Part 4 : Un matin de juin
À la pâle lueur de la lune, j'escalade le grand mur en pierres blanches apparentes du bâtiment sud. Au deuxième étage, la fenêtre du dortoir des garçons est légèrement ouverte. Après un dernier effort, j'arrive à me hisser et m'asseoir sur son rebord.
La grande pièce est calme. Seuls des ronflements réguliers parviennent des lits alignés militairement. Le dortoir compte une cinquantaine de lits, et tous sont occupés. La plupart des étudiants loge à l'université. Comme certains travailleurs sur leur lieu de travail. Les conditions sont bien mieux que la vie souterraine dans les dédales de la ville. Le ministère accorde ce bénéfice si certains s'occupent du ménage et entretiennent les locaux le dimanche. Une vraie vie d'esclave.
Je retire mes chaussures et saute sur le parquet. Un type s'agite juste devant moi, je retiens ma respiration.
Après quelques secondes, il semble s'être rendormi. J'essuie mon front qui perle de sueur. Quelle chaleur ! Il doit faire au moins trente degrés minimums à l'intérieur. Et bon sang, qu'est-ce que ça pue une chambre de mecs !
Je marche dans l'allée et m'arrête devant l'un des lits. Son propriétaire a éjecté le drap à ses pieds. Il a glissé son bras derrière sa tête et sa bouche est entrouverte. Vêtu uniquement d'un caleçon, je prends le temps de détailler son corps fin. Sugaar est assez bien foutu, je le reconnais. Il n'a pas vraiment de pectoraux, néanmoins ses abdominaux dessinés ne laissent apparaître aucune graisse. Je m'approche un peu plus tout en avançant la main pour toucher son ventre et voir s'il est aussi dur qu'il ne le laisse paraître.
Je glisse mes iris jusqu'à son visage pour m'assurer que Sugaar dort et c'est à ce moment-là que ses paupières s'ouvrent. Son air effrayé me fait reculer.
— Putain ! Qu'est-ce que tu fais là ?! s'alarme-t-il.
Il se redresse, saisit le drap et se couvre rapidement le corps.
— J'ai besoin de toi, dis-je en me ressaisissant. Et, parle moins fort !
Il jette un coup d'œil au plafond, là où l'objectif nous scrute, accompagné de sa petite lumière rouge qui clignote doucement.
Les dortoirs sont équipés de caméras de surveillance, bien sûr, mais le type censé rester planté devant les écrans est en train de dormir comme un loir. Alors, pour l'instant, on est tranquilles.
Sugaar a l'habitude que je vienne et prenne toutes les précautions, mais cela ne l'empêche pas d'être méfiant. Ici, les tentatives d'interaction entre garçons et filles sont sévèrement punies. Les récidivistes sont envoyés à des travaux forcés et on va dire que Sugaar est un peu fainéant.
— Tu m'as foutu les jetons !
— Tu es une vraie gonzesse.
Il fronce les sourcils.
— Une gonzesse !? On aurait dit une morte devant mon matelas. Dans quelle galère tu veux encore m'entraîner ?
Je perçois un léger bruissement de tissu ainsi qu'un grincement de lattes provenant du dortoir. Je m'accroupis. Si on me voit, je suis fichue.
— Aucune. Je le jure ! dis-je en mettant mon index sur ma bouche pour qu'il baisse d'un ton.
— Mouais...
Il relève un de ses sourcils. Tout en ignorant sa mine suspicieuse, je tire sur son bras. Il ronchonne un peu, mais sort paresseusement une jambe du lit, puis la deuxième et s'assoit finalement en s'étirant, ses doigts de pieds s'écartant en éventail.
— Il est quoi cinq heures du matin... Tu vas finir par me tuer avec tes bêtises, se plaint-il.
Il se frotte les yeux, puis les ferme tandis que sa tête bascule en avant. J'attends... Il ne va pas se rendormir assis au bord du lit quand même ! Je lui donne une pichenette sur le front.
— T'fais chier !
— Dépêche-toi ! m'impatienté-je.
— Oui, oui ! Ça va. Laisse-moi cinq minutes le temps que j'émerge.
Il passe la main sur son visage. J'expire exagérément, puis en face de lui, je m'assois en tailleur à même le sol.
— Beurk, tu savais que tu avais un trou dans ton caleçon ? lui fais-je remarquer en grimaçant.
Je me penche, étire mon bras, puis glisse mon doigt à l'intérieur du coton incolore pour toucher la peau au sommet de sa cuisse. Sugaar lâche un cri de surprise tout en resserrant les jambes d'un seul coup.
— Chuuuuut ! rouspété-je.
— T'es malade ! peste-t-il.
J'émets un petit rire étouffé.
— Rhoooo, ça va. Je n'ai rien senti en plus.
— Rien senti ?! Évidemment, je... (Il s'arrête et soupire, blasé) Je dois l'emmener chez la couturière, il m'en reste plus que deux pour finir la mois.
Encore plus dégoûtant.
— On est vraiment en train de parler de tes sous-vêtements, là !? J'espère que tu les laves au moins, soufflé-je en sentant mon doigt, écœurée.
Il me dévisage, l'expression sidérée.
— Ava, tu...
— Hummm..., fait un des gars à demi-assoupi.
Si ça continue, nous allons réveiller toute la pièce.
— Allez, vite... dépêche-toi !
— OK, OK.
Il récupère son pantalon et sa blouse grise déposée sur les barreaux au pied du lit. Sugaar est un garçon qui finit sa dernière année de médecine à l'académie médicale tout comme moi. Le bâtiment des filles est en face de celui des garçons. Séparés par une route et quelques gardes, chacun a son propre dortoir et ses propres salles de cours.
Le seul bâtiment commun est la cantine. Nous nous sommes rencontrés là-bas par hasard alors que je devais nettoyer le sol du self : une punition pour avoir crocheté la serrure du garde-manger.
Lui était dans la cuisine et finissait la plonge. Il était lui aussi en colle pour un truc qu'il n'a jamais voulu m'avouer. Les deux sexes opposés ne sont pas censés se croiser. Les plages horaires sont prévues pour ça. Il faut croire que, parfois, les professeurs oublient de se concerter pour les punitions.
Nous montons à l'étage supérieur où se trouvent les salles de cours des garçons. Je l'entraîne silencieusement dans les couloirs sombres. Le briquet de mon père en guise de lampe torche.
— Je peux savoir ce que tu cherches ? me demande-t-il.
Il marche tranquille, les mains dans les poches. Sugaar dit posséder un sixième sens et l'ouïe très fine. Je crois qu'il essaie juste de crâner.
— Le labo de chimie.
— C'est la prochaine porte sur ta gauche, m'indique-t-il toujours en me suivant nonchalamment, le buste super droit alors que j'essaie de me rapetisser comme une souris.
La salle est ouverte, mais les produits sont rangés dans une grande pharmacie vitrée sous clé. L'odeur âcre de la pièce due aux nombreuses expériences est presque étourdissante.
Je sors le couteau suisse de mon paternel et tente de crocheter la serrure.
— Ava, tu ne vas pas... Tu... OK.
Chez moi, ouvrir les verrous était mon passe-temps favori. C'est devenu un véritable jeu d'enfant. En plus des lectures en tout genre, mes longs moments de solitude m'auront au moins servi à quelque chose.
— Pourquoi tu as besoin de ça ? s'enquiert mon ami en regardant le liquide brun dans le pot transparent que je lui tends.
— Tu n'as pas besoin de le savoir, éludé-je en refermant soigneusement le cadenas.
Je me retourne et je comprends qu'il ne lâchera pas facilement l'affaire.
— Tu sais très bien que tu peux te jouer de n'importe qui sauf de moi. D'ailleurs, pourquoi suis-je là ? Tu aurais pu trouver cette salle toute se...
Un bruit de pas nous parvient du couloir. Nous distinguons rapidement la lumière baladeuse d'une lampe torche. Nous nous figeons tous les deux, n'osant plus respirer. Sugaar me fait de gros yeux ronds.
— Tu es là exactement pour ça, commenté-je en lui dédiant un clin d'œil.
— Ava, non... putain, ne fais pas ça !
Je claque mon briquet et sa lumière s'éteint nous plongeant dans le noir. Les pas se rapprochent. Le surveillant entre dans la salle.
— Droite, murmuré-je.
Je remonte le col de mon t-shirt sur ma tête cachant ainsi mes cheveux et dévoilant uniquement mes yeux.
— Je vais te tuer, grince Sugaar.
— Toilettes des dortoirs, 3, 2, 1...
Je sors en trombe. Je sens Sugaar sur mes talons, nous faisons tomber deux chaises sur notre passage. Nous désorientons complètement le pion quand nous passons sur ses deux côtés. Comme prévu, je prends à droite et Sugaar à gauche en sortant de la salle de classe.
Je cours à toute vitesse dans les couloirs et me mets à rire. C'est ça que je recherche, exactement cela. L'ivresse d'une course poursuite, l'aventure, le danger... L'adrénaline.
Oui, c'est à ce moment-là que je me sens libre. Libre d'exister. Même si on m'enferme, même si ma vie n'a pas de sens et pourrait n'en avoir jamais aucun. Je veux avoir l'impression d'avoir vécu quelque chose de palpitant, d'extraordinaire.
Par chance, le surveillant ne m'a pas suivie. Je me mets à marcher et j'arpente bientôt les couloirs de l'étage inférieur. Maintenant il n'y a plus qu'à trouver les toilettes, là où doit me rejoindre Sugaar.
Une paume se pose sur ma bouche et étouffe mon cri. Un bras entoure ma taille et mon dos se plaque contre un torse sec et ferme. Je me débats comme une démente. Contrainte et forcée, on m'entraîne dans une salle carrelée : les douches.
C'est lorsque j'entaille avec mes ongles le bras de l'inconnu qu'il me libère.
— Merde ! s'enflamme-t-il.
Je me retourne, furieuse.
— Sugaar !
Il inspecte son bras.
— La vache, tu m'as fait mal !
— Tu l'as bien cherché !
Je tends la paume dans sa direction.
— Maintenant, donne-moi vite ce qui m'appartient. Le gardien a du réveiller le veilleur.
— Toi, tu vas te prendre une colle.
Il m'agite sous le nez le précieux liquide.
— Arrête de jouer les malins ! C'est à moi !
— Tu rigoles ? Qui a fait le travail en semant le pion ? Heureusement que je cours plusieurs fois par semaine et que j'ai de l'endurance, fanfaronne-t-il.
Je lève les yeux au ciel.
— Tu parles trop.
Je fais une tentative infructueuse pour récupérer mon bien. Sugaar lève son bras au-dessus de sa tête et malheureusement je suis loin d'être aussi grande que lui.
— Rends-le moi !
— Dis-moi d'abord ce que tu comptes faire de ce nitrate.
— Rien.
— Je peux rester comme ça toute la nuit et devine qui ne sera pas dans son dortoir pour ses tests obligatoires du matin... Toi !
Il a l'air vraiment déterminé et j'ai une envie féroce de le frapper.
— Joue les gamins, je m'en fous.
Je recule, puis m'assois par terre en m'appuyant contre le mur. Prenant mon mal en patience, je tourne le visage sur le côté en mordillant le bout de ma manche.
— Arrête de bouder.
Je ne réponds pas. Il soupire lourdement.
— D'abord, pourquoi tu n'as pas demandé aux filles en chimie de t'aider, continue-t-il voyant que je reste obstinément muette.
Je répartis, maussade :
— Tu sais très bien que je ne m'entends pas avec elles.
Il s'assoit en face de moi.
— Cela se comprend, vu ton sale caractère.
— Ça n'a rien à voir avec mon caractère. Elles ne m'apprécient pas, alors nous ne nous parlons pas, voilà tout. Je peux encore moins leur demander de me voler quelque chose.
— Ah, les filles entre elles...
— Ce sont des pestes.
— Tu n'es pas facile non plus.
Il ne me prend pas pour un être fragile. Il sait me remettre en place. C'est ce que j'aime chez lui. De toute façon, s'il s'apitoie sur mon sort ou s'il a envers moi un geste d'affection, je risque de le fuir. Je détesterai qu'il ait des sentiments qui dépassent l'amitié et il s'en garde bien. Je n'aimerais pas devoir le traiter comme les autres garçons de la cité.
— Alors, dis-moi. C'est quoi ton plan ?
J'hésite à le lui confier. Je n'ai jamais fait confiance au point de révéler ce qui m'anime et me fait tenir le coup au quotidien. Enfin, si, mais ça remonte à tellement longtemps et j'ai été déçue...
— Le soleil va se lever. Crache le morceau, Ivanov.
Il agite le flacon devant moi, les yeux pétillants de malice.
— C'est bon, ça va. Qu'est-ce que tu peux être énervant.
Je le regarde droit dans les yeux et je souffle un bon coup.
— Je veux explorer.
— Explorer quoi ?
Qu'il est naïf ! C'est pourtant évident.
— Tout. Voir toutes ces choses que j'ai lues en vrai.
Il plisse les yeux.
— Tu veux dire découvrir ce qui se trouve au-delà du mur, récapitule-t-il d'une voix neutre.
Je m'attendais à un chapelet de sermons, mais non, il ne s'emporte pas, ni parait surpris.
— C'est extrêmement dangereux, ajoute-t-il, calmement.
— Oui, je sais, ils nous décrivent l'extérieur comme un enfer, un désert acide, infertile et brûlant. Bla-bla-bla. Mais si l'on voit des oiseaux dans le ciel, c'est qu'il y a des animaux sur terre aussi. J'en suis persuadée.
— C'est parti pour tes idées complotistes, rigole-t-il.
— Sérieux, tu y crois toi, aux créatures mutantes dont ils nous parlent ?! Arrête ! C'est que de la science fiction !
— Qu'est-ce que tu y connais à la science fiction ?
— J'ai beaucoup lu...
Ses yeux font un arc de cercle en l'air.
— Oui, je sais, grâce à la bibliothèque secrète de ton père...
— Pourquoi tu me crois pas ? Elle existe !
— Mouais. J'attends encore de voir ce livre dont tu m'as parlé, là...
Le magicien d'Oz. Un de mes livres préférés.
— Je déteste rentrer chez moi. Tu le sais.
— Parce que ton père n'y est jamais.
Non, c'est faux. J'ai menti à mon ami. En réalité, je ne parle plus à mon père depuis plusieurs années. Depuis qu'Aden a quitté le manoir. J'ai toujours été persuadée qu'il était coupable de son départ et son engagement précipité.
Je ne lui ai jamais pardonné, mais il y a autre chose encore.
Contrairement à ce qu'on peut penser, vivre à l'université, c'est un choix. On dit que je suis capricieuse. Que là où je vis, fait de moi une privilégiée. C'est vrai ma maison est scandaleusement grande quand on pense que certains habitants vivent dans des espaces plus restreints que ma chambre ou encore dans les sous-sols de la ville.
En fait, j'ai vécu si longtemps isolée que rester plus de quelques jours à la maison m'angoisse. Je rentre que quelques heures le week-end pour m'occuper de ma mère et c'est déjà assez.
— C'est vrai, à l'extérieur, ça doit être le paradis. Comment des centaines d'ogives nucléaires auraient-elles un impact durable sur l'homme et la biodiversité, hein ?
Sugaar redresse fièrement le nez, savourant l'attention qu'il capte avec sa théorie. Un sourire narquois étire ses lèvres. Il poursuit :
— Non, c'est ridicule. Moi, je crois bien plus volontiers qu'au-delà du mur, il y a des cannibales... ou peut-être des cultistes primitifs qui vénèrent je ne sais quel dieu oublié.
Je croise les bras sous ma poitrine.
Il est clair que Sugaar se moque de moi. D'ailleurs, il se penche en avant, son regard brillant d'un éclat malicieux, et il chuchote comme s'il partageait un sombre secret :
— Attends, j'ai encore mieux ! Les expériences ratées de ton père... Tu sais, celles qu'il n'a jamais osé mentionner. Elles se sont échappées, c'est certain. Et maintenant, elles rôdent près de nos murs, affamées, prêtes à massacrer quiconque oserait mettre un pied dehors.
Il mime des doigts crochus et tord sa bouche. Je grimace d'exaspération. C'est vraiment un gosse quand il s'y met. Je rebondis :
— Tu vois ! Même toi, tu n'y crois pas. Toutes ces histoires ont été inventée. Comme la « Nuit pourpre », il y a quinze ans.
Mon ami prend un air grave.
— Il y a eu des milliers de morts ce jour là, me rappelle-t-il.
— Pourquoi tu es aussi sûr de toi ? Tu venais à peine de sortir du berceau quand ça s'est soi-disant passé. On a jamais vraiment su qui nous avait attaqué. Rien n'est répertorié.
— Je connais des gens qui ont perdu des membres de leur famille.
— Oui, dans une attaque simulée qui a mal tournée.
— À l'intérieur du Kremlin ? Pourquoi quelqu'un ferait ça ?
— Pas quelqu'un. L'état.
Ses yeux s'arrondissent de surprise. Je sais qu'il en faudra bien plus que ça pour le convaincre. Maintenant que je suis proche de la liberté, je crois que je peux me confier :
— Mon père tient un journal.
Il recule le menton, comme s'il s'attendait à que je à ce que je lui raconte d'autres mensonges. Il est vrai que je n'ai pas toujours été franche avec lui. Je mens un peu quelques fois, mais je vais lui dire toute la vérité.
— Et donc ? Il y a quoi dans ce journal, s'enquiert-il attentif malgré tout.
— Rien.
— Rien ?!
Il se marre comme une andouille. Des tics nerveux se produisent sur mon visage tant il m'énerve.
— Rien, ça ne veut pas dire rien ! m'enflammé-je.
Ce qu'il peut être terre à terre !
— Alors c'est quoi rien ? rigole-t-il de plus belle.
Je souffle par le nez.
— Rien, ça veut dire que des pages ont été arrachées. Spécialement pendant ces dates là. Pourquoi, à ton avis, elles n'y sont plus ? Tout ça c'est pour convaincre les habitants de Geneapolis que le monde extérieur est dangereux.
L'isolement prolongé et la peur de l'extérieur rendent les gens plus dociles. Je continue :
— Ils nous font croire que le Kremlin est le seul refuge pour eux. C'est ce qui nous tient en laisse malgré les privations et les abus !
Il paraît sceptique, évidemment...
— Pourquoi on partirait ? Tu n'es pas bien ici ?
— Non ! C'est une prison déguisée et ils nous mentent !
J'en peux plus de ses cérémonies qui glorifie la cité. Je m'exalte :
— Pourquoi penses-tu que l'art, la musique, la philosophie ont été bannis ?! Ils nous conditionnent depuis notre enfance à penser que c'est ce qui nous a conduit au désastre ! Mais c'est faux et rien que pour ça j'ai envie de partir.
J'étouffe, et j'en ai marre d'être enfermée, que mon destin soit tout tracé, d'avoir les pieds et les poings liés... Je veux croire à un ailleurs. Je ne veux pas crever ici. Je préfère me tromper et découvrir ce qui nous sépare du reste du monde, peu importe si mes rêves débiles me tue !
— Je suis certaine qu'on ne nous dit pas tout, dis-je dans un souffle. J'espère découvrir ce qu'est ce tout.
Je relève le menton, jamais je ne changerai d'avis. Voilà des années que je me prépare pour cela. Et maintenant que j'ai tout ce qu'il me faut, je ne reculerai devant rien ni personne.
— C'est formellement interdit de quitter les murs de la cité, me prévient sérieusement Sugaar. Et comment tu vas faire avec les caméras ?
— Je sais comment contourner le système, crois-moi.
— Je n'en doute pas.
— Tous les déserteurs ne sont jamais revenus. Ils ont sûrement réussi !
— Ils sont certainement morts, me coupe-t-il gravement.
Les hommes qui s'y risquent ne reviennent jamais effectivement. Quel état permettrait que certains divulguent qu'on nous retient prisonniers depuis des années.
Le mince filet lumineux de l'aube marque les yeux bleus de mon ami. Je m'aperçois que sa mâchoire est crispée et qu'il a resserré les poings sur ses cuisses.
— Je compte juste explorer les environs. Je reviendrai si je ne trouve vraiment rien. Personne ne remarquera mon absence.
Il affiche une moue sceptique.
— As-tu pensé aux Sentynels ?
Oui. Tous les jours. Malgré moi.
— Je serai prudente. Fais moi confiance.
Il me fixe de manière étrange et je fronce les sourcils essayant de deviner ce à quoi il pense.
— Je vais te demander quelque chose, poursuit-il, et comme c'est très rare, tu vas accepter. Si tu décides de partir, j'entends partir définitivement, viens me voir avant.
Ce mot "définitivement" me fait frissonner de la tête aux pieds.
Sugaar se lève.
— On verra, murmuré-je, décontenancée par l'ambiance solennelle qui me met mal à l'aise à présent.
Dire adieu n'est pas mon genre.
— Tu le feras, assure-t-il en me tendant le flacon.
Je le saisi et sort de la pièce avant que le soleil ne se lève.
*
* *
L'esprit ailleurs, je me prépare lentement ce matin. Je dois sauter sur place pour faire passer mes hanches dans cette foutue combinaison. Les filles de mon dortoir passent à côté de moi sans me dire bonjour. Je ne m'en offusque pas. J'ai l'habitude. Je préfère qu'elles m'ignorent, plutôt que de me retrouver dans le bureau du proviseur pour m'être battue une sempiternel fois.
Seule Emmy, me presse l'épaule.
— On se rejoint devant la cafète après le p'tit déj, Ava ?
Je hoche la tête. Emmy m'adresse la parole, mais ne déjeunera pas avec moi. Je ne lui en veux pas. Souvent plongée dans mes rêves d'évasion, je peux me montrer taciturne et peu bavarde.
C'est vrai que je n'ai pas toujours un comportement normal, mais je n'ai jamais mérité l'hostilité des autres. J'ai tout simplement arrêté d'essayer de leur sourire.
Alors que j'allais rejoindre le réfectoire, une voix s'élève dans les haut-parleurs.
« Mademoiselle Ivanov est priée de réaliser et sans délai, son analyse hebdomadaire. Elle sera interdite en classe et renvoyée au dortoir si prélèvement non exécuté. »
Quelle plaie ! Je ne suis pas la dernière à rechigner à le faire, évidemment, mais j'avoue être un sujet objecteur de conscience plutôt coriace. J'aurais dû le faire il y a trois jours déjà.
De mauvaise grâce, je m'assoie sur le matelas, m'empare du tube fin transparent relié à l'écran accroché juste au-dessus de ma table de chevet, ouvre un sachet d'aiguilles, en raccorde une au système avant de la planter dans une des veines de mon bras. Coude sur la cuisse et poing sous menton, je suis du regard le cheminement du filet rouge jusqu'au moniteur d'analyse. Pas besoin de m'identifier, mon sang et son code génétique sont décodés en un instant. Ensuite, c'est blasée et avec automatisme, que je m'oblige à répondre aux questions génériques.
Un message clignote sur le moniteur : « Ne pas retirer l'aiguille ». Enfin, il disparait et une petite lumière verte m'indique que l'examen de routine est terminé.
Les résultats sont envoyés directement au dôme.
Bref, c'est un matin comme les autres pour mon dernier jour d'école. Par cela, je veux dire : une journée banale, sans joie, sans péripéties. Pas de surprise, le taux de réussite aux examens dans l'unique université de la ville sera de 100%. L'état a besoin de travailleurs. De bons petits soldats.
Je sors du dortoir, puis du bâtiment pour rejoindre la cantine où tous doivent déjà petit-déjeuner. Je m'arrête un instant, lève mon visage vers le ciel, ferme les paupières, tout en profitant de la vitamine D qu'offre le soleil de ce beau mois de juin.
Lorsque je les rouvre, je me retrouve confrontée à deux militaires plantés devant moi et leurs mines obséquieuses.
— Ava Ivanov ?
— Euh, oui.
— Veuillez nous suivre.
Et merde...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top