Part 7 : L'échappée
J'entre dans la vaste chambre de ma mère. Les grands rideaux dorés, fixés tout en haut du mur, tombent sur un parquet ancien en chêne foncé. C'est la seule pièce à avoir gardé un charme pittoresque dans le manoir. Un des murs est totalement recouvert de lambris doré. Mon père croit fortement qu'il s'agit d'une partie de la fameuse et autrefois inestimable chambre d'ambre offerte au Tsar. Elle fut démontée et pillée par les nazis, puis a disparu.
Cette œuvre appelée jadis la huitième merveille du monde, la pendule antique estampillée garnissant la cheminée ainsi que la tapisserie en toile de Jouy semblent avoir figé la chambre dans le vingtième siècle.
Ma mère garde le lit. Cela fait longtemps qu'elle ne tient plus sur ses deux jambes. Son corps est parfaitement droit comme un I. Ses deux mains fragiles sont posées sur son ventre au-dessus des draps. Je m'assois à côté d'elle. Ses yeux noisette se tournent lentement vers moi. Je prie pour qu'elle me reconnaisse ce soir.
— Ma chérie..., dit-elle en me touchant le visage. T'es-tu brossé les dents ?
Les mots restent coincés dans ma gorge. Je hoche finalement la tête.
— N'oublie pas de démêler tes cheveux avant de dormir.
— Je le fais tous les soirs, maman.
J'ai l'estomac complètement noué. Je vais avoir beaucoup de peine à la laisser derrière moi.
— C'est bien, c'est bien. Où est notre beau Laurie ? Lui as-tu enfin dit oui ?
Malheureusement, elle perd la tête.
— C'est Aden, maman, pas Laurie. Il est parti. Tu te souviens ?
— Oui, bien sûr. (Elle soupire) Toi aussi, tu l'as perdu, affirme-t-elle avec désolation.
Elle semble coincée dans son esprits, puis revient à elle.
— Tu es mignonne.
Elle tourne le visage vers sa table de nuit et me questionne :
— Sais-tu où se trouve mon livre ? Je le cherche depuis deux jours.
Ses grands yeux tristes croisent à nouveau les miens et m'interrogent. Cela fait cinq ans que mon père lui a repris ce livre prohibé « Les 4 filles du docteur March » car ma mère commençait à faire un transfert de personnalité et s'imaginait être la très bonne Mme March. J'imagine qu'il a craint que ma mère dévoile, lors d'une visite des docteurs, qu'il garde encore des ouvrages dans une grande bibliothèque secrète. Ma mère adorait lire. Aujourd'hui, elle contemple les fresques en plâtre blanc sculptées au plafond.
— Maman, tu sais très bien qu'on a dû s'en séparer.
Ses yeux partent sur un côté, puis de l'autre avant de se fixer de nouveau sur moi.
— Je le sais voyons, me sermonne-t-elle en fronçant les sourcils.
Je lui caresse le front et prends une profonde inspiration.
— Je vais partir, maman.
Ses doigts se mettent à jouer avec le rebord du tissu.
— Ah bon ? demande-t-elle distraitement comme si cela ne représentait pas grand-chose finalement.
Mon cœur se serre.
— Oui. J'ai besoin de découvrir le monde. De vivre ma vie. Je vais tenter de m'enfuir cette nuit. Tu te souviens ? Je t'en ai déjà parlé.
De son index, elle vient effleurer le bout de mon nez.
— Tu me fais penser à Jo. Intrépide Jo. Tu es trop audacieuse.
Je surprends souvent cette expression admirative sur son visage quand elle me prend pour Jo. Je soupire. À quoi bon lui expliquer que je ne suis pas une des héroïnes de son roman favori. Je lui prends la main.
— Tu vas me manquer, avoué-je la gorge serrée.
Elle ne répond pas et son regard regagne le plafond. Notre brève discussion a dû la fatiguer. Je dois sortir maintenant sans quoi mon père me passera un savon, mais j'ai du mal à briser le contact.
Je caresse ses longs cheveux bruns avant de me lever. J'ai envie de lui dire merci. Merci pour la vie qu'elle m'a donnée et la sienne qu'elle a perdue.
Je fais partie des derniers enfants nés d'un homme et d'une femme. La dernière génération. Celle qui pouvait aimer un homme, fonder une famille. Après moi, aucune femme n'a pu donner la vie de façon naturelle. Les enfants mourraient tous, les uns après les autres.
Finalement, je me lève, puis me dirige jusqu'à la porte en me retournant quelques fois.
— Ne rentre pas trop tard Jo, me rappelle-t-elle gentiment avant que je n'aie quitté sa chambre.
Ma gorge se serre, mais je verrouille tout, tout ce qu'il se trouve sous ma poitrine. Je ne vais pas pleurer, ni ce soir, ni jamais. Mes dernières larmes remontent à tant d'année, mon cœur les a déjà asséchées après qu'Aden est parti. Elles aussi, je les regrette. Il ne les méritait pas.
Je parcours le long corridor tapissé de tableaux d'époques anciennes. La grande porte en bois noir moulurée du bureau de mon père est ouverte. Je l'entends répéter tout bas frénétiquement :
— Je peux encore le convaincre... mais comment ? Il m'avait promis...
Je serre les poings, ravalant une rage qui me submerge. Je cogne contre le battant.
— Papa ? Je peux entrer ?
Je dois toujours demandé, mais ce soir, ça m'arrache la gorge.
Il est debout derrière son bureau. Le halo lumineux de la lampe président éclaire des documents importants vu la mine soucieuse de celui-ci alors qu'il les examine.
— Il devait le faire... continue-t-il.
Suis-je un fantôme pour qu'il me prête si peu de considération ? Ces mots qu'il répète obsessionnellement comme une prière à l'envers m'agacent plus qu'il m'intriguent. "Il doit le faire..." Qui est "il" ? De quoi parle-t-il ?!
— Papa !
— Père, Ava, me reprend-t-il sévèrement sans me regarder.
L'appeler "père" serait comme parler à un étranger. Il n'a jamais cessé de me rappeler de m'adresser à lui ainsi. J'ai toujours mis un point d'honneur à lui désobéir.
— J'ai été amenée au dôme, ce matin.
Il reste le regard rivé sur son bureau.
— Hum...
— Tu savais qu'on m'y emmenait ?
Il relève le menton et m'ausculte comme s'il avait, un instant, oublié ma présence.
— Evidemment.
Je suis complètement sonnée. Je ne les croyais pas. Dans mon for intérieur, je ne le voulais pas. Mon père ne m'a jamais ouvertement montré son affection, mais il a toujours essayé de me protéger, non ? Il m'a gardé au manoir tant d'années. Son amour se reflétait dans ses gestes, je crois. Aujourd'hui, il reste de marbre.
— J'hallucine !
Il souffle bruyamment.
— Ava, c'est la loi et je ne régis pas une dictature !
J'entre dans une colère sans nom.
— C'est toi qui as créé tout ça. Ce système tordu ! Ils m'ont mis à poi...
Il tape du poing sur la table.
— Les lois sont les lois ! Que veux-tu que je fasse ! Que je les outrepasse pour toi ?
Quel père ne le ferait pas pour son enfant ?
— Pour ta fille, oui ! Tu sais ce qu'ils font là-bas ?!
Les traits tendus, il saisit le rebord du bureau à deux mains, pourtant il demeure mutique. Quelle désillusion...
— Bien sûr que tu le sais, remarqué-je dégoûtée.
La déception dépasse la douleur d'avoir un père comme lui. Tout le monde disait vrai ; mon géniteur est un sadique sans cœur. Toutes ces années où il m'a détenue dans sa putain de baraque pour soi-disant me protéger des autres, c'était des salades.
— De toute façon, je vais me barrer...
Ses traits se fissurent en des lignes de fureurs.
— Ce n'est pas le moment de jouer à l'enfant rebelle ! hurle-t-il en me considérant cette fois.
Ma voix se craquelle :
— J'en peux plus d'être ici et...
— Continue de te plaindre, c'est ça ! Tu ne vois pas ce qu'il se passe ?! Va dans ta chambre ! J'ai besoin de réfléchir. La date, le lieu, les circonstances, tout concordait... Les choses se désaxent ? Pourquoi ?!
Il pince l'arête de son nez, un geste que je reconnais. C'est ce qu'il fait toujours quand il essaie de contrôler ses nerfs.
— Nous avons réussi à l'attirer jusqu'à toi... murmure-t-il. Cette bête, sans parole...
Qu'est-ce qu'il raconte ? Je m'approche.
— De quoi tu parles, bon sang ?!
— Aden ! crache-t-il comme un aveu empoisonné.
Je recule, plus surprise que jamais.
— Aden ? répété-je. Mais... Qu'est-ce que ça a à voir avec lui ? Tu savais que ce serait lui qui me féconderait ?
— Te féconderait... jamais de la vie, crache-t-il.
Un silence pesant s'installe. Mon père a toujours été constant, stoïque, parfois inhumain. Ce n'est pas son genre d'être aussi nerveux, expressif. Il a peur, et ça, c'est nouveau.
— Je n'y comprends plus rien. Qu'est-ce qu'on était censés faire ?
— À partir de maintenant, tu vas être une gentille fille, me prévient-il éludant ma question. Ne quitte pas la maison.
— Mais papa...
— Ça suffit ! crie-t-il. Obéis pour une fois !
— Oui, père ! m'emporté-je la rage au ventre.
S'il est surpris, autre chose passe sur son visage. De la satisfaction peut-être.
Trop, c'est trop.
Je recule en le fixant avec mépris avant de m'effacer de son bureau sordide.
Ce n'est pas la colère d'une enfant gâtée qui me pousse à tout détruire dans ma chambre, mais un besoin impérieux de supprimer tous les souvenirs heureux qui pourraient me donner envie d'y revenir. Je ravage tout. Je déchire mes dessins, casse les jouets en bois, renverse le lit. Je fais un vacarme du tonnerre dans ce grand manoir éternellement silencieux.
Personne ne vient pour m'arrêter. Jamais personne ne vient...
Le souffle encore rapide, mon pouls s'accélère de nouveau quand j'ouvre le coffre et sors la peluche "créature"...
Je l'observe un long moment, une minute, une heure peut-être...
« — Pourquoi fais-tu cela ? avais-je demandé en entrant dans la chambre d'Aden cet automne-là.
Il arrachait les membres de ce pauvre ourson en peluche. J'avais à peine six ans, lui dix. Ses cheveux étaient déjà d'un brun cendré à cette époque-là. Ils poussaient de manière si raide qu'Aden semblait toujours avoir été électrocuté. J'avais beau essayer de les peigner, rien n'y faisait. Ses cheveux voulaient toucher le ciel.
— Je ne l'aime pas !
Surprise par le ton cassé de sa voix, j'avais retiré mon pouce de ma bouche et cessé de triturer mes cheveux avec mon index comme à l'accoutumé. Aden semblait être vraiment très en colère. Une colère triste.
— Pourquoi tu ne l'aimes pas ? avais-je demandé. C'est ton seul jouet.
C'est vrai. Il n'y avait rien dans sa chambre. Que cette peluche que ma mère avait cousu pour lui quand il était petit. De ce fait mon père le lui a laissé mais il répétait sans cesse qu'un homme n'avait pas besoin de jouet pour fillette.
Aden avait déjà capturé un des yeux ronds de la peluche entre son poing et l'arrachait d'un geste sec.
— Il est bien mieux comme ça !
Il me présenta la nouvelle bête. L'ourson n'avait plus de bras gauche, ni de pied droit. Ses deux oreilles avaient été sectionnées aussi. Il avait l'air si différent des choses que je voyais si souvent.
— C'est un cyclope unijambiste maintenant ! Je l'aime trop ! m'étais-je écrié, émerveillée.
J'avais saisi la peluche d'entre ses mains et la serrais fort dans mes bras. Aden avait souri malgré les larmes qui embuait ses yeux. Ce jour-là, ils étaient d'un vert profond.
— Tu crois qu'on peut lui coller la queue de mon singe et la corne du rhinocéros. C'est pour qu'il puisse se cacher si on l'attaque ou pour se défendre. Attends, je vais les chercher !
Je m'étais précipitée vers la porte de sa chambre avant de subitement m'arrêter sous le chambranle.
— Par contre, on va le recoudre. J'aime pas voir son intérieur.
Aden avait acquiescé silencieusement.
Ce jour-là, Aden m'a laissé jouer dans sa chambre avec Créature des heures entières. J'imaginais la vie de la peluche. Une vie extraordinaire. Aden avait continué à me regarder assis au bord de son lit.
Ses souvenirs n'ont pas plus de sens qu'un odieux mensonge, de la foutaise. Cet Aden est mort.
**
Il est 5 heures du matin, mon sac à dos sur les épaules, je ferme prudemment la porte du manoir derrière moi.
L'atmosphère est étrange. Une odeur de fumée flotte dans l'air. Je ne m'en formalise pas et décide de suivre le chemin tout tracé suivant les angles morts des caméras.
J'arrive rapidement en dessous de la fenêtre de la chambre du dortoir des garçons. L'un d'eux à le front appuyé contre elle. Pourquoi sont-ils réveillés ?
Je récupère un petit caillou par terre et le lance. Il touche le verre directement, le gars baisse les yeux, puis surpris par ma présence, se presse d'ouvrir l'un des battants.
— Qu'est-ce que tu fous là ?! lis-je sur ses lèvres. T'es folle ?
Je lui demande, à l'aide de notre langage silencieux, d'aller chercher Sugaar. Il s'exécute.
Mon ami apparaît presque aussitôt. Il retire rapidement la clenche et déverrouille le second battant.
— Ivanov ? souffle-t-il, la mine inquiète. Ça va ? Qu'est-ce que tu fiches ?
Je signe :
— Je pars.
— Attends. Il y a un truc qui se passe. Ton père...
— Mon père s'en fout !
Il me fixe.
— Je crois... je crois que mon père est devenu fou.
Ça me fait tellement mal de penser ce que j'ai toujours eu du mal à entendre.
— Sugaar, je n'attendrais plus. Je pars. Maintenant.
Il laisse ses bras retomber et secoue la tête.
— Tu ne devrais pas !
Une petite douleur me pince le cœur, mais je dois y aller, car le jour ne va pas tarder à se lever.
Des soldats me passent sous le nez sans me prêter la moindre attention. OK, c'est une première. D'instinct, je recule de plusieurs pas.
— Les troupes de la tour sept sont prêtes, dit un soldat à un autre.
— Les Sentynels sont en place, nous pouvons y aller.
Je lève le menton, interrogeant Sugaar du regard.
— Qu'est-ce qui se passe ? lui demandé-je.
Il se contente de pointer du doigt l'Ouest de la ville.
— Il paraît qu'on est attaqués, lance Sugaar.
— Quoi ?
— Il se dit que la porte de l'aile l'ouest est tombée et que des intrus ont pénétré l'enceinte de la ville. On nous a dit de rester dans nos chambres.
— Encore une fausse attaque ?
Il fronce les sourcils comme je l'ai vu le faire si souvent lorsque je l'exaspère.
— Arrête avec ça ! Tu vois bien que ce n'est pas une simulation. Tu dois retourner au manoir.
Une vrai chochotte celui-là.
— Ne panique pas, trouve-toi une cachette, dis-je rien que pour le rassurer.
— Ava, c'est réelle cette fois.
Des hurlements me parviennent. Mes yeux s'arrondissent. Ils sont vraiment forts pour provoquer la peur.
— Ça se rapproche, on dirait, lance mon ami en regardant sur la droite.
Mon cœur se crispe. Personne doit me voir.
— Enfuis-toi avec moi, Sugaar ! lui lancé-je en lui tendant la main. Saute. C'est le bon moment. Les gardes sont occupés.
Mais il a le regard rivé sur l'Ouest de la ville.
— Ils arrivent tous par là. Qu'est-ce qu'ils foutent, putain ! s'écrie-t-il.
Ses camarades se pressent au fenêtres. Leurs yeux s'ouvrent en grands alors que leurs traits se déforment.
Des voix affolées m'interpellent, mais je refuse de me laisser berner.
— Ça se rapproche, hurle un élève appuyé contre le bord d'une fenêtre plus à gauche du bâtiment.
Des gens passent entre les bâtiments et courent droit vers moi.
— Attention ! hurle Sugaar.
— Saute ! m'égosillé-je.
Mais il ne m'écoute pas.
— Ava, retourne au manoir ! Immédiatement !
La foule se rapproche, je peux sentir la vibration des talons sur le bitume.
— Putain, Ava !
C'est trop tard. Je suis entraînée dans la cohue. Je perds le contact visuel avec Sugaar, happée par une marée humaine en panique.
Parfois, je suis bousculée, presque renversée. Les visages autour de moi sont déformés par la terreur. Ça me glace le sang. Que se passe-t-il dans cette maudite cité ?
Rien n'arrive jamais. C'en est parfois perturbant. Mais me voilà à courir aussi. Autour de moi, les cris deviennent atroces.
Et comme si ce n'était pas assez, la puissante alarme retentit dans toute la cité dans un hurlement mécanique. Les gens doivent descendre dans les entrailles de la ville et s'enfermer dans leur habitation, verrouiller leur porte selon le protocole, mais rien ne se passe comme il est prévu.
L'urgence s'empare de moi. Je me mets à courir plus vite, le souffle saccadé, avec cette sensation que le danger est juste derrière moi. Les cris montent, stridents, comme si toute la cité hurlait.
Je me fraie un chemin jusqu'à un des grands murs d'enceinte, près de la tour Troïskawa. Là, une foule s'agglutine contre la massive porte métallique et des poings martèlent sa surface dure et froide. Certains supplient qu'on leur ouvre, d'autres gémissent de peur, mais moi, je ne perds pas de temps. Je fais glisser mon sac de mes épaules et en tire mon nécessaire de grimpe. Mes mains tremblent lorsque j'installe la corde autour de mon torse, puis passe ma tête et mon épaule dans l'anneau central comme je l'ai répété maintes fois.
Un frisson me parcourt alors que je sens un regard insistant sur moi. C'est celui d'un homme au visage crispé par l'effroi. Je n'ai pas le luxe de m'attarder ou d'essayer de comprendre ses intentions. Sans perdre une seconde, je replace le sac dans mon dos, fais tourner le crochet au bout de la corde puis le lance. Il atteint la première meurtrière dans un bruit sec, et s'ancre dans ses briques du premier coup.
Si le contexte s'y prêtait, je crierais de joie !
Combien de gouttières ai-je arraché au toit du manoir pour être au point ? Pourtant, à cet instant, entourée d'autant d'éléments perturbateurs, j'ai bien conscience que c'est un coup de chance.
Je vérifie rapidement sa stabilité, puis commence mon ascension, chaque muscle de mon corps tendu à l'extrême.
J'enroule la corde autour de mon bras à mesure de ma progression. Personne ne doit la réutiliser. Si le crochet cède, nous resterons prisonniers.
Une fois arrivée au mince interstice, je répète l'opération sur chaque rangée de meurtrières, jusqu'au sommet.
Arrivée en haut, je prends une grande inspiration. L'épaisseur du mur fait au moins deux mètres. Je me lève et mon regard dérive un instant vers la ville. Les rues, les bâtiments, tout semble avalé par l'agitation général. Je ne dois pas regarder en arrière, je le sais. Plus jamais. Je reste ainsi quelques secondes avant de me tourner pour regarder vers l'avenir. Une forêt épaisse a repris ses droits sur le béton de la ville de Moscou qui s'étire devant moi à perte de vue. Le soleil pointe à l'horizon, ses rayons sur le pont délabré de la Moskova. C'est le moment. J'ai étudié ce périple des centaines de fois dans ma tête.
Pourtant, j'hésite. La voix d'Aden en écho dans ma tête me retient.
« Moi aussi, j'étouffe Ava. »
Je voulais partir avec lui. Le retrouver ici. Je l'imaginais apparaître comme par magie. Me tendre la main, me dire qu'il m'attendais. Trouver dans ses bras un réconfort, celui que je chérissais tant. Ses grandes mains, sa peau si chaude, sa voix rassurante. Nous devions nous enfuir ensemble. Je pensais pouvoir le convaincre.
Ma poitrine se tord et des larmes se rassemblent sur mes cils. Il n'y a aucun regret à avoir...
— Les Sentynels ! hurle une femme dans un cri désespéré au pied du mur de la cité. Ils sont là !
Aden...
Ne regarde pas en arrière, Ava. Plus jamais.
Je cale mon crochet sur les créneaux en forme d'hirondelle et la corde se déroule dans le vide. Mon cœur frappe avec force dans ma poitrine. Mes doigts se mettent à s'agiter.
Je descends en rappel puis saute les deux derniers mètres restants. Mes pieds touchent enfin le sol à l'extérieur. Un instant, je reste immobile. Je dois absorber cette sensation nouvelle : la liberté. Une douce frénésie s'empare de moi, mais mon corps tremble encore sous l'effet de l'adrénaline.
Je n'ai pas peur ou presque... en fait mon corps continue de frémir un peu. J'essaie de faire ralentir mon rythme cardiaque. Je me concentre sur l'essentiel. Mon regard se perd maintenant dans la nature devant moi.
J'entends des hommes crier d'horreur derrière le mur.
Qu'est-ce qui se passe de si terrible ? Je doute un instant. La ville de Généapolis est-elle vraiment prise d'assaut cette fois ? Mais par qui ? Par quoi ?
J'ai une pensée pour Sugaar. Je sais qu'il court vite. Il va s'en sortir. Je l'espère fort en tout cas.
Je dois me concentrer sur ma survie. Je plonge la main dans mon sac, sens le manche de mon couteau. Tout va bien. Mes doigts s'agitent, mais je serre les dents. Pas question de faiblir. Je me mets à courir, mes jambes poussées par une énergie folle. Autour de moi, la forêt devient de plus en plus dense.
Chaque pas me porte un peu plus loin, un peu plus vite. Je n'ai qu'un objectif : m'échapper.
Ne regarde pas en arrière, Ava. Plus jamais.
Je cours, toujours plus vite, jusqu'à ce que la cité et les cris disparaissent derrière moi, avalée par l'épaisse végétation.
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