Part 27 : Thérapie
PRÉSENT
Aden, 25 ans
Dans la forêt, près du couvent de Sainte Hélène
Le sol est meuble sous mes pas, détrempé par les pluies diluviennes qui se sont abattues cette nuit comme une colère divine, et l'odeur de terre humide se mêle à celle des feuilles en décomposition. Autour de nous, la forêt s'étire, sans fin.
Un combat se livre à l'intérieur de moi. La colère engendre la haine, puis la violence, voilà pourquoi ce mec, qui boite devant moi, j'ai envie de le buter.
Sugaar...
Il ne pense qu'à Ava, sans cesse, ni répit. Je perçois son envie de la revoir, de l'effleurer, de lui parler. Son excitation frénétique avive mon désir de lui ôter la vie. Alors c'est ça, dans sa vision prophétique, il tombait amoureux...
Je fixe sa nuque que j'imagine briser de mes mains. Une brûlure naît dans mon bide et s'ajoute à la fureur qui m'habite depuis que j'ai senti cet hybride sur notre piste.
— Nous rejoignons le chemin du « pèlerinage », n'est-ce pas ? s'informe-t-il.
— Ta gueule et avance plus vite.
Je sens sa déception. Mes lèvres laissent passer un grognement sourd. Puis sa soumission. Il presse le pas.
Les émotions instinctives sont plus intenses que les paroles ou les actes. Elles s'expriment en un million de fois plus vite et plus de codes qu'il existe de mots pour les décrire. Régir ses propres émotions est un combat. Gérer continuellement celles des autres est un suicide...
Le bout de mes doigts fourmille. Je les serre dans mes poings tremblants. Je déteste cette intrusion mentale que la nature m'oblige à vivre, plus aiguisée au fil du temps. Parce que cet homme repense à elle. Encore et encore. En de nombreuses façons possibles.
Sous la docilité et la crainte, je sens l'appréhension se mélangeant à l'attente, l'admiration se confondant avec l'amour... Ça se structure comme si je voyais le visage d'Ava. J'en connais bien trop chaque facette.
Je ne vois pas la figure de mon détenu, vu qu'il marche devant moi. Seulement juste avant qu'il n'ouvre la bouche, je reçois des stimulus cognitifs plus prononcés et pénibles. Leur échelle me permet de reconnaître un mensonge ou encore de comprendre le manque flagrant de détachement que mon captif essaie de me faire avaler à présent.
— Tu n'as absolument pas changé tes desseins, lance-t-il. Tu la conduis à une mort certaine. Tu le sais au moins ?
Sans autre forme de procès, je l'attrape par les cheveux et le ramène en arrière. Il pousse un étouffement rauque lorsque son dos s'écrase contre le tronc d'arbre sur ma droite.
Je pivote pour me placer face à lui.
— Tu ne comprends pas ma langue ! J'ai dit : ferme-la !
Ses émotions permutent à une vitesse folle. Plus l'être est intelligent, plus elles s'adaptent avec efficacité. Cela s'appelle la lucidité.
Ses yeux bleus exorbités ne quittent pas les miens. Son visage se décompose pendant que mes rétines me brûlent. Une couleur chaude les remplit. Chauffant aussi mon corps et mes muscles qui se tendent un à un.
— Tu... Tu... Je peux vous aider, baragouine-t-il. Il le faut. Elle a besoin de moi.
Pourquoi les gens discutent ? Ils n'en ont pas l'utilité, en tout cas avec moi. Évidemment, je sais ce que je dois faire. Je ne suis juste pas encore prêt.
Je suis en pleine thérapie.
— Je fais ce qu'il faut pour modifier la prophétie, lui indiqué-je de mauvaise grâce. Alors je te préviens, tiens-toi à l'écart. Ne l'approche pas. Tu fais partie des contaminants.
C'est à dire ceux qui pourraient modifier la prophétie par des actes qui iraient à l'encontre du destin décrit.
Sugaar relève le menton. Merde, ne joue pas les rebelles avec moi !
— Nous serons donc deux dans le périmètre, argue-t-il d'une voix d'homme courageux.
— Il n'en restera plus qu'un si tu oses perturber le cycle.
— Je le jure sur ce que j'ai de plus cher, je ne désire que le bien d'Ava.
L'assurance de ses propos aurait convaincu la Terre entière. Pas moi. Je sens les trucs profonds, enfouis, les choses narcissiques que l'on ne s'avoue même pas à soi-même.
Je considère ses fringues plus proches d'une tenue pour se rendre à la messe que celle de rando, puis la gourde en aluminium qui pend près de son flanc.
— Qu'as-tu de plus cher ? l'interrogé-je, dans le but de faire parler ses sentiments.
Il défroisse les sourcils et me balance, yeux dans les yeux :
— La Vie.
Pas de mensonge, mais la vie à deux sens à Généapolis... Son sens le plus strict et ensuite, Ava, la mère de l'humanité. Il est malin.
Je renifle. Je le hais.
— Tu es prévenu. Crois-moi, tu préféreras voir ta tête rouler sur le sol plutôt que je te laisse là.
Je ne suis plus l'homme de notre première rencontre, aveuglé par le déni. J'ai accepté mon destin et mes sentiments comme une malédiction. Même si tout est clair dans mon esprit, je lutte encore avec pour seule motivation : détruire Primus. Je me prépare à ce combat depuis longtemps, c'est le seul objectif qui ait du sens. Je n'ai plus de place pour les émotions. Quiconque se dressera sur mon chemin mourra.
J'ouvre la porte monacale, et pousse Sugaar sous la voûte du monastère de Sainte-Hélène. L'air entre par le patio pour s'échapper par la porte de sortie derrière moi. Je dégage ma capuche en arrière et sens une brise légèrement fraîche parcourir mon visage. Je prends une longue inspiration. J'ai conscience que c'est la dernière fois que le vent me paraîtra aussi froid et bon. Grand paradoxe quand on considère ce lieu pourri jusqu'à l'os.
« Est-elle là ? Me parlera-t-elle ? Comprendra-t-elle ? », sens-je chez mon prisonnier. Il s'agite de la retrouver et angoisse.
Je dois le pousser pour qu'il avance, mais le toucher me répugne. Ses tourments me rendent fou.
— Elle ne te pardonnera jamais, fais-je écho à ses pensées rien que pour le torturer un peu plus.
Elle va lui poser des questions de merde et à ces questions, il ne pourra pas y répondre sans mentir.
— C'est fini les mensonges, objecte-t-il, bravement.
— C'est ça. Avance, dis-je en serrant les dents.
Il se déplace, puis passe à travers le groupe qui nous attend et qui s'écarte pour nous laisser le champ libre. Je souhaite nous placer en retrait, le temps que l'équipe soit au complet.
— Quand se barre-t-on d'ici ? demande Deneb, qui rejoint notre marche.
Il est agité, impatient, agacé de rester terrer entre ses murs, il ne supporte pas d'être ici. S'il savait que, comme lui, je serais capable de brûler cet endroit pour seulement enterrer mes plus récents souvenirs.
Ava qui soupire, Ava qui respire, Ava qui jouit.
C'est entêtant.
Nous sommes aux abords des frontières polonaises, une fois passées, personne ne pourra faire demi-tour. Nous traverserons une zone de danger et rencontrerons des hommes fous, des loups, des ours en passant par des animaux les plus venimeux, des mutants affamés, ça grouille de pourritures partout.
J'examine brièvement Deneb et sans répondre à sa question, je poursuis mon chemin. Mais, il me colle aux basques.
D'un coup d'œil, je le vois ramener ses mèches cendrées derrière ses oreilles. Il paraît frustré, mais au fond, il est des plus désemparés.
— Calme-toi..., lui intimé-je.
— Je ne suis pas calme et tu sais parfaitement pourquoi ! fulmine-t-il.
Sa propre tension se niche dans mon ventre. Deneb vient se placer en travers de notre chemin. Main sur la hanche, il me dévisage avec une de ses expressions de faiblesse qu'aucune âme ne lui connaît. Ses épaules sont de moins en moins symétriques. Il se repose sur le pied droit trop souvent. Son dos le fait souffrir, mais il le cache. Sauf à moi, évidemment, il ne le peut pas.
Je l'épie et jauge sa douleur.
— Arrête de m'analyser de cette façon ! peste-t-il.
Des traits plus austères gagnent son visage. Lui aussi fuit son passé. Il souffre, c'est dans sa tête, dans son corps.
— Reste là, lui conseillé-je. Tu ne pourras pas suivre notre allure.
Il renifle bruyamment.
— Tu me prends pour qui ?! Un vieillard ?
— Qu'importe ce que tu es, tu vas nous ralentir.
— T'es vraiment un connard quand tu t'y mets.
Je bloque un sourire sans joie. Qu'il risque sa vie, si cela lui chante après tout. Cet hospice était le dernier endroit sécurisé du continent, où il aurait pu trouver la sérénité, l'oubli qu'il cherche tant. Ensuite, ça se gâte, nous n'aurons aucun répit. Nous sommes plus d'une dizaine d'hommes et de femmes, si la moitié s'en sort, ce sera un miracle. Deneb est un grand garçon, il connaît les risques aussi bien que moi.
Je force mon prisonnier à s'arrêter près d'un des piliers qui soutient l'étage au fond de la cour. Comme fous, ses yeux cherchent Ava. Je suis à deux doigts de le frapper lorsque Deneb se penche et me souffle à l'oreille.
— Je ne veux pas crever ici !
Ce filet amer et plein de tension déclenche des frissons qui remontent dans ma colonne vertébrale.
Je me redresse, examine les traits tirés du Sentynel blanc, pour sa tenue et son manteau propre aux défenseurs de la Terre. Au fil du temps et des saisons, il est devenu mon ami, mais chacune de ses vagues de rage, de déchirement et de mélancolie me glace les os.
— Je sais.
— Alors aide-moi encore une fois, se plaint-il tout bas.
Ai-je le choix ? Oui. Pourtant, je lui donne ce qu'il veut. Je le répare comme un objet défaillant. Je pose un voile sur sa douleur mentale, son défaitisme. Mais comment apaiser de tels maux... J'aurais beau atténuer la rage et la mélancolie si son corps meurtris est au bord de la rupture, ça ne changera rien.
C'est de l'eau dans un seau percé, mais je le soulage, lui donne du courage et il m'épuise. C'est comme cela que ça marche entre nous. Finalement, c'est peut-être lui qui va me tuer.
Nos compagnons nous rejoignent et des sœurs passent à nos côtés. Ils sont trop dans les parages, leur esprits grouillant que je n'arrive plus à supporter, je sens la gerbe me gagner.
— Qu'as-tu fabriqué ? demande Cosma de mauvais poil. Je pensais que tu étais parti pour le buter, pas nous le ramener.
— Terrare n'a pas eu le temps de préparer son goûter pour la route, raille Deneb, rasséréné.
L'otage réagit en se crispant de la racine des cheveux jusqu'aux orteils. Je n'ai aucune envie de rire.
— Ramenez Ava, ordonné-je. Nous partons.
Enfin...
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