoup saigné. Dans quelques jours il sera sur pied. Pour l'instant, je conseille à ce garçon de ne pas trop solliciter son bras droit.
— Nous ferons tout notre possible pour que sa guérison se passe dans les meilleurs termes. Merci Hortense.
Ils s'adressèrent des sourires amicaux et chaleureux. Leurs yeux en disaient longs, ils semblaient complices. Elior avait-il découvert, par inadvertance, une relation secrète entre un jeune cadet et l'infirmière ? C'était certainement là un motif suffisant pour punir le jeune adulte, mais, bien qu'il brûlait de satisfaire sa curiosité, il ne posa aucune question. Le garde était sûrement l'un des plus aimables en ce lieu sinistre et nul besoin qu'il soit congédié pour une amourette.
Elior se rapprocha de Thomas et posa sa main sur son épaule gauche, de sorte à ne pas lui faire de mal.
— Tu te sens mieux ?
— J'ai vu pire, grimaça-t-il. Tu crois que je vais quand même devoir travailler ?
— Franchement, j'en sais rien, mais ils en seraient bien capables si tu veux mon avis. Sauf que je suis là, je prendrai ta défense.
— Merci, mais je veux supporter ça tout seul. Essaie de prendre ta propre défense, mec. Tout le monde sait que le garde en chef t'a dans le viseur depuis tu-sais-quoi.
Elior fit une mine contrite ; il savait bien de quoi il parlait. Il ferma les yeux quelques secondes. Des images se visualisèrent dans son esprit. Il ne voulait pas revivre cet épisode de sa vie, il aurait voulu qu'il ne soit jamais arrivé. Son coeur se serra. Il aurait même voulu prendre sa place dans les abysses de la mort.
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J'espère que ce chapitre vous a plu! J'ai préféré l'écrire plutôt que celui du point de vue de Laïa personnellement, peut-être car il y avait plus d'action.
— Bisou mes griffeurs♡
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