Part 5 : Face à face
Me voilà donc devant cette femme, aux cheveux grisonnants, acariâtre au possible après avoir parcouru les longs couloirs immaculés du dôme et m'être fait minutieusement palpée et trifouillée dans la salle d'examen. Faut-il vraiment des militaires, la matraque accrochée à la ceinture, pour me balader de pièce en pièce ? Oui, sans nul doute, car maintenant j'ai envie de prendre mes jambes à mon cou et sortir de ce dôme en tout point sordide.
Et dire que je suis censée travailler ici pour le restant de mes jours... Malheureusement à Généapolis, il n'existe aucune retraite comme aucune échappatoire.
Je suis positive aux examens... C'est impossible.
Les questions me déstabilisent de plus en plus tandis que le calme de la mégère qui me les pose me fait froid dans le dos.
— Avez-vous été en contact avec des Sentynels ces neufs derniers mois ?
Les Sentynels... Pas depuis mes treize ans. Pas depuis cette fameuse nuit...
J'avale ma salive avec grande difficulté.
— Non...
Elle griffonne un truc minuscule en bas de page.
— Pourquoi cette question ? demandé-je en me penchant en avant pour tenter de déchiffrer ce qu'elle vient d'écrire.
Mes paumes deviennent moites.
— Nous voulons être sûrs.
— Sûrs de quoi au juste ?
— Nous savons que vous avez été en contact avec l'un d'entre eux.
— Oui, pendant ma jeunesse, mais...
— Cela facilitera le procédé.
— Le quoi ?
Je n'ai pas le temps de l'interroger qu'une infirmière entre dans la pièce. Mon malaise est grandissant.
— Voici le protocole mademoiselle, vous allez porter ce dispositif jusqu'à nouvel ordre.
La soignante s'est approchée de moi, elle m'accroche au poignet un bracelet en cuir marron à fermeture métallique. Un petit écran en cristaux liquides indique mon rythme cardiaque, ma température ainsi que d'autres indications médicales : groupe sanguin, tension moyenne, âge. Ma situation géographique...
— C'est quoi ce machin ?!
Je ressens la pointe d'une aiguille se planter dans ma veine.
— Aïe !
J'essaie d'enlever ce merdier de mon bras, mais les crans m'empêchent d'élargir le bracelet.
— Il ne vous est pas possible de le retirer. Il est pucé et dispose d'un micro. Nous enregistrerons chaque étape de progression de la procédure, continue la maritorne.
Bon réfléchissons. Mes tests sont positifs, je suis donc hypothétiquement une porteuse.
Ce mot me glace le sang. J'ai toujours cru faire partie des stériles, des chanceuses. Car pas d'ovulation, pas de fécondation, pas de danger de mort. CQFD !
OK, la prochaine étape, c'est l'insémination avec un donneur.
Un Sentynel, donc...
Mes mains tremblent à présent. Je n'ai pas vraiment de connaissances sur le procédé mis à part celui très théoriques apprises en cours. Mon père a toujours botté en touche quand il s'agissait de répondre à mes questions. En même temps, le sujet met tout le monde mal à l'aise.
— Donc là en gros, je n'ai plus de vie privée. Vous enregistrerez mes faits et gestes.
— Affirmatif. Nous enregistrerons tout à partir de maintenant. Vous n'avez plus de vie privée car vous resterez au dôme jusqu'à achèvement de la fécondation et les résultats de viabilité si fœtus il y a. Ensuite, si tout se déroule bien, vous passerez le reste de la grossesse en chambre hautement surveillée.
À la bonne heure ! Quel planning réjouissant !
Le seul mot que je retiendrai est "fécondation". Une sueur froide semble glisser de ma nuque jusqu'en bas de mon dos. Je fixe d'un regard morne les papiers qu'elle griffonne devant moi d'un air impassible. Elle remplit tranquillement mon possible arrêt de mort.
J'ai envie de vomir, là maintenant, sur son bureau lisse et sa blouse trop blanche.
— Vous pouvez nous suivre, m'informe sa collègue.
La panique m'accapare. Je suis comme un animal apeuré détenu en cage. Je regarde autour en analysant les murs d'un blanc passé à la table aux pieds en fer d'un vert rouillé. Tout est vieux, séculaire, démodé. Même les meubles ne sont plus produits nulle part. Tout est devenu œuvres de musée au profit de la science. Nous n'avions pas le choix, la modernité ou la survie de l'homme. Et la survie de l'homme passe par des fécondations forcées et étroitement suivies. Un nœud coulissant semble s'être resserré autour de mon cou, ma respiration devient chaotique. Et dire que j'étais censée prendre mon poste au dôme lundi. Impossible, maintenant j'en suis certaine, si j'échappe à la mort, je ne remettrai plus jamais les pieds ici.
— Mademoiselle ?
Je relève haut le menton et d'en un souffle libérateur, je formule :
— Je refuse. Voilà, c'est dit. Dites à votre patron que je ne veux pas.
C'est simple, non ? On ne me touchera pas. Putain, c'est mon corps, ma vie ! Personne ne peut me forcer à faire quoi que ce soit !
— Je suis claustrophobe. Non, sociopathe ! C'est ce que vous lui direz. C'est une pathologie, non ? De détester son prochain ! Cochez la case "dégénérée mentale" dans votre putain de questionnaire !
Elle quitte son siège et fait un signe rapide en direction des soldats toujours postés derrière la vitre. Ce geste ne m'échappe pas. Ils sortent de la pièce adjacente et rapidement, ils sont dans la salle d'interrogatoire.
Je me lève et me réfugie derrière le mince bois du dossier de ma chaise.
J'imagine qu'ils ont l'habitude de traiter les patients en pleine crise de panique. Si ce n'était pas le cas, ils ne seraient pas aussi bien organisés à m'encercler de la sorte.
— Calmez-vous, formule-t-elle.
C'est tout l'inverse qui se produit. Je m'agite sur un pied, puis sur l'autre bousculant l'infirmière restée dans mon dos. Je me décale, les doigts fermement enfoncés dans le dossier.
— Ne me dites pas ce que je dois faire ! Appelez mon père ! crié-je, tout d'un coup.
Je soulève la chaise de quelques centimètres en voyant les militaires s'approcher de moi. S'ils continuent d'avancer, je jure de viser la tête.
— Restez où vous êtes ! hurlé-je.
Je ressens comme un pincement au niveau de la nuque. J'ai à peine le temps de me retourner que mes paupières se ferment et je sombre.
* *
Je me réveille en sursaut, les poings toujours serrés. Je peine à m'assoir. Mon dos se calant contre le mur. Je suis sur un petit lit au matelas confortable. Autour de moi, rien d'extraordinaire. Je me trouve dans une pièce qui ne mesure pas plus de cinq mètres carrés, dépourvue de tout autre meuble mis à part une petite table sur lequel est déposé une brochure pliée en quatre et un peu corné.
J'ai l'impression d'avoir été lavée à la Bétadine. Ils ont enlevé l'élastique retenant mes cheveux qui retombent en masse jusqu'en bas de mes reins. Pourtant, les femmes ont l'obligation de les garder attachés dans l'enceinte de la cité. Ils m'ont également retiré mes vêtements pour m'affubler d'une sorte de tunique noire qui s'arrête juste en dessous de mes fesses sans culotte.
— Charmant !
Bon sang, ma poitrine est trop compressée !
Les murs sont rouges comme ceux de l'enceinte quoique que ceux-là tirent un peu plus sur le bordeaux rendant l'atmosphère déroutante. Il fait un froid de canard. La pièce est vraisemblablement climatisée, la température réglée à douze degrés. Les draps ne sont pas assez épais pour me réchauffer assez. Les scientifiques du dôme sont malins, très malins. J'imagine qu'un corps à corps, peau contre peau suffirait à me déglacer.
La fécondation in-vitro est depuis longtemps inefficace alors je ne doute pas un instant de ce qu'ils attendent de moi. Le feuillet mériterait que j'ouvre ses pages, mais il en est hors de question. Son titre me rebute, rien qu'à le lire : "Votre devoir".
Nauséeuse, je fixe la porte blindée devant moi pendant de longues minutes. Mes dents commencent à s'entrechoquer. Je me demande si ce n'est pas plutôt la peur qui me colle des frissons sur la peau.
J'entends qu'on déverrouille la serrure et mon sang se fige. Rien ici ne peut servir d'arme pourtant mon instinct me dicte de trouver quelque chose pour me protéger. Quand la poignée s'abaisse et que le battant s'ouvre, deux soldats laissent passer un homme. Il est si grand que les militaires paraissent ridicules à côté de lui. Ce qui est sûr, c'est qu'ils n'ont pas pu l'obliger à venir ici de force.
La tête à demi baissée, l'homme entre dans la pièce. J'aperçois ses traits de visage malgré qu'il les dissimule à moitié sous la capuche de sa longue veste noire propre aux Sentynels. Mon cerveau tique.
Alors c'est à ça que ressemble un Sentynel ?! Imposant, massif, tout en hauteur et en carrure.
Mon cœur panique, accélère ses battements. J'ai peur car maintenant je sais. Jamais je ne pourrai échapper à mon sort. Il a l'air bien trop fort, dominant. Je ne doute plus des rumeurs. Les Sentynels sont réputés pour être... efficaces.
À mon grand désarroi, son apparence est aussi fascinante qu'intimidante. Sa capuche dissimule la moitié de son visage, tombant au-dessus d'un nez aquilin dont les narines frémissent comme un prédateur qui capte l'odeur de sa proie. Sa mâchoire carrée semble retenir des mots, des actions violentes.
La porte claque derrière lui et se verrouille dans un bruit paralysant. Je tremble sans pouvoir m'arrêter à présent. Nous sommes seuls.
Dis quelque chose Ava. Tu es une battante. Fais preuve de jugeote. Comme toujours, tu peux t'en sortir.
— Je... suppose que, tout comme moi, cela ne vous enchante pas d'être ici, tenté-je dans un coup de poker. Peut-être pourrions-nous trouver un terrain d'entente.
Ai-je choisi les bons mots ? Je n'ai pas le loisir d'y penser qu'il lève un peu le visage, le dévoilant partiellement. Pendant une seconde, je vois ses yeux d'un gris acier, qui se mélange en un bleu cendré.
C'est le choc de ma vie.
L'être le plus remarquable sur cette terre qui m'ait été donné de voir est devant moi. Ce n'est plus le garçon d'autrefois, celui qui m'a laissée derrière lui. C'est un homme comme je n'en ai jamais côtoyé. Un homme que je ne reconnais plus, si ce n'est son regard brûlant. Huit ans que nous ne nous sommes pas vus. Huit longues années à faire disparaître toutes traces d'adolescence pour laisser place à une virilité écrasante.
— Aden ?
Quand ses yeux se posent enfin sur moi, mon souffle se fige. Ils semblent lire mon âme en une fraction de seconde. La couleur de ses iris change, vibrant comme des flammes incandescentes. Cette faculté est encore plus transandente aujourd'hui.
Son corps, jusque-là légèrement courbé, se déploie complètement. Il paraît encore plus grand, ses veines saillant sur son cou tandis que ses poings se rétractent lentement.
Mes souvenirs d'enfance resurgissent en un million d'images : nos bêtises, nos éclats de rire, sa compassion, puis elles s'évanouissent quand son regard de feu s'efface pour un gris orage, puis un bleu froid électrique.
Aden lutte. Mais, contre quoi ?
Encore une fois, il ne me laisse pas y réfléchir qu'il avance de deux pas dans ma direction. Je me positionne un peu plus au fond du lit. L'oxygène est une denrée rare dans cette pièce devenue minuscule.
Je cherche à déchiffrer ses pensées, mais son visage reste impénétrable. Seules ses iris semblent exprimer quelque chose, des foudres lumineuse que je ne comprends pas. Il ferme à demi les paupières avant de définitivement tourner le regard.
— Je n'arrive pas à croire que tu sois là, balbutié-je au bord de la syncope.
— De toutes les femmes qu'il reste sur ce globe...
Sa voix grave et rugueuse traverse la pièce. Elle me laisse une étrange sensation physique, dérangeante, inconnue.
— ... il a fallu que ce soit toi, poursuit-il plus bas. Toi, qui n'as rien d'exceptionnel.
Rien d'exceptionnel ? Mon estomac se noue. Est-ce ainsi qu'il me voit, après toutes ces années ? Une fille banale parmi toutes celles qu'il a déjà rencontrées.
Il continue, plus fort, son ton chargé de dégoût :
— Ton corps pour m'appâter... il aurait dû savoir que ça ne fonctionnerait pas.
Je reste un instant sans voix en attendant d'assimiler ses propos insultants. Je ne suis peut-être pas... attractive, mais je suis loin d'être un laideron. Et puis, je ne souhaite pas l'appâter, même si les apparences sont trompeuses.
J'ai imaginé un millier de fois nos retrouvailles, néanmoins aucun scénario ne m'avait préparée à cela.
Ava, reprends-toi. Ne te laisse pas anéantir par sa froideur. Ne laisse pas cette douleur envahir ton ventre.
Je dois faire abstraction de mes émotions. Garder mon calme. Et cette nuisette bien trop serrée... Maudite soit-elle !
— Tu ne te souviens pas de moi ? demandé-je, l'espoir pas très loin malgré tout.
— Devrais-je ? rétorque-t-il, détaché.
Tout en lui crie qu'il n'a rien à prouver. Insignifiante, voilà ce que je lis dans ses yeux lorsqu'il me regarde.
— C'est Ava, prononcé-je sur un timbre qui cache mal la colère et la déception.
Il reste stoïque. Imperturbable. Comme s'il avait effacé une partie de son passé, notre passé, avec la facilité d'un coup de gomme sur un brouillon. Moi, j'ai pensé à lui chaque jour, rêvé de ce moment. Et maintenant, je me prend son désintérêt en pleine tronche.
— Ava... murmure-t-il, d'une voix qui me glace les os.
Il esquisse un sourire dépourvue de chaleur, puis reprend d'un ton rauque :
— Tu vas regretter que ce soit moi.
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