Part 3 : Le pardon

Décret n°5 : Toute personne s'aventurant au-delà du mur risque sa vie et se mettre en danger signifie être l'ennemi de l'humanité.

*

Ava, 21 ans

Tout le monde n'est pas né avec des capacités exceptionnelles ou une tare. Certains ont des dons, d'autres des manques, certains jouissent d'une santé de fer, d'autres portent des maladies incurables ou génétiques.

À l'instar des Sentynels, nous n'avons pas tous la chance d'être parfaits...

Comprendre les déficiences, les défaillances et les anomalies embryonnaires furent l'objectif de la recherche scientifique du siècle dernier, surtout face aux effets des radiations. La surpopulation des villes encore debout avait atteint un tel pic qu'une seule naissance par couple marié était autorisée. Les parents, naturellement, voulaient un enfant parfait. L'obsession de la perfection a dominé les recherches pendant des décennies, allant jusqu'à permettre l'arrêt des grossesses avec embryons déformés ou défectueux. Les avortements se sont multipliés et étaient pratiqués de plus en plus tardivement.

À l'époque de son existence, l'ONU a pris conscience trop tard du déclin inéluctable de l'humanité. L'écrasante et mystérieuse machine de l'extinction était en marche et rien ni personne ne pouvait l'arrêter. Déjà, les femmes n'ovulaient quasiment plus, quantité d'entre elles mouraient en couches, nombre d'enfants naissaient morts.

Aujourd'hui, nos chercheurs ont oublié le sujet parfait pour se pencher sur la cause du décroissement de la démographie afin d'en trouver le remède pour inverser la tendance.

Mais la question reste entière : qu'est-ce qui cause véritablement cette infertilité ? La radioactivité ? Les changements climatiques ? Les traitements hormonaux ou perturbateurs endocrinien ? Ou la volonté divine ? Tout reste à prouver sauf pour le prêtre devant nous qui officie dans notre école. Selon lui, Dieu nous punit de nos actes passés. À force de vouloir contrôler la vie, de ne pas respecter ce que notre Seigneur voulait bien naturellement nous offrir, nous avons perdu le droit d'exister. Il nous faut nous repentir. Expier nos péchés. Nous devons être justes, pieux, entrer dans le moule étriqué des bons croyants engoncés dans la foi suprême. Nous devons prier pour notre salut...

Autant se mettre un nœud coulant autour du cou.

Un jour, mon père m'a expliqué que la religion est indispensable pour le bon fonctionnement d'une communauté et sa pérennité. Et, c'est sans doute de là qu'est née une nouvelle religion monothéiste : le Leviticisme qui signifie le grand pardon. À Généapolis, être croyant est une obligation.

C'est dans la nature humaine de croire en quelque chose depuis la nuit des temps. L'homme a besoin d'espérer un paradis comme redouter un enfer sans quoi sa vie serait absurde. Il a soif de connaître son origine et sa finalité. L'homme a besoin d'un guide, d'un supérieur, d'une autorité, d'un juge depuis toujours.

— ... que Dieu me pardonne, dis-je en chœur avec les autres élèves en fin de messe.

En même temps, je grimace en louchant comme une gamine avant d'être prise en flagrant délit par notre moraliste pasteur qui me réprimande du regard. Sérieusement, l'emploi du pronom "me" dans cette prière ne choque personne ? Suis-je la seule à me demander ce que Dieu pourrait bien me pardonner ? Peut-être juste le simple fait d'être née.

* *

Généapolis est entourée d'un mur d'enceinte en briques rouges de dix neuf à vingt-un mètres de haut. Ils sont renforcés par vingt imposantes tours de garde qui varient en hauteur et en style. D'ailleurs, certaines sont toujours couronnées d'étoiles rouges soviétiques.

C'est une ville construite à l'intérieur d'une ville avec ses bâtiments, ses palais et ses églises aux couleurs jadis vives, mais aujourd'hui défraîchies. Cette forteresse, le Kremlin, autrefois utilisée pour la protection des Tsars Russes est maintenant l'endroit de vie de plusieurs milliers d'hommes et de femmes. Notre université est le grand bâtiment blanc où chaque aile défend un corps de métier. Les hauts dirigeants et le Sénat occupent le Belvédère, l'édifice le plus haut de Généapolis. Ses nombreuses fenêtres étroites strient les quatre pans et la table d'orientation sur son toit terrasse permet une vue à trois cent soixante degrés sur la cité. Enfin, le dôme immaculé a été édifié au centre même de la citadelle.

La chapelle attenante à l'université est le seul endroit où tous les étudiants se regroupent. Les filles sur les bancs de gauche, les garçons à droite. Il est interdit de se parler, mais il n'est pas rare de surprendre des œillades. Communiquer avec des signes est devenu un langage, un véritable code secret que les érudits se transmettent d'année en année.

En quittant les bancs liturgiques en bois, je signe à Karel l'heure et l'endroit de notre rendez-vous. Il me répond d'un « OK » avec un sourire enjôleur et heureux. Lui aussi est en médecine. Il n'a rien d'athlétique, néanmoins il est beau garçon. Pas plus qu'un autre en réalité, personne ne sort vraiment du lot ici.

Les carillons de horloge monumentale de la Tour Spasskaya  sonne le début des cours du matin. Les filles sortent en premier. Aucun contact entre les deux sexes n'est admissible à l'université.

Notre créneau est la sortie chaque soir des élèves, comme celles des travailleurs. Les couples clandestins se fondent dans la masse des gens pressés de rentrer chez eux et il est toujours aisé de disparaître quelques minutes dans les bosquets des jardins à l'abri des caméras avant l'appel du soir. Évidemment, le risque d'être surpris rend tout cela bien plus excitant...

J'assiste au dernier cours de biologie de ma vie. Dans une semaine, j'intégrerai le dôme en tant que médecin chercheur. Mes études ont été orientées dans ce but précis. À Généapolis, tout le monde a une place bien définie, celle pour laquelle tu es naturellement doué.

Je regarde par la fenêtre et ne voit que brique partout où je pose les yeux. Les murs du Kremlin renferment des secrets historiques, des passages souterrains extraordinaires. Pour moi, ce n'est qu'un labyrinthe à souris.

Est-ce que la nature a repris ses droits sur les maisons et immeubles inhabités au-delà du grand mur en brique rouge ? Je l'espère. J'ai beau entendre tout ce qu'ils disent, je ne m'imagine pas possible que tout ce que j'ai découvert dans mes livres aient disparu. Je rêve qu'il existe des petites communautés, nichées au cœur de la forêt, aux pieds des montagnes, ou encore près de la mer... des intrépides, vivant au rythme d'aventures, sans règles ni contrôle. Des sociétés libres, loin des anciennes structures, ont forcément dû se reconstruire, je suis convaincue. 

Je ne sais pas comment les 3 autres cités se sont organisées : peut-être dans des conditions encore pires, ou peut-être mieux, mais une chose est sûre, les murs ici représentent pour moi une véritable prison.

— Tu es encore dans la lune, Ava, me signale Emmy, assise à côté de moi.

— Absolument pas, réponds-je en reportant mon attention sur mon classeur.

Le professeur dispense son cours avec passion. Il est naturellement fait pour ce métier.

— Tu as reçu ton pass pour le dôme ce matin ? J'étais toute excitée. Par contre, je déteste la photo dessus. On dirait que je fais plus vieille.

Emmy et sa phobie de vieillir... Elle rejette sa queue de cheval dans son dos. Ses cheveux auburn sont sublimes.

— Oui, super génial..., après la prison de l'internat, la loi du silence au dôme.

Lors de notre dernière année, on nous fait signer une version modernisée du serment d'Hippocrate, dont quelques lignes nous sont rappelées :

«... je tairai mes expériences et mes découvertes pour le bien de l'humanité. Le Dôme est silence et à l'extérieur, son intérieur n'existe plus...»

J'ai signé d'un simple X. J'ai eu droit à une colle.

— Arrête de faire ta rabat-joie, au moins on pourra parler aux garçons en toute liberté.

Je n'ai pas réellement attendu ma nomination au Dôme pour faire cela. Emmy est la seule qui m'adresse la parole. Évidemment, la fille de l'éminent « sadique » ne fait pas l'unanimité. Disons que je m'entends beaucoup mieux avec la gent masculine.

En sortant du dernier cours du soir, je me dirige, avec d'autres étudiants, vers l'une des cinq portes du Kremlin. Celle à côté des grands jardins, où la tour est la plus haute et impressionnante. J'imagine les Sentynels vivre dans l'une d'elles, mais d'autres assurent qu'ils se cachent dans les murailles elles-mêmes, quant certains logent dans le Palais des Armes. Ces êtres mystérieux sont les gardiens de la ville, les gardiens de la Vie. Si tu as le malheur d'en croiser un de près, cela signifie que tu t'es aventuré hors des murs de Généapolis, ou que, bien sûr, tu as ovulé... c'est une tout autre histoire.

Certaines femmes qui ont eu à s'accoupler avec les hybrides, les décrivent en des termes terribles : dominants, brutaux... tandis que d'autres les considèrent plus magnifiques que des anges. Certaines restent envoûtées.

Toute représentation d'eux, même sous la forme d'un simple dessin, est interdite. D'ailleurs, ils transitent par des souverains menant au dôme ou dans les murailles de la ville. Comme si préserver le mystère était indispensable pour n'effrayer personne. Mais moi, je sais qu'au moins l'un d'entre eux est d'une beauté que nul garçon de la cité ne serait égaler...

Les hommes les voient seulement comme des instruments de reproductions ou comme des simples créatures dressées qui retournent dans leur cage une fois leur tâche accomplie.

Pour ma part, je pense que nous, simples mortels, ne les intéressons guère, ce qui explique pourquoi nous ne les rencontrons jamais.

Je rejoins mon point de rendez-vous, où Karel m'attend déjà. Nous nous dissimulons derrière l'une des grandes branches mortes d'un sapin. Il m'enlace aussitôt et ses lèvres trouvent les miennes sans attendre. Nous nous embrassons longtemps. J'évite toute discussion inutile.

Il rompt le baiser et, doucement, ses mains m'enserrent les joues. Ma bouche doit ressembler à celle d'un poisson. J'ignore ce qui lui prend alors qu'il cherche mon regard.

— Je crois que je suis amoureux.

— Ah oui ? Et de qui ? lui réponds-je en fixant sur sa droite les toits de l'ancienne église en forme de glace italienne décolorée.

C'est fou de penser qu'elle faisait partie du patrimoine mondial. Quand la survie de l'homme est en jeu, plus aucune œuvre n'a de valeur.

Le rire un peu enfantin de Karel me malmène les tympans. Je ne suis pas attiré par son physique androgyne non plus. J'ai vécu longtemps avec un garçon qui était son total opposé, si bien que tous les autres me semblent petits. Faibles. Passables.

— Ava, regarde-moi à la fin, insiste Karel.

Mes yeux rencontrent la pâleur des siens.

— Je suis amoureux de toi, évidemment.

J'ai l'impression qu'il m'a lancé un seau d'eau froide en plein visage, mon corps devient aussi dur que du béton. Je me dégage rapidement et le considère de la tête aux pieds.

— Tu es complètement frappé ! On s'embrasse, c'est tout. Il n'a jamais été question de tomber amoureux !

Aucunement décontenancé, il dépose un genou à terre me donnant droit à une vision d'horreur. Je panique.

— Voilà un an déjà...

Je l'arrête sur le champ en agrippant son épaule.

— Lève-toi ou je crie !

Il se redresse, surpris. Dans ces moments-là, faire preuve de tact ne servirait à rien, autant retirer le sparadrap d'un coup sec.

— Sais-tu combien d'autres garçons j'ai embrassé cette année ?

— Je le sais parfaitement.

— Super !

J'opère un demi tour, mais il me coupe dans mon élan.

— Trois gars du bâtiment agricole, deux du textile, un en mécanique...

— D'accord, d'accord, c'est bon...

Pas de jugement hâtif, OK ! Aujourd'hui, c'est une fille pour dix garçons. Certaines d'entre nous ont eu le malheur d'être porteuses et peu sont revenues. Les mecs sont faciles à avoir, il n'y a que l'embarras du choix, et c'est bien aisé quand tu as besoin d'eux.

— Je suis tout de même ton favori, non ?  Tu es stérile, et c'est super !

C'est devenue presque une qualité dans cette cité... parce que les filles qui sont appelées au Dôme sont souvent très jeunes et certaines n'en reviennent pas. J'ai 21 ans et ne jamais avoir ovulé signifie qu'il y a peu de chance que ça m'arrive un jour.

— Je voulais que l'on remplisse une demande d'union, continue Karel. Enfin, si tu es d'accord.

Un mariage ?! Explicitement, c'est ce qu'une union surveillée signifie. Le seul droit de vivre une histoire stérile sous contrôle.

Des restrictions et des tests chaque jour plus intrusifs et fréquents ? Non merci. Je préfère de loin vivre une vie faite de petites aventures excitantes plutôt que m'enchaîner à un homme et aux protocoles que cela implique. Au moins, de ce côté-là, je suis libre de choisir.

— Karel, je t'apprécie, mais ce genre de vie n'est pas pour moi.

Il paraît vraiment déçu, mais que puis-je y faire ? Il connait bien ma réputation. La fille du fameux scientifique fou dingo ne s'attache à personne. On dit que je fais ça pour rendre mon paternel furax. Si c'était vraiment le cas, je ferais bien pire encore... Simplement, je n'aime personne. Enfin, je n'y arrive pas. En tout cas, pas assez pour m'engager à vie avec quelqu'un. Et puis, à quoi bon, la vie d'une femme ici peut basculer à tout moment.

L'épée de Damoclès réside au dessus de nos têtes, malgré tout.

— Tu as pensé à prendre ce que je t'ai demandé ? me risqué-je en feintant un sourire.

Karel est un expert en chimie et j'ai besoin d'un produit provenant du laboratoire de l'université. Il s'empourpre d'un seul coup.

— Tu te sers de moi ! éructe-t-il soudain.

— Pas du tout... enfin si, mais toi aussi, tu te sers de moi !

— Je... je quoi ? me sonde-t-il, la mine atterrée.

— Je te laisse m'embrasser et en échange, tu me donnes ce dont j'ai besoin. C'est du donnant donnant, non ? Attends... Ne me dis pas que tu n'as rien remarqué...

Ses yeux s'embrasent de colère.

— Arrête ça, Ava !

— Quoi ?

— Arrête de me regarder comme si j'étais un débile profond.

— Moi ? Je fais ça ?

Il se met à tourner en rond, les deux mains sur sa tête. Il me fatigue, et en plus, il va finir par nous faire repérer.

— Tu es folle ! Voilà, c'est ça, tu es complètement folle !

Je hausse les épaules.

— Peut-être un peu, admets-je sérieusement.

Oui, avec ce que j'envisage de faire, je dois sûrement être barrée.

— C'est fini alors ? me réinterroge-t-il, l'espoir à peine perceptible.

Je comprends son désarroi. Il a perdu une année avec moi. Bien entendu, vu le nombre de filles de son âge qui reste, les possibilités s'amenuisent jour après jour. Mais, c'est sa faute aussi, je ne lui ai jamais rien promis.

— Oui.

Je ne m'excuse pas et quitte notre cachette en le plantant là. Mon pardon de demain à la messe servira à cela.

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