Part 6 : Désilusion
Regretter que ce soit lui ? J'ai toujours placé Aden à un rang au-dessus des autres. C'était un frère, un ami, mon protecteur.
Qu'il me touche signifierait bien plus qu'un acte anodin pour moi, je le sais. On ne parle pas d'embrasser un garçon quelconque, mais d'un contact plus intime avec un être qui a compté. Plus intime qu'un simple baiser. Plus intime que cette nuit où je l'ai étreint avec fougue avant qu'il me demande de foutre le camp. Cette même nuit que je n'ai jamais pu oublier. La petite fille de 13 ans que j'étais, qui avait des étoiles dans les yeux a vite déchanté. J'ai été avalée par la dure réalité du lendemain, parce qu'il était parti sans au revoir, sans un regard. Et visiblement, ce n'était pas mon père le coupable. Aden s'est enfuit de son propre chef. C'est lui seul qui m'a profondément blessée. Et là, il me blesse encore.
Alors non, il ne se passera rien entre nous. Je le refuse.
Je surprends Aden fixant mes mains accrochées au tissu. Je baisse le regard et m'aperçois qu'un bout de l'aréole brune de mon sein gauche est visible. Je remonte vivement le drap sur ma poitrine trop généreuse.
Tandis que je relève le visage, j'en demeure scotchée. A-t-il conscience que ses pupilles se sont embrasées ? La tête légèrement inclinée, sa bouche charnue s'est à demi ouverte et la ligne droite de ses sourcils s'est froncée. Tout son corps m'envoie sa puissance et son énergie.
— Aden..., murmure-je, d'une voix étranglée.
Sous l'ombre de sa capuche, son regard vertigineux se lie au mien. C'est comme un coup porté en plein cœur. Mon rythme cardiaque s'accélère sous la tension qui m'envahit. Je ne détecte aucunement ses intentions mises à part celles qui indiquent qu'il peut faire de moi qu'une bouchée. La curiosité mêlée à l'inquiétude d'être dévorée se logent au creux de mon ventre.
Sans prévenir, il lève les deux mains et rejette sa capuche en arrière qui dévoile une tignasse hérissée, épaisse et brune aux reflets dorés. Ses traits bien dessinés, si masculins et virils sont saisissant de beauté. Une beauté sauvage. Inutile... Je le fixe, ne pouvant, malgré moi, pas perdre une miette de son physique renversant et il le remarque. Je m'empourpre comme la dernière des niaises avant de détourner le regard.
Il avance d'un pas et je m'écrie :
— Je refuse que tu me touches !
Il s'immobilise aussi sec.
Je refuse, car je ne pourrais pas me débattre. Il sera trop fort et je n'ai rien pour le repousser. Pas d'arme, mais pourrais-je m'en servir contre lui ? Je suis juste sans défense... Un Sentynel fait toujours ce qu'on lui dit. Ils sont impliables. Aden a toujours obéit à mon père. Le devoir, il a cela dans la peau. Je le sais.
— Je n'ai aucunement l'intention de coucher avec toi.
— ...et je ne veux... Ah bon ?!
Je cligne plusieurs fois des paupières sur ses iris qui se décolorent graduellement. Je suis complètement perdue, tout d'abord à cause de son attitude ambiguë, puis face à cette situation rocambolesque.
Qu'est-il censé se passer maintenant ? Avoir un rapport est une obligation il me semble, non ? Il y a peut-être un moyen d'y échapper si un Sentynel le refusait. Je plisse le front en lorgnant le maudit manuel qui est tombé par terre que je regrette de ne pas avoir feuilleté plus tôt.
— Moi non plus, je n'en ai pas l'intention..., dis-je, comme si j'avais besoin de clarifier la situation.
Il lève un sourcil sceptique. Quel connard ! Il est aussi imprévisible qu'il se veut méprisant.
J'ai besoin de ce foutu manuel, bon sang ! Ça doit être écrit là-dedans, quelque part. Je tends une jambe nue hors du drap, essayant désespérément d'attraper ce truc entre mes orteils. Aden m'observe faire, je dois avoir l'air parfaitement ridicule.
"C'est bien une obligation, non ?" me questionné-je, tout en me rendant compte de la tournure burlesque que prend les événements.
— Je ne suis soumis à aucune contrainte, contrairement à vous, lâche-t-il comme s'il avait deviné mes pensées.
Il fait cela depuis toujours. À croire qu'il est dans ma tête comme un enfant qui fouille dans une salle de jeu. Et puis, quoi ? "Contrairement à vous ?" Il dit cela comme si nous ne venions pas de la même planète. Je le fixe, incrédule. Certes, tout en lui parait hors-norme et singulier, mais nous avons grandi ensemble. Nous partageons les mêmes souvenirs.
— Tu es un être humain, tout comme moi.
— Je suis un hybride, répond-t-il froidement. Je n'ai rien à voir avec les gens de ton espèce.
Mon espèce !? On lui a fait un lavage de cerveau ou quoi ? Qu'importe qu'il soit moitié homme, moitié autre chose, il est là, dans cette chambre avec moi ! Nous étions sur le point de nous accoupler, non ?!
Qu'on soit d'accord, ce n'est pas ce que je veux, mais tout de même...
Il se détourne pour marcher vers la porte, signifiant clairement qu'il en a assez de cette conversation.
Je ramène ma jambe sous le drap abandonnant complètement l'idée de me plonger dans une lecture informative pour combler mes lacunes sur le sujet. Ce n'est pas ça qui va résoudre mes problèmes. Ce dont j'ai besoin, c'est qu'il reste ici pour qu'on parle. J'ai besoin de savoir. Est-il parti à cause du baiser ? Ce n'est pas l'endroit idéal pour échanger sur ce qu'il s'est passé, mais j'ai le sentiment qu'il n'y aura pas d'autres opportunités. Aden n'a jamais cherché à me revoir...
— Alors, pourquoi tu es là ? S'ils ne te forcent pas, pourquoi nous enferment-ils tous les deux ?
Il se fige à peine avant de répondre :
— La porte est verrouillée pour t'empêcher de t'échapper. Quant à ma présence ici, si je te le disais, t'en ferais des cauchemars.
Il me met dans une rage grandissante. Autrefois, il ne se gênait pas pour me dire les pires vérités même si elles me choquaient. C'est lui qui m'a annoncé que le Père Noël n'existait pas dès que j'ai été en âge de le comprendre.
Il est déjà devant la porte et j'entends le garde qui la déverrouille. Je vais me retrouver seule avec toutes ces questions qui m'ont bouffées jour et nuit. Dans un élan de provocation, je lâche :
— Tu préfères peut-être les garçons ?
Il se retourne lentement, ses yeux braqués sur moi. Mon audace fond comme neige au soleil. Une tension glaciale parcourt mes nerfs, un à un. Je m'agrippe aux draps, mes doigts crispés, et finis par fermer les yeux, craignant sa réaction.
Autrefois, il m'aurait asséné une pichenette, mais nous sommes dans tout autre configuration. Il dégage une aura autoritaire. Loin d'être maniable.
J'ai bien essayé d'apprendre le Krav Maga dans les vieux livres de mon père, mais dans une société où la violence est proscrite, impossible de pratiquer la théorie. Encore moins face à un homme comme lui.
Rien ne se passe. Intriguée, j'entrouvre un œil, puis l'autre. Il est debout devant les pieds du lit. Ses prunelles semblent absorber toute lumière, virant à un gris d'encre. Mon dos rencontre le mur et mon souffle est proche de l'apoplexie.
Sans prévenir, il arrache le drap qui me couvre. Sidérée, je me replie sur moi-même, enroulant mes bras autour de ma poitrine. Mais déjà, son regard a glissé, calculateur comme un scalpel écorchant ma dignité. Je m'efforce de tirer vers le bas le ridicule tissu pour cacher ma nudité. C'est trop tard, mes joues se teintent de rouge sous son insolent examen. Une chaleur descend dans mon ventre, insidieuse, brûlante, tandis que lui reste froid, presque inhumain. J'ai l'impression qu'il est hermétique. C'est humiliant au possible.
Il murmure avec un mépris tranchant :
— Je n'aurais aucun mal à te démontrer le contraire, mais tu ne me donnes pas envie de t'accorder ce plaisir.
Connard et arrogant !
À cet instant précis, je n'ai qu'une envie, celle de bondir hors de ce lit qui me fait ressembler à une vulgaire prostituée, pour lui coller une gifle qu'il n'oublierait pas de sitôt.
Il poursuit :
— Tu es comme toutes les autres : apeurée, curieuse, hautaine mais désireuse... lamentablement fade. Cette fois-ci, ne compte pas sur moi pour répondre à tes pulsions, Ava.
Il laisse traîner mon prénom sur ses lèvres. Sa voix est aussi dure que l'expression glaciale de son visage. Sans que j'en comprenne la puissance, son attitude m'envoie une douleur acide qui s'accroche obstinément à mon estomac.
— Mes pulsions ?!
Il me lance le drap à la figure, et je le récupère maladroitement pour m'en recouvrir. Serrant les dents, je réprime une furieuse envie de lui cracher ma haine au visage.
Pendant des années, j'ai cherché des raisons à son départ, même les plus insensées, mais jamais je n'ai imaginé qu'il me détestait à cause de ce que j'avais fait. Quand on y pense, il n'y a rien de grave. On aurait pu oublier cette nuit. Je ne lui en aurait plus parlé si c'était ce qu'il voulait. Je sais que je pouvais être collante parfois, mais est-ce une raison pour tout balayer ?
Ça me tue.
Je n'ai pas envie de ces larmes qui humidifient mes paupières. Ni de la boule sèche qui m'obstrue la gorge et m'empêche de hurler à quel point aujourd'hui il me déçoit.
La solitude ne m'a-t-elle jamais pesé uniquement parce que je croyais en la force de notre lien. J'étais convaincue qu'un jour nous serions réunis. Mais je me suis trompée. Ses gestes protecteurs, son affection fraternelle, n'étaient que du vent. Aujourd'hui, face à son regard insensible et impénétrable, il me prouve que je n'ai jamais vraiment compté pour lui.
— C'est ça que tu es devenu alors ?
Un mince sourire gravit ses lèvres. Impertinent. Rabaissant.
Au delà de la tristesse qui m'envahit, mon amour propre prend le dessus, et la colère en couche supérieure. Elle inhibe même la peur de ne plus jamais le revoir. Lentement, je porte mon poignet à ma bouche, celui qui arbore le bracelet de fer. Je fixe le seul ami que je n'ai jamais eu et c'est avec amertume que je lâche entre mes dents :
— Le mec en face de moi refuse de faire son boulot. Faites venir quelqu'un d'autre qu'on en finisse.
Le spectacle de ses yeux change encore une fois de couleur et je jurerais l'avoir vu pincer les lèvres. Il recule.
— J'espère que le prochain aura les couilles que tu n'as pas ! le provoqué-je encore, mais mes propres mots sonnent creux.
Il ne répond pas. Nous nous observons, la tension entre nous est si lourde qu'elle m'écrase.
La porte s'ouvre, puis si vite, elle claque derrière lui. Le silence qui suit est plus assourdissant encore que mes cris.
Je reste figée, le drap serré contre moi, la poitrine en feu sous l'effet de cette fureur dans la douleur qui refuse de s'apaiser. Il est parti. Encore. Mais cette fois, il ne m'a pas seulement abandonnée, il m'a réduite en miettes, broyant les restes de tout ce que je pensais savoir de lui, de nous.
Je fixe la porte qu'il vient de franchir, m'attendant presque à le voir revenir, mais rien. Pas un bruit. Pas un signe. Une autre désillusion. Trop brutale.
Une part de moi n'y croit pas. Une part de moi veut le haïr de toutes ses forces, autant que je l'ai aimé, autant que je l'ai espéré. Pourtant, il reste dans ma tête, dans mes tripes, comme une obsession malsaine.
Je me lève d'un bond, chancelante, les jambes presque incapables de me porter. Mon poignet me brûle. Ce bracelet est insupportable. Je tente de l'arracher, mais le fermoir résiste et l'aiguille me blesse. Ça m'énerve davantage. Mes mains tremblent, maladroites, et finalement je renonce, le souffle court.
— Sale enfoiré ! envoyé-je, ne pouvant que foudroyer le sol des yeux.
Je ferme les paupières, cherchant à étouffer ce vide qu'il vient de créer dans ma poitrine. Mais les souvenirs remontent, insistants, viscérales. Ses paroles, qui semblaient sincères. Ses promesses réduites à de simples mensonges. Pourquoi suis-je incapable de l'effacer complètement ? Pourquoi ces images reviennent encore et encore.
Ava, tu voulais sortir des murs pour le revoir, voilà pourquoi c'est si dur. C'était ton objectif. Celui le plus précieux.
Il ne mérite pas cette douleur, ni mes larmes, ni même une place dans ma mémoire.
— Je n'ai jamais eu besoin de toi ! hurlé-je de nouveau, dans le vent.
Ma voix vacille, trahissant l'évidence : je ne suis plus sûre de rien. Sauf qu'il savait exactement ce qu'il faisait... il m'a juste rejetée comme une malpropre ! Il aurait mieux traité une inconnue !
Un cri de rage jaillit, me redonnant la force de me redresser. Je ne peux pas le laisser gagner. Si tout ce qu'il voit en moi est une femme faible et insignifiante, alors je vais lui prouver le contraire.
La pièce est glaciale depuis son départ. Mes dents claquent malgré moi, mais je m'accroche à une certitude : je ne laisserai plus personne disposer de moi, de mon esprit, de ma vie. Ce corps, cette liberté, sont tout ce qu'il me reste, et je ne les sacrifierai plus à quiconque.
Je me mets à genoux sur le lit, agrippant les draps de toutes mes forces, les extrémités enroulées dans mes poings. Si un autre homme approche, je le tuerai.
Le battant s'ouvre à nouveau et je serre les mâchoires. Je suis prête.
Cependant, ce n'est pas un autre Sentynel, mais une fille d'environ 25 ans qui franchit le seuil. Son regard est froid, fermé. Elle me tend sans un mot ma combinaison d'étudiante.
— Je peux savoir ce qui se passe ? la sondé-je avec méfiance tout en récupérant les habits à la hâte.
Sans attendre, j'enfile un à un mes pieds dans la combinaison avant de les poser sur le sol froid pour me redresser. Voyant que la fille ne répond pas, j'insiste :
— Eh !? Pourquoi tu ne me réponds pas ? Vous êtes tous timbrés ici ou quoi ?
J'ai les nerfs à vif, le cœur en vrac. Mes doigts tremblent encore. Terriblement. J'ai cette bile au fond de la gorge, les larmes au bord des yeux. Je suis en état de choc. Ne le voit-elle pas ?
Elle me jette un regard condescendant et dépose sur le lit une boîte sans couvercle contenant le reste de mes affaires.
— Il ne t'a pas prise, balance-t-elle finalement.
— Quoi ?!
Je retire ma nuisette, la remplaçant rapidement par le haut de la combinaison.
— Il était censé te prendre... Pourquoi tu ne t'es pas laissée faire ?!
Ses mots résonnent comme des coups de marteau. Mais elle ne semble pas comprendre la portée de ce qu'elle vient de dire. Elle sort une clé hexagonale de sa blouse et déverrouille le mécanisme accroché à la peau. Je frotte mon poignet, sentant encore le froid métallique du bracelet et l'aiguille dans ma veine.
— C'est ce que vous dites à toutes les femmes qui se font violer ? laissé-je échapper en un rire amer.
— Violer ?
Elle me fixe intensément, comme si elle cherchait à percer mes pensées. Ce lieu, cette ville, ces gens... ils sont fous. Tous autant qu'ils sont.
— Quand on t'enferme avec un homme que tu ne connais pas, qu'on t'oblige à te plier à sa volonté sans ton consentement, je crois que ça s'appelle comme ça.
Elle semble hésiter un instant, comme si mes mots la troublaient plus qu'elle ne voulait l'admettre. Mais elle reprend vite son attitude arrogante.
— C'était Aden, pauvre idiote.
Je la regarde, déconcertée. Je me force à rester calme. Pas question de montrer ma faiblesse. Je m'occupe de mes cheveux pour ne rien laisser paraître, les ramenant en un chignon un peu bancal, mais conforme au règlement.
Je relève les sourcils, prenant une grande inspiration.
— Je sais bien qui c'était, envoyé-je sur la même verve, essayant de cacher l'angoisse qui me serre la poitrine.
Elle m'observe un instant, avant de sourire d'un air sournois.
— C'est la première fois qu'il se rend au dôme et il est parti sans toi, susurre-t-elle.
Parti sans moi ?!
Je flanche une seconde. Son regard glisse sur ma silhouette comme si elle m'analysait sans dissimuler son dédain. Ça suffit. Je l'attrape par le bras.
— Dis moi tout de suite pourquoi tu dis ça ? Qu'est-ce que tu sais au juste ?!
Elle tente de se dégager d'un mouvement vif, mais je ne lâche pas. Je me cramponne à elle.
— Réponds !
Elle laisse échapper un ricanement.
— Il t'a laissée là pour une raison, tu sais. Pas parce qu'il n'en avait pas envie, mais parce que tu n'étais tout simplement pas digne de ce qu'il attendait. Et, entre nous, c'est peut-être mieux comme ça. Tu ne crois pas ?
Je la fixe, déconcertée.
Il me manque un maillon dans cette histoire. J'essaie de ne pas formuler les questions qui me brûlent les lèvres. Est-ce qu'Aden est venu car c'était moi ? Seulement moi ?
Elle lève les yeux au ciel, comme si elle avait deviner mes pensées.
— Ne t'en fais pas, Ava. Il n'y a rien à comprendre. Tu peux reprendre ta petite vie tranquille. Aucun autre Sentynel ne viendra pour toi, crois moi. Personne ne croyait en toi de toute façon.
Elle balance ça comme si elle en tirait une forme de plaisir. Je vais me battre. Ouais, je suis dans un tel état de nerfs que ça va exploser.
Cependant deux soldats s'avancent, me forçant à lâcher le bras de la fille qui s'éloigne.
— Attends ! Reviens, putain !
Je me débats, elle doit en dire plus ! Mais la porte se referme derrière elle.
Furibonde, je fais front aux soldats, aussi imperturbables que quelques heures plus tôt derrière la putain de vitre de la salle d'interrogatoire.
— Mettez vos chaussures. Votre père vous attend.
— Mon père ?! éclaté-je d'un rire violent, fou.
L'un des deux hommes désigne mes rangers du menton restées dans la boîte sur le lit.
— Bande de tarés, envoyé-je en me dirigeant vers le lit pour les enfiler.
Une fois mes chaussures aux pieds, ils me prennent chacun sous le bras et m'accompagnent dans les couloirs du dôme. Je ne me débats même pas, à quoi bon, je perdrais cette bataille. Je dois conserver mon énergie. Bientôt, je serai libre comme l'air et rien ni personne ne m'arrêtera.
Ce qui m'étonne, c'est l'absence totale de personnel. Au dôme, c'est bien connu, le monde ne s'arrête jamais. Jour comme nuit, le dôme est actif.
Nous voilà à l'extérieur, la sortie du bâtiment. La double-porte se referme derrière moi. La nuit va tomber et quelques adultes traînent encore avant le couvre-feu.
J'inspire une grande bouffée d'air. Je suis libre et en vie. C'est tout ce qui compte.
Je fais un pas puis deux, les rustauds restant obstinément sur mes talons. Je me retourne.
— Pourquoi vous me suivez ? Je connais le chemin.
— Nous vous escortons jusqu'à chez vous.
— Super.
Les soldats avancent sans un mot alors que j'aimerais hurler. Autour de moi, ce décor parfait me révolte. Le cloché d'Ivan Le Grand dont ils ont condamné l'accès au sommet et sa vue panoramique. Le Kremlin n'est qu'une gigantesque prison, chaque bâtiment un piège transformé en appartement ridicule ou en atelier de travail. Le Palais des Térems, le Grand Palais, les églises... tout a été vidé de son âme, remplacé par des murs froids et des fenêtres surveillées. Les sous-sols, bourrés de logements, ne sont rien d'autre qu'un étouffant labyrinthe de cages humaines. Chacun attendant que le voisin crève pour agrandir son habitation.
Les jardins autrefois majestueux ne sont plus que des serres déprimantes, des fermes verticales assoiffées. L'eau est recyclée, les déchets compostés, tout est fait pour qu'on croie que ce lieu est vivable. Mais je sais que tout ça n'est qu'un leurre. Ce n'est qu'un système qui nous contrôle, nous étouffe.
Et moi, je suffoque comme jamais.
Je jette un regard sur les habitants qui croisent notre chemin, leurs sourires figés et artificiels. Bientôt, je ne ferais plus partie de cette mascarade.
Pourtant, je guigne les murs rouges de l'enceinte et une boule amer se forme dans ma gorge. Je les regardais souvent, depuis ma salle de cours. Est-ce qu'Aden se trouvait derrière ces murs ? Est-ce qu'il se reposait dans la plus grande tour ? J'ai toujours cru qu'il m'observait, qu'il veillait sur moi depuis ces remparts, malgré tout. Je le ressentais, et cela me rassurait. Mais je me suis trompée.
Ma paume frottant mon nez, je renifle discrètement. Je ne devrais pas me sentir si triste.
Je tourne la tête et mes yeux humides se portent sur les grands chiffres rouges dégressifs. J'en ai des frissons dans le dos. L'espèce dominante vit la fin de son règne, se débattant inutilement telle une fourmi dans une flaque d'eau. Après cette expérience, je suis certaine que nous repoussons avec absurdité l'échéance. Risquer sa vie en mettant au monde un enfant, c'est un pur paradoxe.
Et quel piètre usage de l'existence, je préfère de loin être maîtresse de ma propre mort qu'une souris dans leur labo.
À partir de ce jour, il n'y aura plus de petite vie tranquille. J'en suis profondément persuadée. Car je vais partir d'ici. Je me le jure. Je franchirai ses murs et on ne me reverra plus jamais.
Cette nuit, je serai déjà loin. Loin de lui. Du passé. Pour toujours.
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