Part 9 : Le Cygne

Ava, 10 ans

Ava ! hurle mon père dans les couloirs du manoir.

J'entre en courant dans la chambre d'Aden. Lui, est déjà debout, il me fixe avec cet air contrarié qui cache mal la peur.

Qu'est-ce que tu as encore fait ? murmure-t-il tout bas.

Je me réfugie derrière lui et récupère sa main dans la mienne tremblante. Il se dresse comme un rempart devant la porte. Sa poigne tremblote un peu, elle aussi.

Ava !

Mon père se rapproche et mon ventre se crispe d'anxiété. Je me plaque tout contre son dos, espérant naïvement que son ombre me cachera.

Aden, j'ai peur.

Il resserre sa prise autour de mes doigts.

Je sais.

La porte s'ouvre en grand et c'est un père furieux qui marche jusqu'à nous. Il attrape Aden par l'épaule, tentant de me saisir également, mais je m'accroche à mon frère qui fait tout pour me protéger en s'imposant face à lui.

Aden, arrête ! Bon Dieu !

Malheureusement, bien qu'il soit déjà grand du haut de ses quatorze ans, Aden ne peut empêcher mon père de m'empoigner par le col. Il me secoue tellement que ma tête part d'avant en arrière comme si elle était maintenue par un ressort. Il nous tient Aden et moi à bout de bras, nos mains toujours accrochées l'une à l'autre.

Lâche ma fille immédiatement, tu m'entends ! vocifère mon père, le visage transformé en une furieuse grimace accentuée par des vaisseaux sanguins visibles sur son front.

Aden relève le menton, bombe bravement son torse d'adolescent pendant que je lève mon bras pour me protéger le visage.

Je n'ai rien fait !

Tu n'as rien fait ?! Tu es encore entré dans mon bureau ! Tu as cassé le stylo plume de ta grand-mère !

Les stylos plume sont très rares. Nous n'écrivons qu'au crayon. Voilà pourquoi mon père est dans une colère noire. Il me secoue encore.

Que faut-il que je fasse ! Que je t'enferme dans ta chambre !

Nan ! Nan ! Ce n'est pas moi qui l'ai cassé !

Ma voix n'est qu'un cri aigu et strident. C'est un mensonge, il le sait. Je me mets à pleurer, la bouche grande ouverte. Je n'arrive plus à contenir le désespoir qui me submerge. Je suis toujours enfermée. Je suis toujours malheureuse.

C'est moi ! plaide Aden en me lâchant la main tout en s'arrachant de la prise de l'adulte pour aller se réfugier sous son bureau. Celui-ci l'a suivi du regard jusqu'à sa cachette.

Je mordille mes deux poings en attendant le châtiment, mais la colère qui m'était destinées est dorénavant redirigée vers Aden.

Tu veux vraiment faire cela ? Tu en es capable ? En es-tu sûr ? demande mon père à Aden d'une manière étrange qui me fait frissonner de la tête aux pieds.

Mon complice hoche doucement la tête.

Les yeux furieux de papa reviennent sur moi, ils me détaillent rapidement avant de me lâcher et faire de grandes enjambées jusqu'à Aden. L'instant d'après, mon père le saisit et traîne le garçon à travers la maison. Il est brutal avec lui. Il l'a toujours été. Nos punitions ne se ressemblent pas.

Créature dans mes bras, je les suis en sanglotant, le nez dégoulinant de morve tout en hoquetant bruyamment. Les mots restent coincés dans ma gorge, bloqués par la peur. Le regard d'Aden ne me quitte pas jusqu'à ce que la porte du bureau se referme sur eux.

Je fixe mes doigts tachés de l'encre noire si précieuse. Je n'ai pas pu remettre le stylo à sa place correctement. Il est tombé de mes mains et la plume fragile s'est déformée. Je voulais juste écrire un mot pour mon père. Un mot gentil.

La cravache s'abat encore et encore sans s'arrêter. J'entends les coups fouetter l'air avant de s'écraser sur la chair et se répéter. Mon père dit que cet objet ne laisse pas de trace, mais c'est faux. Même s'il ne saigne pas, j'ai déjà vu les marques rouges et boursouflées sur les bras et les mains d'Aden. Sa souffrance étouffée, il se mure dans un silence courageux. Je ressens chaque coup qu'il lui donne dans mon estomac, ça me brûle et je me tords en deux, fermant les yeux à chaque nouveau heurt. Je gémis et enfin je commence à parler. D'abord doucement puis de plus en plus fort, vite et saccadé jusqu'à hurler :

Arrête papa, arrête. Je t'en supplie. Arrête de le frapper. Pitié. Arrête ! Arrête ! Papa.

Mais celui-ci ne m'entend pas. Je ne parviens qu'à distinguer sa voix tel un murmure inintelligible ainsi que son souffle qui se fatigue. Les coups pleuvent, j'ai l'impression que cela ne se terminera jamais.

Et puis je cède, je confesse derrière la lourde porte en bois :

C'est moi. Je jure que c'est moi qui ai cassé ton stylo. Je n'ai pas fait exprès.

Oui, j'avoue, mais pas assez fort, je le sais. Il continue encore et je me bouche les oreilles.

Au bout de minutes incroyablement longues, mon père ouvre enfin la porte. Le blanc de ses yeux est strié de fines veines rouges éclatées. Ses cheveux bruns, collés entre eux par la sueur, couvrent son front. Son expression montre deux visages. Celui d'un fou satisfait qui s'est défoulé, puis celui d'un homme saint d'esprit qui a accompli une chose juste. Je ne sais pas lequel des deux me terrifie le plus. Là, il sourit un peu. La cravache toujours en main, il chasse Aden hors de son bureau.

Je recule alors que je pense recevoir une correction à mon tour, mais comme d'habitude mon père claque la porte une fois Aden sorti puis s'enferme à double tour sans m'adresser une simple œillade.

On dirait que des larmes ont coulé sur les joues d'Aden et qu'il les a essuyées. Malgré sa peau mate, ses pommettes flamboient.

Je te demande pardon, prononcé-je tout doucement en me remettant à sangloter.

Il passe à côté de moi. Je baisse les yeux en serrant plus fort Créature dans mes bras.

Je n'ai pas eu mal, Ava.

Il ne m'a pas adressé un seul regard. Je le vois juste s'éloigner dans le couloir. Il rejoint sa chambre, les bras encerclant son corps, le dos courbé.

* *

Mes paupières s'ouvrent d'un seul coup, je tourne la tête à droite et à gauche totalement paniquée. J'ai la sensation étrange d'être encore enfermée dans mon rêve, mais mes yeux fixent le plafond étranger au-dessus de moi, plus principalement les petits spots comme on en trouvait autrefois dans les villas modernes. Mon cœur bat comme si je n'avais pas cessé de courir. Comme si je fuyais encore. Ce n'est pas l'effort qui me met dans cet état, mais une peur soudaine de ne pas savoir où je suis et qui se trouve derrière la porte de cette pièce.

Je repose sur un canapé en cuir brun, un drap suspect me recouvre. Je grimace en tentant de me redresser alors que je ressens comme des fourmis courant sur mon ventre. Il n'existe aucun doute sur le fait que j'ai reçu une anesthésie locale sur tout mon flanc gauche. J'observe un instant la commode blanche et poussiéreuse devant la fenêtre à la persienne rabaissée. Une étrange petite tache noire attire mon oeil juste sur la gauche.

Une araignée descend du plafond tranquillement le long de son fil et s'arrête juste devant mes yeux. Je louche sur elle et ses pattes velues avant de m'écrier :

— Putain, c'est dégueulasse !

Je me lève d'un bond en me drapant le corps. S'il y a une chose à apprendre en survie, c'est de se tenir loin des bactéries et des bestioles en tout genre surtout quand on a la peau partiellement entaillée. Je lève le tissu pour examiner le travail. Des points de sutures ont été faits par un médecin à en croire leur précision.

Quelqu'un tape à la porte, je me mets à réfléchir aussi vite que possible. Je dois trouver un moyen de sortir. Par la fenêtre, peut-être. Je contrôle ma tenue, malheureusement le constat est navrant. Je suis à poil.

La porte s'ouvre sans s'être déverrouillée et c'est avec surprise que je découvre Emmy qui entre dans la pièce. Elle s'arrête à quelques mètres de moi. Je la dévisage interloquée.

— Emmy ? Ils m'ont ramenée à Généapolis..., constaté-je avec dépit.

En voyant l'état de la pièce, j'étais persuadée d'être toujours en cavale. Dans notre cité, une excellente hygiène et la propreté des lieux de vie font parties des principes fondamentaux à suivre.

La mine d'Emmy se ferme, elle semble plus distante que d'habitude. Une telle hostilité entre nous est extrêmement déstabilisante car en aucun cas familière.

— Non. Tu es toujours à l'extérieur de la ville.

J'ai envie de hurler de joie, mais je me contiens en maintenant les draps plus fermement entre mes doigts. Je fronce les sourcils.

— Je ne comprends plus rien. Qu'est-ce que tu fais ici ? Où sont mes fringues ?

Elle garde le silence, je ne la perds pas de vue pendant qu'elle traverse la pièce.

— Eh, tu m'expliques ?! m'énervé-je.

— Tes habits sont là, indique-t-elle en marchant jusqu'à une chaise où reposent mes vêtements. J'ai dû te les retirer car tu étais complètement trempée. Je les ai lavés hier soir et ai fait séché devant le feu cette nuit.

— Ah. Merci.

Elle me les tend et je les récupère avec soulagement.

— C'est toi qui a réalisé ces sutures ? demandé-je en laissant tomber le drap sur le sol pas le moins du monde gênée par ma nudité.

Nous avons passé plusieurs années dans le même dortoir et partagé les douches un nombre incalculable de fois.

— Oui, c'est moi.

— Beau travail, merci.

Emmy hoche simplement la tête pendant que j'enfile ma combinaison.

J'excellais dans ce domaine de la chirurgie, j'étais même major de ma promo. Je n'aurais pas laissé n'importe qui me toucher.

— Tu peux me dire où je suis ?

— Nous sommes dans l'un des quartiers extérieurs des Sentynels.

J'en tremble. Comment ai-je pu un instant oublier ce qu'il s'est passé ? Aden m'a sortie des eaux. M'a sauvé la vie. Est-il dans cette maison ?

La chambre n'est pas vraiment coquette, les murs sont blancs, le mobilier neutre. Je ne pensais pas que les Sentynels avaient des quartiers. Il s'agit d'une maison ordinaire, rien à voir avec un bunker ou un abri militaire.

Ne pose pas de question Ava... Tu ne veux pas rester ici. Tu ne t'imposeras pas une nouvelle rencontre.

— Ils pourraient y faire le ménage, maugréé-je en refermant la fermeture Éclair jusqu'au cou.

J'essaie de paraître naturelle à tout prix, malgré la lave d'anxiété qui remplit mon estomac.

— Je t'assure que les draps sont propres. Nous ne voulons pas laisser de trace de notre passage, voilà tout.

Pas laisser de trace ?

— Tu peux m'expliquer ? J'ai du mal à suivre.

On avait dit pas de question. Il faut croire que je suis incorrigible...

— Tout d'abord, qu'est-ce que tu fais à l'extérieur du mur avec eux ?

Ses traits deviennent soucieux. Ce que je peux comprendre quand je repense à l'homme que j'ai croisé dans les bois. J'en ai encore des frissons dans le dos. Qui était-il ? Il semblait malade, comme rongé par une terrible affliction, peut-être la lèpre ou pire encore... une transformation en quelque chose d'effrayant... genre zombie de troisième classe. Peut-être un déserteur, contaminé par un virus étrange, ou un survivant d'un autre temps, complètement marqué par les radiations.

Je me rappelle mes lectures à l'Institut universitaire : la radiation, ses effets insidieux, sa lente dévastation. Ce poison invisible qui ronge les corps à petit feu. Si quelqu'un m'avait dit, à l'époque, que 60 ans après la 4ᵉ guerre mondiale, je croiserais un homme littéralement ravagé par le nucléaire, j'aurais ri. J'aurais pensé que l'idée même de symptômes aussi sévères étaient une peur infondée, un fantasme des vieilles générations. Mais là... on pouvait presque voir ses os à travers sa peau. Comment un être humain peut-il survivre dans un tel état ?

Bien sûr, les effets persistants de la radiation sont bien documentés, même après toutes ces années. Dérèglement de l'ADN, mutations cellulaires provoquant des problèmes de reproduction – un mal qui touche désormais 100 % des habitants de cette planète. Sans parler des maladies cardiovasculaires, des cancers comme la leucémie ou celui de la thyroïde. Les organes n'en sortent pas indemnes non plus : cicatrices sur les poumons, le foie, les reins... Et puis, il y a les cataractes, histoire de ne plus rien voir venir. Réduction de l'espérance de vie, troubles neuropsychologiques et cognitifs... mais franchement, a-t-on encore besoin de preuves que l'humanité a perdu la raison ?

Son cas, cependant, était extrême...

L'idée qu'une épidémie rôde sur ces terres abandonnées m'inquiète beaucoup plus que le reste.

M'a-t-il contaminé ? Combien pourraient-ils être, ces êtres malades ? Est-ce que le risque de m'aventurer hors du mur en vaut vraiment la peine ? Et si je tombais sur un autre comme lui... ou pire, si plusieurs se jetaient sur moi ?

C'est une donnée à noter sur mon journal de bord. L'environnement continue d'être hostile à la vie et il ne me suffit pas de suivre ma cartographie des zones épargnées par les radiations. Il va falloir que je me fabrique d'autres armes et que je redouble de vigilance, surtout la nuit.

— Je ne suis pas sûre d'avoir le droit d'en parler, me reveille Emmy.

Perdue dans mes pensées, j'ai littéralement oublié que je participais à une conversation.

— Excuse-moi. Pas le droit de me parler de quoi ?

— Ce que je fais à l'extérieur des murs avec eux, me rappelle-t-elle patiente. J'ai été recrutée et nous avons quitté la cité. C'est tout ce que je peux te dire.

Les Sentynels quitteraient Généapolis alors qu'ils sont censés en être les gardiens ? C'est totalement absurde. Je me penche en avant pour lacer mes chaussures, tout en relevant les yeux, la mine soupçonneuse.

— Nous sommes ici depuis deux jours, ajoute-t-elle sur un ton moins formel. Nous avons dû faire une halte et ce matin, ils t'ont trouvée.

Serait-il sur la piste d'un déserteur ? Était-il sur la mienne ? Mais dans ce cas pourquoi amener Emmy avec eux ? Rien n'a de sens.

Elle me sourit et la tension s'efface quelque peu.

— C'est sommaire comme explication, mais je vais m'en contenter. Je n'ai pas le temps de discuter avec toi, je dois reprendre ma route.

M'éclipser... Finalement, être insignifiante pourrait m'avantager.

— Je ne crois pas qu'il te laissera partir.

— Il ? sondé-je en refaisant ma queue de cheval.

— Le leader des Sentynels.

Alors les supers, dangereux, extraordinaires Sentynels ont un chef. Ça ne m'étonne qu'à moitié. Après tout, ils sont comme le commun des mortels, ils ont besoin d'être dirigés.

— Qu'importe, je ne lui laisse pas le choix.

Je quitte le matelas et me dirige vers la fenêtres. Puis, j'écarte les lames des persiennes du bout des doigts afin de jeter un coup d'œil à l'extérieur. Il n'y a personne dans les environs, mais malheureusement nous sommes à l'étage et si je saute, je ne donne pas cher de mes sutures. Et puis, une fracture n'arrangera rien à mon affaire.

Pourtant, il faut absolument que je récupère mon sac et surtout mon couteau perdu dans ma course. Je frissonne tandis que je repense encore à l'homme de la forêt. J'essaie de ne pas trop réfléchir à ce qu'il serait arrivé s'il était parvenu à me mettre le grappin dessus. Je me mordille l'intérieur de la joue à cette pensée qui balayerait le courage du plus téméraire.

Qu'est-ce qui l'a attiré jusqu'à moi ? Mon odeur ? Le feu ? La faim ? Parce que j'étais sur son territoire ? Est-ce que si je m'éloigne des forêts et me rapproche des zones rurales, je serai plus en sécurité, ou au contraire, je ne ferai que me précipiter dans ses griffe sanguinaire.

Je vais devoir être plus discrète. Quitte à ne plus faire de feu même si cela ne m'enchante guère. Le stress prend un peu plus de place que je ne l'aurais voulu car le chemin est encore long.

— Nous t'avons tous entendu crier. Que s'est-il passé ? s'enquiert Emmy en désignant ma combinaison complètement arrachée par endroit. Aden n'a pas dénié m'expliquer.

J'effectue moi-même une inspection de ma tenue qui laisse entrevoir un bout de tissu de mon soutien-gorge sur le côté, l'endroit même où je suis blessée.

Je soupire en pensant que je vais devoir repriser tout ça.

— J'ai croisé un homme. Enfin, si on peut l'appeler ainsi, expliqué-je tout en me boudinant le menton afin d'examiner les pans arrachés et l'ampleur de la tâche.

— Tu as de la chance d'être en vie.

Je considère Emmy.

— Vous en avez croisé vous aussi ?

— Oui, dit-elle, l'expression abattue.

— Tu es en compagnie des Sentynels, tu n'as rien à craindre.

Enfin, j'imagine... J'ai du mal à croire que je suis en train de la rassurer, alors que je devrais plutôt lui dire qu'elle ferait mieux de retourner à la cité. Emmy n'a rien d'une aventurière. Il n'y a qu'à voir sa silhouette frêle, sa peau sensible et son visage délicat.

— Ava, il n'y a plus de lieu sûr maintenant. La cité est tombée.

— Comment ça ?

Intriguée, je m'approche d'elle.

— Je pensais ne jamais te revoir vivante.

— Qu'est-il arrivé à Généapolis ?

— Nous avons été attaqués par des hybrides.

Je reste figée, abasourdie par cette révélation.

— Pardon ? Les Sentynels se sont rebellés ?

— Ce n'était pas des Sentynels de Généapolis, je veux dire, ils n'avaient rien à voir avec eux.

— Comment tu le sais ?

— Ils protègent la vie. Ces créatures donnaient la mort.

Mon esprit s'emballe, essayant de donner un sens à ses paroles.

— Alors qui protégeait la vie ?

Que faisait Aden ? Les autres hybrides de Généapolis ? Ils sont censées être une muraille pour les habitants de la ville.

— Je t'en ai trop dit, se referme-t-elle soudain.

— Et les habitants ? insisté-je. Les militaires, ont-ils pu se défendre ?

Généapolis n'a rien d'une base militaire, mais nous possédons assez d'armes pour contrer n'importe quels des assaillants. Mais on parle d'hybrides. Des êtres à part...

— Je ne sais pas, Ava. Nous sommes partis et je n'ai de nouvelle de personne.

Formidable... Je dois faire abstraction de la brûlure inquiète qui me monte dans l'œsophage.

— Tu as pris beaucoup de risques, poursuit-elle cependant. Je ne crois pas que tu puisses survivre seule. Je peux lui demander que tu restes avec nous. Un autre médecin ne serait pas du luxe.

Je me dirige vers l'entrée. Dois-je repartir pour Généapolis, rien que pour être sure qu'il n'est rien arrivé à maman ?

— Ne te donne pas cette peine. Tu lui diras merci pour tout, mais je dois y aller. J'ai encore du chemin à faire, et...

Je suis victime d'une extinction de voix alors que j'ouvre la porte pour me confronter à une vue divine. Un homme se tient là. Que dis-je... un Dieu, sommes-nous au paradis ?  Ses traits ciselés, d'une symétrie parfaite, comme s'ils avaient été dessinés avec patience et soin.

— Oh la vache..., qu'est-ce que tu es beau ! m'écriée-je en ayant recouvrer mes capacités vocales.

J'entends Emmy soupirer derrière mon dos, mais je reste obnubilée par la perfection même sous mes yeux. Juste devant le palier en habit de Sentynel de couleur blanche, une beauté saisissante, presque sculpturale, rappelant les idéaux de la mythologie grecque.

— Quel cri du cœur ! plaisante l'Apollon, un demi-sourire aux lèvres.

Je continue à le détailler, totalement captivée. Ses cheveux raide d'un blond cendrée, ses yeux d'un éclat argenté profonds et envoûtant. Quant à ses lèvres un peu rouge et cette bouche qui a l'air si douce et tendre... Je me laisse un instant succomber à des rêves érotiques. Je me vois me jeter sur son cou pour le lécher comme une perdue.

Putain, mais je deviens la dernière des cruches ! Je dois me ressaisir. Mes hormones partent en vrillent. Elles sont en train de pulser en sa direction.

L'homme s'approche alors que je recule jusqu'au milieu de la pièce. Mon cerveau, non, mon âme, à ce dernier sursaut de raison car j'ai vraiment envie de me coller à lui.

Une fois assez près, il me relève le menton d'un seul doigt, puis susurre d'une voix aussi pure que du Crystal :

— Tu es une très belle réalisation, si j'avais su, je n'aurais pas attendu devant la porte. Je m'appelle Deneb, pour te servir.

Si j'avais un idéal masculin, ce serait lui. Je déglutis car, bordel, je n'ai pas besoin d'en avoir un. Je reprends un peu d'aplomb. Le peu qu'il me reste en tout cas.

— Euh, OK, bon, tu es bien mignon, mais ne me touche pas.

Ma voix se voulait brutale, mais elle est complètement niaise et un brin mielleuse. Écœurant !

— Mignon... souligne-t-il.

Il parait un instant surpris, puis éclate de rire. Un son si mélodieux qu'il m'étourdit un peu.

— Oh oui ! laissé-je filtrer spontanément.

Je ne comprends rien à ce qu'il m'arrive. M'a-t-il posé une question ?

— "Oui" à quoi, ma belle ?

Son visage se rapproche du mien et j'en découvre toute l'étrange perfection.

—  Oui, tu veux poser tes lèvres sur les miennes ? Commence par ça et tu auras le reste. Fais-le, crois-moi, tu ne le regretteras pas.

Je fixe sa bouche, puis ses yeux. Sa bouche, ses yeux... Je vais l'embrasser, car j'en meurs d'envie.

Décision prise, je verrouille mon regard au sien comme je fais toujours. Je remarque que ses iris se mettent à modifier leur couleur. Ses lèvres paraissent même changer de forme pour sembler plus épaisses. Sa peau devient plus mate. Son nez plus droit. Son regard plus dur. Ah ouais, ça, c'est vraiment ma came... Ses prunelles passent du gris au vert, puis à un noir glacial comme ceux de l'homme plus imposant qui vient d'entrer dans la pièce, dont je suis maintenant ses mouvements avec une extrême langueur, plus du tout hypnotisée par Deneb, mais par Aden. 

Mais, il y a un petit problème... Pourquoi il y a deux Aden dans cette putain de pièce ?!

— Arrête cela, tout de suite ! rugit celui qui vient d'entrée, me faisant sursauter.

Je secoue la tête. J'ai l'impression de me réveiller après que l'on m'ait jeté un sort. Je prends conscience que j'ai toujours la bouche en cœur. Je la frotte puissamment pour faire disparaître cette moue répugnante.

— Aden ! Tu romps tout le charme ! râle Deneb.

Je recule tout en me clignotant nerveusement les paupières. Deux Aden se trouvent toujours devant moi avec exactement la même voix.

— Je suis en train de débloquer, c'est ça ? soufflé-je tout bas, décontenancée.

Poursuivant ma retraite, sans faire attention, je percute un meuble. Le temps que je regarde sur quoi j'ai buté, Deneb a à nouveau changé de visage pour reprendre sa belle gueule d'ange. Il m'examine avec grand intérêt, la tête inclinée vers son épaule.

— Extrêmement intéressant, chuchote-t-il.

— Ne refais plus jamais ça, le prévient Aden d'un timbre sans équivoque.

— Ce n'est pas moi, tu le sais très bien ! C'est elle et ses fantasmes éhontés ! se décharge Deneb avec empressement.

Quoi ?!

— Contrôle-toi ! Ça, tu sais faire.

Incrédule, je les toise tour à tour.

— Attendez, qu'est-ce qui s'est passé ? formulé-je, perdue.

— Il s'est passé que tu as des goûts non conventionnels, réplique Deneb.

Ce dernier secoue légèrement la tête en souriant alors qu'Aden reporte son regard ombrageux sur moi. Croit-il que je suis attirée par lui ? Il me fixe sévèrement comme s'il connaissait déjà la réponse. C'est affreusement gênant.

— J'ai... je n'ai pas de goût pour quoi que ce soit.

Je me retourne vers Emmy, qui m'observe la mine compatissante.

— Il m'a fait quoi, bon sang !? Hypnotisée ?

Elle hausse les épaules, contrite. Je me tourne et pointe du doigt Deneb.

— Attends une minute, tu m'as droguée, c'est ça ? m'indigné-je ouvertement.

— Tu as fini ton cirque ? tonne la voix grave d'Aden.

Deneb éclate de rire, sans se soucier de la tension dans l'air. Ses éclats ostentatoires me hérissent le poil. Je suis prête à encaisser pas mal de bizarreries, mais là, on franchit les limites de l'absurde. J'ouvre la bouche, mais les mots m'échappent. Ce n'est pas de la confusion que je ressens, c'est une colère brûlante qui monte en flèche.

— Mon cirque ?! Ce type est complètement malade ! m'éructé-je, mon index accusant toujours Deneb, comme si cela allait suffire à le remettre à sa place.

— Attends ma jolie, tu étais à deux doigts de me sauter dessus, balance Deneb. (Il se tourne vers Aden) Une vraie obsédée, je te jure !

Je n'y crois pas !

— C'est l'hôpital qui se fout de la charité, souffle Emmy derrière moi.

— Fermez-là !

Le ton autoritaire d'Aden claque comme un fouet, et une onde de choc presque palpable se repend sur la pièce. Elle nous force au silence et toute tentative de riposte. Mon souffle se suspend. Je n'ose pas croiser son regard, bien qu'il le cache partiellement sous l'ombre de sa capuche.

— Et toi, fais-la descendre. Je ne le répéterai pas deux fois.

Je comprends à cet instant qu'il s'adresse à Deneb. Ainsi, Aden serait le leader des Sentynels ? Il se détourne sans attendre de réponse et quitte la pièce. Après son départ, la tension qui nous empêchait presque de respirer s'efface peu à peu.

— Elle vient avec nous ? s'empresse de demander Emmy, se positionnant à mes côtés avec une lueur d'espoir dans la voix.

— Non ! éructé-je. Impossible.

Il est hors de question que je reste avec eux ! Je me lance en direction de la fenêtre, mais avant que je ne puisse faire un pas de plus, Deneb me rattrape et saisie fermement mon bras.

— Lâche-moi, espèce de... espèce de...

Je ne sais même pas de quoi le traiter ce manipulateur, sorcier, monstre...

— ...espèce de machin-chose !

— Reste polie.

Sa voix est moins angelique tout à coup. Cette créature a deux faces. Je me débats telle une furie. Il resserre douloureusement sa prise, puis m'attire contre lui et m'oblige à le regarder.

— Ne me force pas à être brutal avec toi. Je ne souhaite pas t'abîmer. En tout cas, pas tout de suite.

Il n'est plus enjôleur comme tout à l'heure, mais menaçant et m'entraîne à présent dans les escaliers en me soulevant presque de terre. J'ai l'impression de voler au-dessus des marches alors que nous descendons à l'étage inférieur. Enfin, il me pousse comme un sac dans un immense salon. Je crois voir des silhouettes, mais elles sont aspirées par la présence d'Aden au centre.

Je tente un demi-tour désespéré, mais Deneb me saisit brutalement par les cheveux, m'immobilisant avec une force implacable. Mon cuir chevelu me brûle sous la tension. Il m'oblige à faire face.

— Lâche-moi ! Lâche-moi ou je te tue ! fulminé-je, hargneuse essayant de retirer ses doigts agrippés à mon crâne.

— Quelle impétueuse hominidé, murmure Deneb comme s'il savourait mon impuissance. Elle m'intéresse de plus en plus. On peut mettre une option sur celle-ci ?

— Libère-la, tonne la voix d'Aden.

Mes iris se redressent instinctivement. Aden se tient là, imposant. À travers la pièce, je remarque au fond plusieurs filles que je reconnais de la cité, notamment celle qui m'avait rendu mes affaires au dôme. Elles semblent absorbées dans diverses tâches, mais leurs regards furtifs se posent sur moi. La surprise de les voir ici, dans cet endroit incongru, me coupe presque le souffle. Oui, le choc est tel que j'oublie de me débattre.

Deneb en profite pour me lâcher et me pousser vers l'avant. Mes genoux se dérobent un instant, et je m'étale presque aux pieds d'Aden. Je rattrape mon équilibre au dernier moment et mon attention, toute entière, se relève sur le leader. Il reste immobile, me dominant sans même daigner m'accorder un regard. Puis, sans un mot, il adresse un signe à Deneb, se détourne et quitte la maison.

J'étais libre et maintenant, je vais devenir folle !

— On le suit ou tu préfères que je te traîne ? ricane perfidement le Sentynel à la longue veste blanche. Je n'ai pas l'habitude qu'on se débatte dans mes bras, mais j'avoue que ça m'excite un peu.

Un sourire provocateur étire ses lèvres. Il me jauge de ses yeux brillants, une lueur taquine et cruelle.

— C'est bon, j'ai des jambes ! lui signalé-je, en me remettant sur pieds.

Son sourire s'efface et ses traits angéliques se durcissent. Il incline le menton dans un mouvement brusque et impatient.

— Magne-toi alors.

Deneb m'escorte vers une sortie. Nous traversons un jardin en friche, envahi par une végétation sèche et désordonnée. Les branches des buissons morts crissent sous nos pas. Aden nous attend entre deux grands sapins desséchés, près d'une barrière grise et d'un portail rouillé qui grince légèrement sous le vent.

Nous nous arrêtons à trois mètre à peine. Aden garde son regard baissé, comme toujours dissimulé par son habit de Sentynel. Autrefois, ses yeux changeants étaient des fenêtres ouvertes sur ses émotions. J'avais appris par cœur la signification de chaque nuance, chaque éclat. Mais aujourd'hui, tout en lui semble noir. Obscur. Sans lumière.

— Était-ce lui ? m'interroge-t-il froidement, sans perdre un instant.

Il se tient devant un corps étendu sur le sol, les vêtements en lambeaux. Les contours du cadavre sont flous sous les rayons du soleil mourant.

— Que... quoi !?  balbutié-je, désorientée.

— L'homme qui te poursuivait ?

➿➿➿➿

Note de l'auteure :
J'ai choisi le titre Cygne (La constellation) pour ce chapitre pour notre rencontre avec Deneb 🤍

Deneb est le nom d'une supergéante (Étoile) blanche qui fait partie de la constellation du Cygne

Dans la mythologie grecque, cette constellation représentait Zeus déguisé en cygne pour séduire Léda.

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